Carmel

10 décembre 1894 – Mangalore

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'imposer à nos coeurs un sacrifice très douloureusement senti en retirant du milieu de nous notre bien-aimée Soeur Thérèse de Jésus, première fleur, pure et modeste que le Céleste Jardinier est venu cueillir dans notre Carmel Indien, samedi dernier 1er décembre, jour où nous célébrions l'octave de Notre Père saint Jean de la Croix, si cher à son coeur filialement attaché à tout l'Ordre. Il lui avait été échu comme patron du mois.

 Notre chère Soeur, Professe du Carmel de Pau, était âgée de 54 ans un mois et quelques jours, et de religion au Carmel 31 ans.

 Dans l'exil où la Providence nous a placées, nous avons la douleur, Ma Révérende Mère, de ne pouvoir procurer à cette âme si chère le secours des prières de l'Ordre aussi promptement que nous le souhaiterions ; la bonté infinie de notre Divin Maître y suppléera, nous en avons la douce confiance.

 Nous avons peu de détails sur les premières années de notre chère Soeur, qui s'écoulèrent paisibles sous le toit paternel. Elle appartenait à une honorable et pieuse famille de Roumégous, petite localité du Midi de la France.

 Le père et la mère qui l'élevèrent si chrétiennement vivent encore, et c'est à deux mois de distance que Dieu vient de leur imposer la douleur d'apprendre la mort des deux filles chéries qu'ils lui avaient offertes en holocauste dans la vie religieuse.

 Notre chère Soeur Thérèse, l'aînée d'une nombreuse famille, avait conquis les prédilections de tous par les heureuses qualités dont la grâce l'avait enrichie : d'un caractère naturellement doux, sa grande bonté lui gagnait tous les coeurs à son insu ; car l'humilité qui brillait en elle d'un éclat non moins vif l'entretenait dans la conviction qu'elle était indigne de la plus petite attention.

 Les exemples d'une tante vénérée, directrice d'une pieuse association, l'initièrent aux vertus religieuses dès ses plus tendres années.

 Deux mots résument cette humble et douce existence : amour pour Dieu et charité pour le prochain, par la plus entière abnégation et le plus complet oubli d'elle-même.

 Ce jeune coeur, qui n'avait battu que pour Dieu, fut fidèle au premier appel de la grâce. Elle  dit adieu au monde, qu'elle n'avait pas connu, pour se donner a l'Époux Divin en s'enrôlant, à l'âge de 19 ans, dans la sainte phalange des nombreux enfants du Tiers-Ordre régulier de Saint- Dominique. L'insatiable besoin qu'éprouvait son coeur de se dévouer pour Dieu et le prochain trouva un aliment dans les soins à prodiguer aux pauvres malades, ces membres souffrants de Jésus-Christ.

 Sa Charité, Ma Révérende Mère, fut ingénieuse particulièrement à l'égard d'une noble demoiselle paralytique qui plus tard, guérie miraculeusement à Lourdes, entra au Carmel où elle vit encore rendant gloire à Marie. Les plus doux liens unissaient ces deux âmes faites pour se comprendre.

 Notre bien-aimée Soeur vivait heureuse dans sa première famille religieuse, lorsque, pour une seconde fois, la voix du Dieu jaloux, qui la voulait pour Lui seul, l'appela à se cacher dans la solitude sacrée du cloître, et Marie qu'elle avait toujours tant aimée l'invitait à s'abriter sous son blanc manteau du Carmel.

 Elle répondit généreusement à cet appel laissant des regrets dans la congrégation qu'elle quittait non sans douleur.

 Cependant l'épreuve l'attendait derrière les grilles, et dans un de ses épanchements intimes, Ma Révérende Mère, notre chère Soeur toujours attentive à se taire sur elle-même laissa déborder de son coeur les rudes assauts que son âme eût à soutenir avant la pleine acceptation de notre genre d'immolation ; mais, le sacrifice généreusement accompli, elle ne connut plus de luttes. La Révérende Mère Elie, de douce et vénérée mémoire, fut son Ange visible et l'aida puissamment à triompher de sa cruelle hésitation.

 Elle reçut le saint habit et fit sa profession aux époques ordinaires, à la grande consolation de la Communauté.

