Carmel

10 Janvier 1893 – Périgeux

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, au moment où nous venions de célébrer la fête de tous les Saints, a voulu associer à leur glorieux triomphe, nous en avons la confiance, l'âme de notre très honorée et bien aimée Mère Françoise- Noémi-Thérèse de Jésus, professe de La Rochelle, une des cinq religieuses fondatrices de notre Carmel, âgée de cinquante-trois ans et cinq mois, et de religion vingt-huit ans et quatre mois.

Celle dont la perte impose à notre Carmel un si douloureux sacrifice avait eu d'abord la pensée de demander qu'on ne lui fît point de circulaire ; mais la grâce de ce simple et doux abandon qui marqua ses derniers jours d'un si touchant caractère, lui inspira ensuite de s'en remettre simplement à ce qui nous paraîtrait le meilleur. Ce sera une consolation pour nous de vous faire partager, ma Révérende Mère, l'édification que nous ont donnée sa pieuse vie et sa sainte mort.

Notre chère Mère Thérèse de Jésus appartenait à l'une des plus anciennes et des plus honorables familles de l'Aunis. L'un de ses grands-pères, diplomate distingué, avait fourni comme ambassadeur une brillante carrière ; mais la sainteté de son aïeule paternelle eut sans doute sur son avenir une influence plus bienfaisante. Cette vénérable dame, objet d'un véritable culte de la part de ses enfants et petits-enfants, appartenait au Tiers-Ordre du Carmel et s'y sanctifia si bien qu'elle mourut en odeur de sainteté. Il nous est permis de croire que la protection de cette sainte aïeule ne fut point étrangère à la vocation de sa petite-fille. Le père de notre chère Mère était aussi un de ces chrétiens d'antique race, élevé à l'école de ce respect de l'autorité qui va, hélas ! se perdant parmi nous ; un de ces hommes de devoir et de principes, incapables de transiger avec leurs convictions en quelque ordre de choses que ce soit. L'épreuve ne manqua pas à ce vaillant chrétien : après quelques années à peine de la plus heureuse union, quand trois petits enfants charmaient son foyer, la jeune mère fut enlevée tout à coup par une mort prématurée. La petite Noémi, alors âgée de trois ans, ne garda de cette mère à peine entrevue que comme le souvenir d'une vision fugitive ; mais elle en reçut en héritage cette grâce attachante et cette amabilité pleine de charme qui lui valurent dans le cours de sa vie tant de sympathies.

Resté seul pour élever ses trois enfants, le père de notre bonne Mère les entoura des tendresses et des sollicitudes d'une vraie mère, tout en faisant présider à leur éducation cette sage et chrétienne austérité de principes qui devient si rare de nos jours. On ne peut dire la profonde vénération et l'ardente tendresse que les bontés de ce père gravèrent dans l'âme de sa chère fille, el qui furent, avec l'affection qu'elle partagea entre sa soeur aînée et son frère plus jeune, les plus vifs sentiments de son coeur.

L'éducation des deux soeurs fut confiée aux religieuses Ursulines de Chavagnes, qui avaient à La Rochelle un florissant pensionnat. Un vicaire général du diocèse, prêtre d'une ardente piété et d'une rare distinction, donnait à cette maison une excellente direction, et des maîtresses pleines de vertus et de talents secondaient son zèle et formaient admirablement l'élite de jeunes filles confiée à leurs soins. Notre bonne mère Thérèse goûta ces précieux avantages et garda toute sa vie pour cette chère Maison le plus reconnaissant attachement. Elle-même fut tendrement aimée de ses maîtresses et de ses compagnes. Elle était, enfant, ce qu'elle devait être toute sa vie : douce, gracieuse, aimable, et d'une suave candeur. Seul son amour passionné pour la vérité la faisait entrer parfois dans de naïves indignations ; elle ne pouvait souffrir tout ce qui avait l'ombre même d'une apparence de mensonge. Une soeur converse lui ayant fait à je ne sais quelle question une de ces réponses vagues comme on en fait parfois aux enfants, la petite Noémi, la voyant communier le lendemain, s'écria, indignée : « Eh ! quoi ! elle m'a menti hier soir et elle communie ce matin!...» Dans ces rencontres, sa grande consolation, en même temps que sa suprême menace, était de dire: « Enfin, au jugement dernier, on saura bien la vérité... »

Ce qui grava dans le coeur de la pensionnaire le plus reconnaissant souvenir pour son cher pensionnat, ce fut le soin avec lequel on y préparait les élèves au grand acte de la première Communion. Rien n'était négligé pour que ces jeunes âmes apportassent à cette première rencontre de Jésus les dispositions qui en font souvent l'heure décisive de toute une vie. Noémi y apportait en outre une angélique pureté d'âme, un coeur naturellement incliné à la piété et une entière docilité aux impressions de la grâce ; aussi les délices qu'elle y goûta furent-elles inoubliables. Notre Seigneur lui dit, dans l'intimité de l'union eucharistique, le doux secret de sa vocation, et, au soir de cette belle journée, la petite communiante était déjà dans son coeur la fiancée de Jésus.

