Carmel

10 Juillet 1895 – Tou-sai-wè

 

Ma révérende et très honorée Mère.

Paix et très humble salut en Notre Seigneur dont la volonté toujours adorable nous a imposé un bien douloureux sacrifice en rappelant à lui l'âme de notre chère Sr José­phine, Françoise, Anna de Jésus, professe du Carmel de Laval et l'une des fondatrices de notre monastère. Elle était âgée de 01 ans 6 mois, avait 38 ans de vie religieuse et 26 ans de Chine.

Notre chère Sr Anna de Jésus naquit près de Fougères dans le diocèse de Rennes, d'une famille honorable et très chrétienne. Elle perdit ses parents de bonne heure, et fut élevée par une pieuse tante qui eut pour elle les soins et l'amour d'une mère. Dès sa plus tendre enfance, la foi jeta de profondes racines dans son jeune coeur. Plus tard de bonnes lectures firent croître en elle une solide piété, et bientôt elle sentit naî­tre le désir de la vie religieuse. Son confesseur l'adressa à nos Mères du Carmel du Mans qui n'ayant pas alors besoin de postulantes pour elles-mêmes, la gardèrent néan­moins au tour, en vue d'une fondation qu'elles projetaient de faire à Laval.

La fondation de Laval ayant eu lieu le 21 Novembre 1856, notre chère Sr Anna y fut envoyée dès le 15 Janvier 1857. Les premiers temps de sa vie religieuse furent laborieux : nature prompte, très active, ardente, impressionnable, elle eut beaucoup de peine à se plier à la discipline religieuse et à l'austérité de notre genre^de vie. Mais, dès le début, on remarqua en elle ce dévouement qui ne comptait jamais avec ses forces, ce respect profond de l'autorité, cette confiance en ceux qui lui tenaient la place de Dieu, et cet esprit de prière qui en s'accroissant en elle, devaient en faire un secours précieux pour ses prieures et pour sa communauté.

Dès qu'il fut question d'une fondation en pays de mission, ma Sr Anna fut une des premières à concevoir un vif désir d'en faire partie. On n'accueillit d'abord sa demande que par un refus formulé de manière à lui ôter tout espoir. Ma Sr Anna se soumit religieusement; néanmoins elle garda au fond du coeur une profonde con­viction que Notre Seigneur la voulait en Chine, et que le moment venu, il saurait bien changer les volontés. Ce fut en effet ce qui arriva... et elle en fut au comble de la joie. Elle fit donc partie de cette petite phalange qui quitta le Carmel de Laval le 12 Dé­cembre 1868, s'embarqua à Marseille le 19 et arriva à Shang-hai le 3 Février 1869. Son dévouement et son savoir-faire furent d'un grand secours à la fondation naissante. D'un champ elle sut faire un jardin, et pendant bien des années elle soigna les mala­des avec cette charité douce, aimable et fraternelle qui faisait qu'aux jours de souf­frances, chacune était heureuse de l'avoir près de soi.

Le moment vint où le Seigneur la mit elle-même à l'épreuve. Elle fut atteinte d'une congestion qui se porta sur les yeux, et l'on hésita pendant quelque temps à lui en arracher un pour sauver l'autre. Pendant que dura cette alternative, elle demeura calme, abandonnée à ce que déciderait l'obéissance, ne voulant point avoir de pensée personnelle. Il fut décidé que l'opération projetée n'aurait pas lieu. Mais il lui fallut renoncer pour toujours à toute occupation un peu appliquante. Elle ne pouvait plus remplir les offices de robière ni même d'infirmière dans lesquels pendant si long­temps elle s'était dépensée pour sa chère communauté. On lui donna la charge de portière qu'elle remplit ainsi que celle de jardinière avec le plus grand dévouement jusqu'à sa dernière maladie. Prenant toujours pour elle ce qu'il y avait de plus pé­nible dans la maison, il lui semblait que tout ce qui était fatigue ou ennui devait lui revenir de droit. La lecture lui fut longtemps impossible. Une soeur la lui faisait aux heures réglées; néanmoins elle assistait toujours à l'office divin. Grâce à son excellente mémoire, elle savait par coeur la plupart des psaumes, et le choeur lui rappelait le mat qu'elle eût pu oublier. Après plusieurs années, elle recouvra assez de lumière pour pouvoir lire pendant quelques instants, ce qui fut pour elle une très grande consola­tion. Remplie d'amour pour notre sainte règle, elle avait demandé à Dieu la grâce de pouvoir l'observer dans toute sa rigueur jusqu'à la fin de sa vie. Cette grâce lui fut accordée; car elle jeûnait encore la veille du jour où elle tomba malade pour ne plus se relever.

Sa prière et sa pénitence étaient vraiment apostoliques. Elle les offrait sans cesse pour le salut des âmes. Les intérêts de la gloire de Dieu la touchaient vivement, et son âme généreuse n'eût reculé, pour la procurer, devant aucun sacrifice. Sa foi était très vive et quand elle priait, elle ne connaissait pas le «toute, elle s'adressait à Notre Seigneur ou aux Saints pour les plus petites choses comme pour les grandes, et sa joie naïve, quand elle était exaucée, ce qui était très fréquent, a souvent fait une de nos meilleures et plus édifiantes récréations.