 Celui qui ne se laisse jamais vaincre en générosité la mit, dès lors, en possession de ce Centuple, prélude des joies éternelles, promis à ceux qui auront tout quitté pour Dieu.

 Après cela, Ma Révérende Mère, notre bien chère Soeur pouvait penser que le cas d'offrir, une fois de plus, au Divin Sacrificateur le sacrifice d'un tranquille bonheur ne se présenterait plus pour son coeur. Mais ne s'était-elle pas livrée à tous ses bons vouloirs ? Aussi lorsque, par le généreux concours d'un noble et pieux chrétien de la Belgique, le cher Carmel de Pau conçut le projet de transplanter un de ses rameaux aux Indes Orientales, sous la protection de Mgr Marie Ephrem, de vénérée mémoire, et des Révérends Pères Carmes chargés, alors, de la juridiction du vicariat de Mangalore, il ne serait pas venu à la pensée de l'humble Soeur Thérèse que le choix fût tombé sur elle pour faire partie de la petite colonie privilégiée destinée à poser les fondements de cette grande oeuvre dont les difficultés se laissaient entrevoir, même à travers les illusions d'un zèle enflammé.

 En effet, Ma Révérende Mère, elle vit partir la vénérée Mère Elie, Prieure, la mère de son coeur qui avait reçu ses saints engagements, et ses compagnes bien-aimées.

 La blessure de cette séparation saignait encore, lorsque, par un télégramme, on apprit la foudroyante nouvelle que la mort avait moissonné deux victimes sur la mer Rouge; elles dorment de leur dernier sommeil à Aden !

 Ce sera toujours une douleur pour nos coeurs fraternels de n'avoir pas près de nous ces tombes chéries, quoique des âmes religieuses veillent sur elles avec une sainte vénération.

 Quant à la vénérée Prieure dont le Carmel de Pau avait fait l'immense sacrifice, elle expira à Calicut, comme Moïse en vue de la terre promise objet de tous ses voeux... Ses précieux restes ont pu être déposés dans notre Cloître à quelques pas du Tabernacle. Cette perte cruelle réduisit à trois le nombre des fondatrices qui arrosèrent de leurs larmes ce long chemin de croix à travers des peuples infidèles.

 Arrivées à Mangalore, elles se mirent généreusement à l'oeuvre et préparèrent, de leur mieux, un nouveau Bethléem au Divin Sauveur.

 Cependant, Ma Révérende Mère, Mère Marie Ephrem faisait de nouvelles démarches pour obtenir du renfort.

 Une seconde colonie prit l'essor vers l'Orient afin de combler les vides faits par la mort.

 Voilà comment notre dévouée Soeur Thérèse fut appelée, à son tour, à cet héroïque apostolat de la prière dans une terre livrée aux horreurs du paganisme, où Notre Divin Rédempteur est si peu connu, si peu aimé, au milieu de tant de millions d'idolâtres.

 Mais si la grâce de travailler à la régénération de ces âmes est grande, elle réclame un dépouillement universel : dire un éternel adieu à sa chère patrie avec tout ce que le coeur avait pu contenir d'affection pour son berceau religieux, traverser des mers qui venaient d'être si funestes à des compagnes aimées, s'en aller vers des horizons inconnus !... Ces réflexions se pressèrent en foule dans le coeur de notre aimée Soeur, mais elle ne recula pas, Ma Révérende Mère.

 C'était là ce qu'il fallait à notre vaillante Soeur ; elle en a été bien largement récompensée en voyant un Temple nouveau consacré an Divin Coeur du Roi Jésus au milieu de tant de pagodes prodiguées à l'orgueil de Satan.

 Le Carmel d'Oloron ayant donné naissance à ceux de Pau et de Bayonne, ceux-ci se prêtèrent une mutuelle assistance et, avec l'approbation du Prélat qui les gouvernait, nous eûmes la consolation d'être une des compagnes des voyageuses sur la route de l'exil.

 Les oeuvres de Dieu s'affermissent par l'épreuve, et si, partout, le début d'une fondation a sa large part de souffrances, difficilement, Ma Révérende Mère, on pourrait s'imaginer tous les calices que nos lèvres eurent à épuiser. Que l'adorable et sainte volonté de Dieu soit en tout à jamais bénie !...