A partir de ce moment, la jeune fille n'eut plus un regard pour le monde, où tout pourtant lui souriait, et quand, les années de pension achevées, elle se retrouva dans sa famille, auprès de ce père aussi chéri que vénéré, de cette soeur qui était comme une autre elle-même tant il y avait entre leurs âmes d'intimité et de tendresse, entourée des relations les plus aimables et les plus affectueuses, elle eût voulu pourtant ne pas s'attarder un instant au milieu de ces joies si douces. Mais la volonté de son respectable père lui imposa un délai, et il lui fut dit qu'à vingt-cinq ans seulement elle obtiendrait un consentement à son entrée en religion. Ces années d'attente furent tout entières dépensées au service de Dieu. Visiter les pauvres, instruire les enfants, édifier par de nombreuses bonnes oeuvres la petite paroisse où se trouvait la propriété de famille, chanter les louanges de Dieu avec la douce et pure voix que le Ciel lui avait donnée, telles étaient au dehors ses occupations favorites. Au-dedans , elle était l'âme de la famille et le lien de tous les coeurs. Quelques amis de son père ne pouvaient croire qu'une si gracieuse jeune fille dût ensevelir dans un cloître ses attrayantes qualités ; l'un d'eux, parlant un jour dans ce sens, elle, avec cette naïve aisance et cette candide simplicité qui lui permettaient de tout dire, s'approcha et répondit : « Vous êtes vraiment bien aimable de me trouver à votre goût, mais sachez que je voudrais avoir bien plus de charmes encore pour tout sacrifier à Celui à qui je veux plaire uniquement. »

Un moment elle fut indécise sur le choix de l'Ordre qu'elle devait embrasser ; mais son âme généreuse voulait la vie dans laquelle elle trouverait le plus d'union à Dieu et la plus complète immolation pour sa gloire. Le Carmel lui fut bientôt montré comme réalisant cet idéal, et son grand amour pour notre Mère Sainte-Thérèse acheva de la déterminer. Déjà tout enfant, on l'avait vue un jour, pendant une lecture de classe où l'on parlait de la Réforme du Carmel, comme saisie d'un pressentiment soudain, s'écrier en bondissant de joie, au grand étonnement de ses petites compagnes : « Le Carmel et sainte Thérèse ! ô mon Dieu, quel bonheur ! » Le pressentiment allait se réaliser. Le Carmel de La Rochelle venait d'être fondé ; elle y fut acceptée avec bonheur.

Ses vingt-cinq ans accomplis, elle redemanda humblement, mais fermement à son respectable père le consentement promis. Nous avons sous les yeux la touchante lettre par laquelle cet admirable chrétien consentait à un sacrifice qui était pour son coeur le plus cruel des déchirements : « Chère enfant, lui disait-il, je te donne le consentement le plus complet qu'il me soit possible de te donner dans l'état où se trouve mon coeur... » Que ma bénédiction la plus paternelle et la plus tendre t'accompagne toujours... oui. fille chérie, je te bénis le coeur brisé, il est vrai, mais plein d'espérance que ton sacrifice et le mien seront féconds en fruits de salut pour toute notre famille. »

Ce fut le 3 juin, sous les auspices du Sacré-Coeur, que la postulante franchit le seuil du Carmel. Elle avait passé en prière la nuit qui précéda son entrée, en compagnie de l'une de ses cousines germaines, qui devait être plus tard religieuse, puis supérieure du fervent monastère de la Visitation de notre ville ; coïncidence qui ne fut pas dans la suite sans influence sur la fondation de notre Carmel. Cette nuit fut comme la veillée des armes avant le grand combat du lendemain, combat si terrible pour le coeur de la postulante qu'elle avoua plus tard qu'en s'arrachant des bras de son père bien aimé, elle avait cru mourir. Toutefois, on eût dit que le Seigneur ne se laissait point toucher par la générosité d'un tel sacrifice ; à peine la porte de clôture fut-elle refermée qu'une sorte d'agonie s'empara de son âme. Amertumes, dégoûts, répugnances, peines intérieures de toutes sortes, tel fut son unique partage pendant toute la durée de son postulat et de son noviciat. Dieu seul a pu compter ses luttes intimes, toujours suivies de victoires, car quelque répugnance que res­sentît sa nature pour une vie où tout la crucifiait, les guides de son âme lui disant que là était pour elle la volonté de Dieu, la courageuse novice ne défaillit jamais et ne cessa de s'attacher avec une indomptable énergie à l'accomplissement de cette volonté crucifiante. Au dehors, elle se montrait fidèle et fervente, immolant généreusement tout à son Dieu, Souvent, quand arrivait un message de sa soeur si tendrement chérie, elle priait sa maîtresse des Novices de le garder plusieurs jours avant de le lui remettre, ou même de le brûler sans lui en donner connaissance. L'heure bénie de la profession, qui est pour tant d'âmes un moment d'inexprimable allégresse, fut pour elle le signal d'un redouble­ment de souffrances intimes, et sa retraite de dix jours, une véritable agonie. Ce fut donc uniquement sur la croix que se consomma l'union de cette âme généreuse avec le divin Époux qui l'appelait à sa suite. Il devait d'ailleurs la dédommager plus tard en lui faisant goûter à son service le plus pur bonheur. Elle fit ses voeux encore le 3 juin, fête du Sacré- Coeur, de ce Coeur « auquel je dois tout », écrivait-elle dans une note intime. Nous verrons que ce fut Lui encore qui devait s'ouvrir pour la recevoir à son heure dernière.