Pendant sa dernière retraite, vers la fin de Janvier, elle sentit un jour à la sainte communion, que le sacrifice de sa vie lui était demandé, et elle le fit généreusement et sans hésiter, reconnaissante de cet avertissement qui est une grâce que Dieu ne fait ordinairement qu'à ses plus intimes amis. Cette retraite sembla l'avoir transformée.

La pensée de s'unir à Dieu, et d'ôter tous les obstacles qui pouvaient retarder ou diminuer cette union, fut désormais la seule qui la préoccupât.

Depuis la fin de l'été précédent, ma Sr Anna avait de temps en temps de forts accès de fièvre ; puis elle se remettait et reprenait la vie ordinaire. Un de ces accès lui survint le premier dimanche de Carême, et le lendemain matin, il lui fut impos­sible de se lever. Nous la finies transporter à l'infirmerie. Les remèdes ordonnés n'eurent d'abord aucun résultat, et peu après l'on reconnut qu'elle était atteinte d'une forte fièvre typhoïde. Durant tout le cours de cette longue maladie de sept semaines, elle montra toujours la plus entière soumission à la volonté de Dieu. Elle n'avait sur les lèvres que l'expression de la reconnaissance. Sa paix paraissait complète. On sentait que son coeur restait uni à son Dieu. Abandonnée à tout ce que l'on voulait d'elle, elle ne demandait rien et ne témoignait aucun désir.

Quand nous lui parlâmes de recevoir les derniers Sacrements, elle nous en expri­ma son bonheur, et resta si tranquille qu'il semblait que nous ne lui eussions causé aucu­ne émotion. Elle avait alors sa pleine connaissance. Ce fut seulement pendant la Semaine Sainte, quand à la typhoïde succéda une phtisie, qu'elle commença à avoir un peu de délire, délire calme et doux comme un rêve paisible. Le plus souvent, elle parlait de choses pieuses ou des travaux dans lesquels elle se dépensait pour sa communauté.

La semaine de Pâques, la lucidité lui revint, bien qu'elle fût alors beaucoup plus affaiblie. Le Saint Viatique lui fut souvent renouvelé, et quoiqu'elle en eût un très- grand désir, là encore elle s'abandonna entièrement, et pendant tout le cours de sa maladie et pour toutes choses, elle pratiqua ce conseil de S. François de Sales : ne rien demander, ne rien refuser. Elle parlait peu; mais son coeur était ardent. Un soir elle nous dit : «Oh ! ma Mère, il faut que je m'abîme en Dieu !» D'autres fois : «Comment remercier Dieu de tant de grâces !» Une nuit, elle parut effrayée, parla du démon... L'infirmière lui jeta de l'eau bénite; elle dit alors avec énergie : «Il ne faut pas se laisser vaincre,» puis elle se calma. Ce fut la seule fois qu'elle parut tentée. Pendant tout le cours de sa maladie, elle ne manifesta aucune crainte de la mort ni du jugement. Son calme et sa confiance paraissaient sans nuage. Une nuit aussi qu'elle souffrait beaucoup, elle dit : «C'est comme un Calvaire !» — «Oui, reprit l'infirmière, mais Notre Seigneur y est avec vous.» — «Montons au Calvaire !» ajouta-t-elle alors avec force... Ce fut presque l'unique fois qu'elle parla de ses souffrances qui devaient pourtant être bien grandes; mais elle ne s'en plaignait point quoique par nature elle fût très sensible à la douleur.

Le dimanche de Quasimodo, les symptômes d'une fin prochaine s'étant manifestés, nous fîmes avertir notre confesseur qui eut la bonté de venir réciter avec nous les prières des agonisants. Néanmoins ce n'était pas encore la fin. Le lendemain vers 10 h. 3/t commença l'agonie. Nous fîmes de nouveau prévenir notre Père confesseur, et il eut la charité de revenir prier auprès d'elle et de lui renouveler la sainte absolution. L'agonie se prolongeant, il dut se retirer. Vingt minutes plus tard, vers midi 3/4, elle fit un léger mouvement de tête, puis trois paisibles soupirs... Son âme nous avait quittées pour aller vers son Dieu... Toute la communauté était présente... Après sa mort, sa figure demeura si calme, si pieuse qu'on eût dit qu'elle priait encore... Cette expression fut remarquée de ceux qui la virent à la grille du choeur. «Cette religieuse semble faire encore ce qu'elle a fait toute sa vie, disait-on, elle prie...» L'enterrement eut lieu le mercredi matin. Le R. Père Recteur de Zi-ka-wei, accompagné de trois autres Pères, vint y présider et faire les absoutes. Notre si chère Sr Anna repose dans notre enclos, derrière la statue de Notre Dame de Lourdes, près de la croix du cimetière, vis-à-vis de notre bonne et regrettée Mère Sophie... C'est là que nous espérons aller nous-mêmes attendre avec elle la résurrection générale...

Nous avons la douce confiance que cette âme droite et généreuse a reçu un accueil favorable de Celui qu'elle a tant aimé; nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter par grâce aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix, celle des six Pater et quelques invocations à la Sainte Famille et à notre S'e Mère Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui aimons à nous dire, avec le plus reli­gieux respect,

Ma très révérende Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Sr Marie de Jésus,

R. C. I.

De notre Monastère de S' Joseph des Carmélites de Tou-sai-wè près Shang-hai, le 10 Juillet 1895.

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