 Notre chère Soeur Thérèse, Carmélite Missionnaire, dut se dépenser en double dans tous les différents offices que lui confia l'obéissance, mais l'occupation qui avait les prédilections de son zèle infatigable était la confection des ornements d'Eglise.

 Il fallait son esprit de pauvreté pour utiliser si peu de ressources afin de venir en aide à la pauvreté des prêtres, pour que l'Hôte Divin du Tabernacle pût être servi avec plus de révérence, surtout au début de notre Mission. Malgré son amour pour le beau, nous devons l'avouer, il était fort heureux qu'elle dût aussi s'accommoder de tout à l'occasion. Volontiers elle se serait oubliée les plus grandes parties de ses nuits courbée sur un métier, si l'obéissance n'avait mis des bornes à son abnégation ; elle y a travaillé jusqu'au jour où, vaincue par l'indisposition qui devait la ravir à notre affection, elle fut contrainte de prendre un repos indispensable. Son respect pour l'autorité, Ma Révérende Mère, et la parfaite union qu'elle a toujours conservée avec ses Prieures la rendaient comme une cire molle qu'on pouvait modeler sans la moindre résistance. Quelle perte pour notre Communauté sous tous les rapports !

 Nous étions assurée que nous pouvions nous adresser à elle dans toutes nos difficultés; toujours prête à se charger du fardeau du cher prochain, c'était lui donner une joie que de lui laisser entrevoir l'occasion de rendre service. D'une constitution forte, qui ignorait les épreuves de la maladie, elle a eu toujours la consolation de pratiquer nos saintes observances sans recourir aux soulagements, sauf de très rares exceptions, même après 24 ans sous ce climat si débilitant. D'une régularité exemplaire, sans affectation, elle était bien un des plus fermes piliers de l'observance. C'était avec la simplicité d'une novice qu'elle s'était appliquée à étudier les moindres détails de notre Cérémonial afin de les pratiquer fidèlement. Ame droite, simple, elle allait à Dieu sans bruit, d'une marche toujours ascendante qui la rapprochait du ciel sans un regard en arrière. Elle ne connaissait pas ces retours qui naissent des susceptibilités d'un amour-propre blessé ; recherchant partout la dernière place comme celle qui lui revenait naturellement, on ne la voyait la première que là où il y avait un travail plus pénible et plus rebutant pour la nature.

 Une grande délicatesse de sentiment, Ma Révérende Mère, l'eût rendue sensible à l'excès; mais elle savait se dominer si parfaitement, qu'elle accueillait avec une tranquille suavité ces chocs inévitables, ces surprises inattendues de la vie commune; qu'une Soeur du voile blanc ou la dernière des Novices se fussent oubliées à son égard, elle se soumettait à tout dans le silence d'une humeur toujours égale. Elle savait égayer nos récréations par de petites anecdotes que lui fournissait son heureuse mémoire.

 Lorsqu'en 1882 nous prîmes possession du Monastère régulier, dont la construction venait d'être terminée grâce à la sollicitude de nos si dévoués Supérieurs les Révérends Pères Jésuites qui avaient succédé, en 1879, à nos Révérends Pères Carmes, contraints par le manque de sujets à abandonner la Mission de Mangalore, notre bien-aimée Soeur eut une indisposition très grave qui nous alarma. Cependant elle se remit si vite et si bien, Ma Révérende Mère, que nous crûmes pouvoir la satisfaire en la chargeant de l'entretien du linge d'autel du Séminaire en particulier. Ce genre de travail avait tous ses attraits, et ce fut une des plus douces joies de sa vie de remplacer à cet emploi une Soeur devenue infirme. Avec quel esprit de foi elle travaillait pour ces séminaristes auxquels elle s'intéressait avec une sollicitude toute maternelle.

 Notre chère Soeur, Ma Révérende Mère, fit sa retraite privée en juillet. Elle nous avoua plus tard que ce fut dans le courant de ce mois qu'elle avait commencé à éprouver un indéfinissable malaise; espérant toujours de l'amélioration, elle ne nous en parlait pas. Aussitôt que nous pûmes nous rendre compte de son état, nous l'obligeâmes au repos, ce qui fut pour elle la plus dure des épreuves. Le médecin consulté prescrivit quelques médicaments, ne constatant du reste rien de sérieux.