L'office de portière fut bientôt confié à la jeune professe. Elle s'en acquitta avec ce dévoûment sans borne à sa communauté qui fut toujours un de ses traits distinctifs, mettant à son service son activité, son intelligence, son crédit auprès de Dieu et les relations de famille et d'amitié qu'elle avait dans la ville. « Là où est ma soeur Thérèse, disait-on, tout abonde.» Il semblait que ni Dieu ni les hommes ne pouvaient rien lui refuser, tant il y avait de grâce dans ses demandes et de naïve confiance dans ses prières.

Bientôt la croix lui fut présentée sous une forme nouvelle. Sa santé, frêle et délicate dans son enfance, avait été fortifiée par les soins assidus de son père, et, à en juger par les apparences, elle était florissante lorsque la chère novice prononça ses saints voeux ; mais, au fond, son courage et son amour seuls la soutenaient. Que de souffrances ne lui coûta pas la pauvre nourriture du Carmel ! L'assistance à Matines lui était un supplice ; nous nous rappelons la compassion qu'elle nous inspirait lorsque nous la voyions lutter contre l'inexorable sommeil qui l'accablait malgré elle. La nature vaincue ne tarda pas à succomber ; la jeune professe fut atteinte d'une fièvre d'un caractère étrange qui devait faire de sa vie pendant vingt-cinq ans, un long martyre. Mais ni les souffrances de l'âme ni celles du corps n'abattaient son courage et n'altéraient sa sérénité ; son visage portait toujours l'empreinte de la plus joyeuse humeur, et on remarquait qu'elle n'avait jamais l'air plus aimable que quand quelque contrariété ou quelque traverse survenait.

Malgré sa mauvaise santé, elle remplit pendant trois ans la charge de Prieure, et y montra le zèle et le dévouement à sa communauté qui ont toujours, nous l'avons dit, caractérisé sa vie religieuse. Notre Seigneur allait bientôt offrir à ce dévouement un aliment nouveau.

En 1882 eut lieu la fondation de notre Carmel. C'était la première qui naissait depuis que les fatals décrets de 1880 avaient jeté tant d'alarmes dans les communautés de France. Cette courageuse initiative était digne du grand coeur et de la foi intrépide de notre vénérable Évêque. Nous avons souvent entendu raconter à la pieuse Bienfaitrice qui, l'une des premières, proposa à Monseigneur la fondation d'un Carmel dans sa ville épiscopale, que le saint Prélat lui répondit aussitôt : « Oui, certainement ; nous sommes dans un temps où l'on ne saurait trop multiplier les maisons de prière ; c'est parce qu'on a fermé des couvents que je veux en ouvrir un. Je suis d'ailleurs enchanté de prouver ainsi que l'Eglise est forte, que l'Eglise n'a pas peur... C'est dans le temps des persécutions les plus violentes que beaucoup de ses plus grandes oeuvres ont pris naissance... Oui, c'est à cette heure que je veux un Carmel dans ma ville épiscopale, et frappant la terre d'une petite canne qu'il tenait à la main, le bon Evêque ajoutait en sou­riant: je veux jouer ce tour au diable. » La fondation fut donc résolue et s'accomplit au mois de septembre, quelques jours seulement avant la date glorieuse où notre saint Ordre célébra, avec tant de bonheur et d'enthousiasme, le troisième Centenaire de la mort de notre Mère Sainte Thérèse.

La Mère Thérèse fut choisie pour une des pierres fondamentales du nouveau Carmel et désignée pour la charge de Dépositaire. En donnant son amour et son dévouement à l'oeuvre qui commençait, elle garda un grand attachement pour le berceau de sa vie religieuse. Plus tard, maîtresse des novices, elle aimait à parler à ses novices des religieux exemples qu'elle y avait admirés, et les lettres touchantes que nous ont adressées, à l'occasion de sa mort, nos chères Mères et Soeurs de La Rochelle, montrent aussi quel pieux souvenir ont laissé dans sa Maison de profession les aimables vertus de la Mère Thérèse.

Nous ne pouvons ici passer sous silence le fraternel accueil que reçut, à son arrivée à Périgueux, notre petite colonie dans le cher Monastère de la Visitation, encore tout embaumé des vertus de la jeune Supérieure qu'une mort prématurée venait de lui ravir et qui n'était autre que la cousine germaine de notre bonne Mère Thérèse de Jésus. Ainsi que nous l'avons dit déjà dans la circulaire de notre chère Soeur Emmanuel, nous goûtâmes pendant plusieurs jours dans cette sainte Maison les charmes d'une inoubliable hospitalité, et quand, notre petit couvent provisoire étant préparé pour nous recevoir, nous dûmes nous séparer des pieuses Visitandines, il y avait entre l'antique communauté et le petit Carmel qui naissait une union indestructible cimentée dans le coeur de Jésus.

La mission de la Dépositaire fut aisée pendant les premiers temps de notre fondation, largement pourvue alors des ressources nécessaires. Mais ce n'est pas dans la prospérité matérielle que se consolident les oeuvres de Dieu, et nos âmes avaient le pressentiment que la Providence leur réservait une condition de succès plus surnaturelle. La pieuse Dépositaire avait demandé à Dieu que notre communauté eût la grâce d'être pauvre ; elle fut exaucée. Un champ plus actif s'ouvrit alors devant elle. Rien ne lui coûtait pour essayer de créer des ressources à sa communauté, au point que son zèle pouvait parfois paraître presque téméraire; mais si grande était sa joie quand elle obtenait quelques secours ! et si touchante sa reconnaissance envers nos bienfaiteurs ! Elle avait le don de la leur exprimer dans des termes qui attiraient souvent de nouveaux bienfaits.

Ce fut alors aussi que nous fîmes la douce expérience des maternelles sollicitudes de la Providence, et que de fois n'ont-elles pas fait monter à nos yeux les larmes de la reconnaissance !... Notre bonne Mère Dépositaire, avec sa foi confiante à transporter des montagnes, en fut souvent l'instrument ou l'objet.

Faisant un jour les comptes de fin du mois, elle cherchait à rassembler l'argent nécessaire pour payer le lendemain le compte du boulanger, et venait de renverser sur sa table toute la monnaie contenue dans une petite boîte de carton parfaitement lisse, qui resta bien vide. L'argent compté, il manquait vingt francs pour faire la somme nécessaire. La Mère Dépositaire retourne à son coffre pour voir si elle n'aurait point oublié quelque pièce ici ou là ; mais rien ; elle revient à la table ; quelle n'est pas sa surprise de trouver, au fond de la petite boîte de carton, juste un louis de vingt francs !...

Le Seigneur parfois la traitait en enfant gâtée. Un jour que, malade comme elle l'était presque toujours, elle se sentait un grand dégoût pour toute nourriture, « Mon Dieu, dit-elle intérieurement, il me semble que si vous vouliez m'envoyer une sardine, je la mangerais volontiers ; » elle avait à peine achevé cette muette prière qu'une personne du voisinage sonnait à la porte et déposait en aumône une sardine. La chère Mère était aussi provisoire, et comme nous traversions à ce moment la cuisine : « Voyez, nous dit-elle, comme Notre Seigneur est bon ; je lui ai demandé une sardine, Il me l'envoie à l'instant. »

Ces traits sont pris entre bien d'autres.

Si la pauvreté, qui devint tout à coup notre partage, nous fit doucement expérimenter les sollicitudes de la divine Providence, elle eut aussi l'avantage de nous faire de mieux en mieux connaître le grand coeur de notre Evêque. Bon pour nous dès le début, il le fut plus que jamais alors. Loin d'être déconcerté du revers qui enlevait à l'oeuvre naissante ses principales ressources, il daigna bénir et encourager l'humble confiance qui, grâce à Dieu, n'avait jamais abandonné nos âmes ; il aima de plus en plus son petit Carmel, le soutint et le protégea de mille manières. Aussi, quoique notre humble fondation tienne assurément un rang bien modeste à côté des grandes oeuvres de son glorieux épiscopat, nous osons dire qu'elle est une de celles où ont le plus brillé l'intrépidité de sa foi et la hauteur de ses vues surnaturelles. Nous ne sortons pas de notre sujet, ma Révérende Mère, en nous laissant aller ici à cet épanchement de notre filiale reconnaissance, car celle dont nous vous retraçons la vie partageait vivement avec nous le sentiment que nous exprimons, et elle ne tarissait pas sur ce sujet...

Pleine d'amour pour son Dieu, la Mère Thérèse de Jésus avait besoin de travailler à le faire aimer. Outre le Noviciat que nous lui avions confié et dont elle s'occupait avec zèle, le Seigneur lui fournit souvent des occasions d'exercer ce même zèle au dehors. Tout d'abord il s'adressait aux membres de sa famille si aimée. On se rappelle l'espérance exprimée par son vénérable père dans la lettre où il lui accordait le consentement à son entrée en religion : Notre bonne Mère était encore toute jeune religieuse et déjà ce res­pectable vieillard se mit pour ainsi dire sous la conduite spirituelle de sa fille, lui parlant des affaires de son âme et suivant, jusqu'à sa mort, avec une docilité d'enfant, les avis de celle qu'il aimait à appeler « sa chère petite Carmélite ». Que n'aurions-nous pas à dire aussi, si la discrétion nous le permettait, de la douce et persuasive influence qu'exerçait la chère Mère sur les autres membres de sa famille ! Les larmes qu'ils versent aujourd'hui pourraient dire plus éloquemment que nous la place que tenait parmi eux, quoique cachée sous les grilles du cloître, cette soeur et cette tante si justement aimée.

Cette religieuse amabilité, qui rendait la chère Mère si sympathique à ceux qui l'approchaient, lui fournit aussi le moyen de faire souvent du bien aux personnes qui fréquentaient notre monastère. Sachant combien sa conversation avait le don de rendre la piété attrayante et de porter au service de Dieu, nous aimions à nous faire souvent remplacer par elle au parloir, et elle y fut utile à bien des âmes.