 Néanmoins, en dépit de l'immense sacrifice que nous savions lui imposer, nous jugeâmes prudent de lui retirer l'entretien du linge d'autel et d'y renoncer complètement nous-mêmes, à notre grand regret ; car c'était pour nos coeurs une consolation d'offrir ces humbles services en retour des secours spirituels dont nous sommes comblées, et de toutes les splendeurs dont sont entourées nos fêtes religieuses par le dévouement incomparable des dignes fils de saint Ignace, et de leur témoigner ainsi notre profonde gratitude.

 Notre chère Soeur, Ma Révérende Mère, suivit, avec la Communauté la retraite générale si pleine d'onction qui nous fut donnée à partir du 14 septembre par notre saint et digne Père confesseur; l'état de Soeur Thérèse semblait s'améliorer parfois, pour s'aggraver ensuite. Mais quelle source de mérites, dans ces alternatives, pour une nature si active !

 Aussitôt après la retraite, la Communauté fut occupée à quelques décors pour notre chère église du Sacré-Coeur, qui, à l'occasion du jubilé de l'Apostolat de la Prière, avait été choisie pour une grande manifestation. Les Sodalistes de la Congrégation de la Sainte Vierge, composée de l'élite de la société mangalorienne, devaient, le 7 octobre, se consacrer au Sacré-Coeur et s'enrôler dans la grande ligue de l'Apostolat. La fête s'annonçait splendide ; il était de notre devoir de seconder la dévotion des fidèles en ornant notre église le mieux possible.

 Notre bien-aimée Soeur s'offrit pour prendre sa part du travail commencé; notre refus l'affligea tellement que nous dûmes céder en partie à ses instantes prières et la laisser s'occuper avec modération. Elle goûta avec nous une bien douce joie en voyant toute la splendeur donnée dans notre exil à cette inoubliable fête.

 Dans les premiers jours du mois d'octobre, Ma R. Mère, notre aimée Soeur commença à rejeter les aliments. Son malaise augmentait. Pour la Fête de Notre Sainte Mère Thérèse, elle ne put assister au choeur et dut garder la cellule quoique sans s'aliter.

 Afin de pouvoir mieux lui prodiguer nos soins, nous la mîmes à l'infirmerie ; les vomissements devinrent si fréquents qu'en peu de jours le docteur déclara que ses jours étaient en danger à cause de son extrême faiblesse. Nous ne pouvions dissimuler la vérité à notre bien-aimée malade qui avait, du reste, conscience de son état. Avec un grand calme elle nous supplia de lui faire donner les derniers Sacrements, pendant qu'elle avait toute sa présence d'esprit.

 Notre vénéré et si bon Père Supérieur prévenu arriva avec notre dévoué Père Confesseur vers trois heures de l'après-midi ; elle s'entretint avec eux. Puis se confessa, reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction après avoir demandé pardon à la Communauté avec une humilité touchante. C'était le 30 octobre.

 Ainsi préparée notre chère Soeur s'abandonna à la volonté de Dieu ; son martyre devait se prolonger   hélas ! Trois médecins lui ont prodigué des soins aussi dévoués que désintéressés, mais rien n'a pu arrêter les progrès du mal ; notre confiance était en Dieu seul, ce Maître si bon ! Tout en nous inclinant devant ses adorables desseins; nous lui demandions d'éloigner de nous ce calice et d'incessantes supplications lui étaient adressées. La statue du Divin Enfant Jésus Miraculeux de Prague avait été transportée à l'Infirmerie ; mais notre chère Soeur nous dit avec un doux sourire que ce Divin Petit Roi venait la chercher pour le Ciel. Car depuis le premier moment de son indisposition, elle avait eu le pressentiment de sa mort prochaine.

 Pendant une neuvaine à la Bienheureuse Jeanne de Toulouse nous eûmes une lueur d'espoir. Les vomissements avaient cessé. Notre bien-aimée Soeur reprenait vie, la joie renaissait dans nos coeurs ; seule, notre chère malade ne partageait pas notre allégresse, un nuage de tristesse passait sur son front, elle semblait regretter son Ciel entrevu. Oh ! nous la connaissions bien, ce n'était pas le combat de la vie qui lui coûtait, mais ses forces anéanties ne lui auraient plus permis de se dépenser à l'avenir comme elle l'avait fait avant de rendre les armes, et puis il en coûtait à son charitable coeur de fatiguer ses chères Soeurs.