Mais l'apostolat extérieur ne peut être qu'un accessoire dans la vie de la Carmélite ; c'est surtout par la prière, la souffrance et le sacrifice qu'elle doit atteindre les âmes. Le zèle est le fruit de l'amour, et l'amour s'alimente par le sacrifice. La part du sacrifice et de la souffrance fut grande dans la vie de notre bonne Mère. Dès le début, sa vie religieuse fut marquée de cette empreinte : elle s'offrit tout entière en holocauste à une intention qui lui était chère entre toutes. Plus lard elle demanda ardemment à Notre

Seigneur de « la faire marcher par la voie qui devait l'unir le plus intimement à Lui », et qui ne sait que cette voie est toujours « la voie royale de la Croix ? » Quand elle fut Prieure à La Rochelle, elle adressa à Dieu une prière par laquelle elle demandait que pas un des jours de son priorat ne s'écoulât sans être marqué de quelque humiliation ou de quelque souffrance.— Peu de mois avant sa mort, elle avouait à une personne amie qu'elle avait depuis longtemps livré son corps à Dieu, afin qu'il le martyrisât suivant son bon plaisir. Ses souffrances physiques furent en effet, nous l'avons dit, à peu près continuelles pendant vingt-sept ans. Ses souffrances intérieures furent grandes aussi à certains moments. Chose étrange, cette âme, qui semblait faite toute de confiance naïve et presque enfantine, était surtout tourmentée par la crainte ; dans les derniers temps de sa vie seulement elle put arriver à en prendre le dessus. L'extrême impressionnabilité de sa nature et l'ardeur de son imagination lui fournirent aussi ample matière de lutte et de souffrance. Enfin l'épreuve sous bien des formes ne lui manqua pas. Mais quoi d'étonnant ? Elle s'était tant de fois offerte à Dieu pour souffrir ! Éprise de l'amour de Dieu et de l'amour des âmes, altérée de leur salut, nous voyons dans ses notes de retraite et autres papiers intimes qu'elle se mettait sans cesse à la disposition de son divin Époux, lui demandant à tout prix une union intime avec Lui et la grâce de sauver beaucoup d'âmes. Elle s'offrait surtout pour quelques-unes qui lui étaient plus particulièrement chères.

Au milieu de ses diverses épreuves, son heureux et charmant caractère ne cessa jamais d'être plein d'entrain et de gaité, et elle eut le don bien rare de garder jusque dans la maturité de la vie cette naïve candeur et cette expansion confiante qui sont d'ordinaire le seul apanage de la jeunesse. Son gracieux visage en portait lui-même le reflet dans le charme de son sourire et la pureté de son front.

Cependant notre bonne mère s'acheminait doucement, sans que nous nous en doutions, vers le terme de sa carrière. Sa santé avait paru s'améliorer un peu quand nous avions échangé notre étroite maison provisoire contre notre monastère et le vaste enclos où l'on respire un air si pur. Il y a environ dix-huit mois des douleurs névralgiques la firent beaucoup souffrir ; mais personne ne pouvait soupçonner le mal nouveau et inexorable qui dès lors commençait à miner sourdement ses forces. Elle-même ne s'en doutait pas, mais elle avait intérieurement une sorte de pressentiment de sa fin prochaine et en parlait souvent. Elle avait plusieurs fois, en ces derniers temps, renouvelé à Dieu l'offrande de sa vie pour de grandes intentions chères à son coeur et à sa foi. Pendant la dernière retraite qui nous fut prêchée par un saint Religieux de la Compagnie de Jésus, tout dévoué au bien de nos âmes, elle fit avec une grande ferveur sa préparation à la mort. Nous remarquions en elle un plus vif besoin de prière et d'union à Notre Seigneur. Nous étions surtout frappée de son attrait croissant pour les mystères de la Passion. Quelque fatiguée et souffrante qu'elle fût, elle ne manquait presque jamais de faire son chemin de croix après Compiles, retardant pour cela un repos bien nécessaire- Dieu la préparait au dernier passage, mais nous ne pensions pas qu'il dût être si proche. Au mois de septembre seulement, notre dévoué Docteur, qui par ses soins habiles avait su prolonger jusque là cette chère existence, constata la présence d'un mal cette fois, hélas ! sans remède. Dès-lors commença pour la chère malade un enchaînement de grâces et d'attentions si délicates de la Providence que nous ne pouvons, sans une profonde émotion, en repasser le cours dans notre mémoire.

Nous venions à peine d'être fixée sur la gravité de l'état de notre chère malade, lorsque cette douce Providence de Dieu permit que Monseigneur l'Évêque du Puy, autrefois notre Supérieur au diocèse de La Rochelle dont il était vicaire-général, traversant Périgueux pour se rendre dans son diocèse au retour d'un voyage, voulut bien s'arrêter quelques heures dans notre humble Carmel, où il retrouve quelques-unes de ses anciennes filles auxquelles il daigne conserver un bienveillant intérêt. Nous lui fîmes part de la cruelle certitude où nous étions depuis quelques jours au sujet de la Mère Thérèse. Il connaissait à fond son âme, ayant été longtemps son directeur, et se sentit inspiré de l'avertir de l'imminence du danger et de la préparer à la mort. Il nous serait impossible de vous redire, ma Révérende Mère, combien la chère Mère sortit rayonnante de son entretien avec le vénérable Prélat. « Monseigneur du Puy m'a dit que j'allais mourir, répétait-elle, que je suis heureuse ! » On eût dit qu'on venait de la convier à la plus radieuse des fêtes.

A partir de ce moment ses forces déclinèrent rapidement, mais en même temps le travail de la grâce s'accentua dans son âme et les tendres sollicitudes de Notre Seigneur se multiplièrent à son égard. Le divin Maître semblait avoir à coeur de ne refuser aucune consolation à sa fidèle Épouse. Elle avait dit souvent à notre vénéré Père confesseur, Monseigneur le premier Vicaire-général, qui, malgré ses importantes fonctions, prodigue à notre petit Carmel les soins d'un dévouement et d'une charité qui nous confondent : « Mon Père, vous m'assisterez à la mort, je l'ai demandé à Notre Seigneur », car elle avait en lui, comme nous toutes, la plus filiale confiance. Notre bon Père la combla, en effet, de tous les secours qu'une âme religieuse peut ambitionner. Dès qu'elle ne fut plus en état de se rendre au confessionnal et au choeur, il entrait la confesser et lui apportait plusieurs fois par semaine la sainte Communion. Elle aimait à ce que nous aidions à sa préparation en lui faisant, avant ses communions, quelque courte lecture. Elle goûtait surtout les méditations de Bossuet sur le discours après la Cène. Le jour de la fête de notre Mère sainte Thérèse, elle reçut la sainte Communion. Elle aurait aimé à recevoir aussi en ce jour l'Extrême-Onction, qu'elle désirait ardemment et qu'elle nous suppliait de ne pas trop différer. Bien que le mal s'aggravât, le danger ne nous parut pas assez imminent. Mais le mardi 18 octobre, jour cher au Carmel de France , nous ne crûmes pas devoir retarder davantage ; elle conjurait avec de si touchantes instances qu'on lui procurât cette grâce pendant qu'elle était encore en état de s'y mieux préparer et d'en mieux recueillir tous les fruits !

Elle goûta un indicible bonheur â entendre la traduction des belles prières de notre Manuel, depuis le psaume que récite la communauté en entrant à l'infirmerie et dont ce verset mettait des larmes d'attendrissement dans ses yeux : « Dominus opem ferat illi super lectum doloris ejns , etc »... jusqu'à cette admirable oraison qui termine la cérémonie : « Que le Seigneur Jésus-Christ soit auprès de vous

pour vous défendre ; au dedans de vous pour vous rétablir ; autour de vous pour vous conserver ; devant vous pour vous conduire ; derrière vous pour vous garder ; au-dessus de vous pour vous bénir. » Rien d'édifiant comme sa ferveur et sa joie pendant la cérémonie. Elle y répondit à toutes les prières. Elle nous avait suppliée de ne point l'interrompre quand elle demanderait pardon à la Communauté. Avec le plus grand calme et la plus vraie humilité, d'une voix claire et forte, elle multiplia ses touchantes accusations, que nous dûmes lui laisser poursuivre jusqu'au bout pour ne pas la contrister. Notre vénéré Père mit le sceau à la préparation de la chère malade par quelques-unes de ces paroles pleines d'onction dont sa tendre piété a le secret. Les grâces du Sacrement inondèrent l'âme de notre bonne Mère ; l'application des indulgences de l'Ordre y mit le comble.

Rien ne peut donner une idée du bonheur qu'elle ressentit après la cérémonie. Elle ne tarissait pas sur la surabondance de paix et de joie qu'elle lui avait apportée : «Je suis la plus heureuse des créatures », répétait-elle, et, aimable et gaie jusqu'à la fin, elle ajoutait : Si le bon Dieu me guérit, je ne manquerai pas désormais, en souhaitant la bonne année à tous mes parents et amis, d'ajouter : Je vous souhaite aussi l'Extrême-Onction ». Comme il arrive d'ordinaire, le Sacrement apporta un peu d'amélioration dans l'état physique de la malade ; elle se prit à croire qu'elle guérirait peut-être et nous demanda ce que nous en pensions. Notre devoir fut de lui dire toute la vérité, quelque douloureuse qu'elle pût être à notre coeur ; la chère Mère nous en remercia avec effusion. « Que je suis heureuse, dit elle ensuite à ses infirmières, notre Mère m'a dit que certainement je mourrai bientôt. »

Quelques jours auparavant elle avait écrit à Monseigneur pour lui demander « la permission de mourir». Sa Grandeur daigna venir Elle-même encourager et bénir la chère malade, qui épancha une dernière fois son âme dans celle de ce Pontife et Père si vénéré. Monseigneur sortit ému d'auprès d'elle.

Cependant la marche de la maladie s'accélérait, et en même temps le Seigneur semblait se hâter de mûrir par les plus chauds rayons de sa grâce le beau fruit qu'il allait cueillir. On ne voyait rien que de saint et de parfait auprès de ce lit de douleur. La sérénité de la chère malade était simple et paisible. Elle, si vive par caractère, était devenue d'une patience, d'une douceur qui pénétrait. Son obéissance était celle d'une enfant. A toutes les questions charitables de ses infirmières sur ce qui pourrait lui procurer quelque sou-

lagement, sa réponse était toujours : « Ce que notre Mère voudra ; comme notre Mère décidera. » Elle se soumit une fois, sans laisser paraître la moindre répugnance, à un arrangement que nous croyions de nature à la soulager, mais qui lui coûtait extrêmement. Sa fidélité à la moindre des pratiques de la sainte pauvreté ne se démentit pas un instant, non plus que son exactitude pour les plus légères observances. Jusqu'à la fin, et quand elle avait à peine la force de soulever sa main défaillante, elle n'eût pas pris une cuillerée d'eau sans faire le signe de croix en usage, et avec une piété si touchante que nous sommes encore attendries en nous le rappelant.

Pas une ombre de trouble n'effleura la limpide et sereine tranquillité de son âme ; elle allait à Dieu avec un bonheur calme et une paix sans nuage. Un jour, nous trouvant seule auprès d'elle , l'émotion nous gagna et nous fîmes quelque allusion à la douleur qu'allait nous causer la séparation, après une union de tant d'années où tout nous avait été commun, peines et joies, travaux et sollicitudes ; mais elle, plus forte que nous, répondit : « Ah! si on pensait à cela on s'affai­blirait... Mais il faut regarder le Ciel ! » Pourtant elle aimait tant son Carmel ! « Que je suis heureuse, disait elle, de mourir dans une communauté où règne l'union, la charité, l'esprit de famille... Que c'est doux !» Nous lui demandâmes quelle prière elle adresserait à Dieu pour la communauté quand elle serait au Ciel : « Je demanderai, répondit-elle, que l'union et la charité y règnent toujours comme aujourd'hui », et après un moment de réflexion, elle ajouta : « Puis je demanderai un grand esprit de foi. »

La chère Mère avait dit en parlant de la fête de la Toussaint qui approchait : « Ce serait un beau jour pour mourir. » Ce jour-là, Notre-Seigneur excita encore son désir du Ciel en permettant qu'à la distribution des billets de la fête, il lui échût en partage cette Béatitude : « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu. » Mais IL se réservait de l'appeler à Lui au jour spécialement consacré à honorer son divin Coeur.

Sa grande faiblesse causait souvent à la chère malade de longues somnolences. Après les vêpres du jour de la Toussaint, toutes nos soeurs entrèrent à l'infirmerie encore revêtues de leurs manteaux; elle se réveillait à ce moment, et se voyant entourée de toutes ses soeurs elle eut une douce explosion de joie et trouva pour chacune, surtout pour ses chères novices, un aimable sourire et une parole affectueuse ; ce furent ses adieux à la communauté. Ce même jour elle renouvela ses saints voeux entre nos mains avec une grande ferveur. Elle souffrait beaucoup, mais ne perdait rien de la parfaite lucidité de son esprit, non plus que de l'angélique sérénité de son âme. Le mercredi elle communia encore en viatique. Le lendemain jeudi notre vénéré Père entra dans la journée pour lui renouveler, avec la communauté, les prières du manuel déjà deux fois dites. Il l'exhorta, la bénit et lui donna encore l'absolution. La difficulté qu'elle avait eue la veille à avaler la sainte Hostie ne permit pas de lui renouveler le saint Viatique ; mais la communion éternelle approchait...

Dans la journée nous reçûmes pour elle deux lettres dans lesquelles deux âmes qui l'intéressaient vivement, à des titres divers, pour lesquelles elle avait beaucoup prié, et auxquelles elle avait écrit de sa propre main de touchants adieux, lui envoyaient la promesse qu'elles se rendraient à ce qu'elle avait désiré d'elles pour leur bien; nous lui fîmes ces consolantes commissions. Elle joignit alors les mains, et levant les yeux au ciel arec une expression que nous n'oublierons jamais, elle s'écria: « Quelle grâce! ô mon

Dieu, merci ! Oh ! non, ce n'est pas trop de mourir pour une pareille grâce ! »

Les forces de la chère mourante déclinaient de plus en plus. Nous nous succédions auprès d'elle, priant sans interruption et l'entourant de toute notre religieuse tendresse. Pour elle, elle demeurait calme et unie à Dieu, baisant souvent son crucifix et les pieux objets qu'on lui présentait, invoquant le saint Nom de Jésus, et appelant doucement à son aide « Marie sa bonne Mère ».

Jusqu'à la fin le divin Maître eut pour elle des délicatesses de mère. Il y a quelques années, contemplant une statuette en cire de l'Enfant Jésus, elle avait dit : «  Oh ! je vous en prie, quand je serai au moment de la mort, qu'on m'apporte le petit Jésus, je n'aurai plus peur en pensant que c'est Lui qui va me juger. » Nous avions toutes oublié l'expression de ce désir ; mais Notre-Seigneur s'en souvenait : Nous possédons depuis quelque temps, grâce à la délicate charité de l'un de nos chers Carmels, la reproduction en cire de l'Enfant Jésus Roi qui fut l'instrument de tant de grâces pour notre Vénérable Soeur Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune. Pendant que nous entourions toutes notre bien-aimée mourante, la Mère Sous-Prieure eut l'inspiration de nous demander d'apporter dans son infirmerie la statuette du divin petit Roi ; on la mit au pied de son lit. Quand elle l'aperçut, elle eut une exclamation pleine de tendresse :

« 0 mon petit Jésus ! » Il eut son dernier sourire ; ses yeux semblèrent ensuite ne plus rien voir de la terre, mais la souriante image du divin Enfant resta devant elle comme pour protéger et rendre plus doux encore son dernier soupir.

Après Complies nous lui renouvelâmes pour la cinquième fois les prières de la recommandation de l'âme. Aussitôt Matines la communauté revint encore prier près d'elle. L'agonie était commencée, mais douce et paisible, et la chère Mère conser­vait sa pleine connaissance. Profitant d'un moment où elle paraissait moins accablée, nous lui suggérâmes d'unir de nouveau le sacrifice de sa vie à celui de Notre- Seigneur ; elle répondit avec ferveur. Puis nous lui dîmes : « Vous offrez votre vie, n'est-ce pas, pour la sainte Eglise,., pour notre saint Père le Pape... pour le diocèse... pour la France... pour la communauté... pour votre chère famille... » A chacune de ces paroles elle répondit encore arec une grande ferveur. Nous ajou­tâmes : « Enfin pour tous les intérêts de la plus grande gloire de Dieu.. »  Réu­nissant alors toutes ses forces, avec un accent où sembla passer toute son âme et tout son amour, elle répondit : « Oh ! oui... » Puis elle prononça distinctement le saint nom de Jésus ; ce fut sa dernière parole... Nous aimons à penser que le Seigneur a exaucé l'ardent désir qu'avait sa fidèle épouse de mourir dans l'acte du pur amour si bien formulé par ses dernières paroles... En effet, quelques instants après, comme la communauté achevait de réciter, les bras en croix, le Salve Regina, aux derniers mots de cette douce prière et quand à peine venait de commencer la première heure du premier vendredi du mois, notre chère Mère Thérèse de Jésus, entourée de toutes ses soeurs, rendit son âme à Dieu si doucement que, bien que penchée vers elle, à peine pûmes-nous saisir son dernier soupir.

Le soir, le lendemain et le surlendemain, sa chère dépouille, exposée à la grille de notre choeur, y fut visitée par un grand nombre de personnes. On dut presque constam­ment faire passer les objets de piété que chacun voulait y faire toucher. Des croix, des couronnes, des gerbes de fleurs furent envoyées par les nombreux amis de notre Carmel, qui nous donnaient en même temps les marques de la plus vive sympathie. Il fut aussi bien touchant de voir la soeur et les deux nièces de notre bonne Mère venir épancher leur douleur auprès de ses restes mortels, et ranimer, en même temps, leur foi d'ardentes chrétiennes en contemplant la douce majesté de celle qui les avait tant aimées et qui demeure à jamais leur tendre protectrice au Ciel. Monsieur son frère vint aussi lui rendre les derniers devoirs de sa fraternelle amitié. Nous sommes certaine de donner une consolation à l'âme aimante de notre bonne Mère Thérèse de Jésus en vous demandant, ma Révérende Mère , une prière à toutes les intentions de cette honorable et si chrétienne famille.

Nous eûmes la consolation de conserver pendant soixante heures notre chère défunte sans que la moindre altération parût sur ses traits.

Les obsèques, qui eurent lieu le dimanche 6 novembre, à une heure, ressemblèrent plus à une fête du Ciel qu'à une cérémonie funèbre. Non-seulement notre chapelle, mais ses abords, étaient pleins comme aux jours de nos plus grandes fêtes. Monseigneur le premier Vicaire général, notre vénéré Père confesseur, présida la cérémonie, et répandit les dernières bénédictions de l'Eglise sur les restes mortels de celle dont il avait entouré la vie et la mort de tant de paternelle bonté. Monseigneur le second Vicaire général, également plein de bonté pour nous, assistait à la cérémonie; nous eûmes la consolation d'y voir aussi le clergé de notre paroisse, si dévoué au Carmel, plusieurs curés de la ville, les aumôniers des diverses communautés, quelques autres ecclésiastiques, enfin Messieurs les Directeurs du Grand Séminaire, auprès desquels nous trouvons toujours une si grande bienveillance. Monsieur le Supérieur nous avait donné de cette bienveil­lance une marque nouvelle en permettant que les chants liturgiques fussent exécutés par les Séminaristes. Enfin le clergé était si nombreux que nous nous aperçûmes trop tard que le nombre maximum d'ecclésiastiques indiqué par le Cérémonial pour l'entrée dans la clôture se trouvait dépassé.

Ce fut un émouvant spectacle de voir cette longue procession dé prêtres, se déroulant dans notre vaste enclos pour accompagner notre chère Mère jusqu'à l'humble tombe où nous avons la consolation de la conserver, et d'aller chaque jour prier pour sa chère âme en attendant l'éternelle réunion. — Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider à remercier Dieu de cette dernière grâce, qui nous cause un si grand bonheur, et à remercier aussi par la prière tous les amis et bienfaiteurs, à des titres divers, qui nous témoignent tant de dévoûment et de charité.

Nos Révérendes Mères d'Orléans ont bien voulu, dans leur circulaire des premiers jours de novembre, réclamer déjà, de notre part, les suffrages de l'Ordre- pour notre chère Mère Thérèse de Jésus. Nous vous prions aujourd'hui, en sollicitant votre indulgence pour l'envoi si tardif de cette circulaire, de vouloir bien y ajouter une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, celles du Chemin de la Croix, et quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à Notre- Dame du Sacré-Coeur et à notre Mère sainte Thérèse. Nous osons espérer que celle que nous pleurons, dont l'âme si pure n'avait pas, croyons-nous, perdu la blancheur de son Baptême, jouit déjà des joies de la Patrie; mais, s'il en est ainsi, la Très-Sainte Vierge, entre les mains de qui elle avait tout remis, disposera de ces pieux suffrages, et son coeur reconnaissant vous en saura gré.

Nous vous en remercions nous aussi en nous disant, au pied de la Croix, avec le plus religieux respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie des Anges, R. C. IND.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus et du Coeur Immaculé de Marie, sous la protection de notre Père Saint Joseph, de Saint Jean et de Sainte Madeleine, des Carmélites de Périgueux, le 10 janvier 1893.

 

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