 Cependant elle s'abandonna entièrement à la sainte volonté de Dieu, soit pour la vie soit pour la mort; malgré le caractère de sa maladie, elle a eu toujours la consolation de recevoir la Sainte Communion en Viatique deux fois par semaine en une petite parcelle. Le mieux se prolongea jusqu'au 16 novembre, le docteur se reprenait à espérer lorsque soudainement des symptômes alarmants nous firent entrevoir que l'heure du suprême sacrifice allait sonner pour nos coeurs.

 Soeur Thérèse ne vivait plus que du côté du Ciel ; ses idées confuses ne gardaient leur pleine lucidité que pour les choses de Dieu. Nous devions être deux pour la veiller assidûment, elle déclina jusqu'au 29 novembre où se manifestèrent les premiers symptômes de l'agonie.

 Vers la fin de Matines notre bien-aimée mourante semblait fixer un objet vers lequel elle tendait à chaque instant les deux bras!... vers Jésus ! vers Marie ! vers Joseph ! qu'elle semblait voir. « Oh ! que de splendeur ! disait-elle ; que c'est beau, impossible de le concevoir, que Jésus est beau ! que Marie est bonne ! Et les Anges, oh ! qu'ils sont nombreux, impossible de les compter ! »

 Était-ce un saint délire, Ma Révérende Mère ? Ou Dieu, qui exalte les humbles, a-t-il voulu s'incliner vers sa fidèle Épouse pour la fortifier dans les dernières luttes ?

 Nous la veillâmes cette nuit avec deux de nos Soeurs. Le lendemain, vers II heures du matin, elle eut une crise que nous crûmes devoir être la dernière. La Communauté réunie récita les prières du Manuel. Notre Père Confesseur fut appelé en toute hâte, mais craignant qu'il n'eut pas le temps d'arriver, le Révérend Père Directeur de la Léproserie entra pour lui donner l'absolution avec les dernières indulgences. Le Père crut avec nous qu'elle n'irait pas plus d'un quart d'heure. Elle se remit pourtant de cette faiblesse et reconnut parfaitement notre Père Confesseur avec lequel elle s'entretint. La grâce de la Sainte Absolution lui fut encore renouvelée.

 La journée s'écoula dans une incessante prière. Avec une incroyable ferveur, notre chère mourante murmurait le Chapelet, le Te Deum, le Magnificat, et toutes les prières gravées dans sa mémoire, stimulant les Soeurs et les priant de s'unir à elle. Lorsqu'on lui disait de se reposer, elle répondait que les choses saintes ne la fatiguaient jamais.

 Notre pieux Évêque, qui nous donne toujours des preuves de sa douce bienveillance, était déjà venu, avec sa bonté ordinaire, visiter notre chère malade ; il voulut bien entrer encore vers six heures, lui adresser quelques paternelles paroles et la fortifier d'une nouvelle bénédiction.  Pendant la récréation du soir, que nous passâmes auprès d'elle, elle s'unit à nous pour chanter : Oh ! viens Jésus, ne tarde plus.

 Le docteur vint la voir pendant la soirée, et trouvant la chaleur naturelle, le pouls bon, nous fit espérer que la nuit s'écoulerait sans accident.

 Pendant Matines, Ma Révérende Mère, notre bien-aimée Soeur s'endormit d'un paisible sommeil; deux Soeurs expérimentées restèrent auprès d'elle. Vers une heure du matin, la physionomie de la chère mourante prit une expression de béatitude, ses yeux s'entrouvrirent, les pulsations se ralentirent, l'une des Soeurs vint en toute hâte nous prévenir. Après quelques invocations réitérées, sans angoisses, sans aucune contraction de visage, l'âme de notre chère Soeur s'envola dans le sein de Dieu, la Mère Sous-Prieure et nous présentes, ainsi que plusieurs de nos Soeurs. Il était deux heures du matin.

 Monseigneur, notre vénéré Père Supérieur et d'autres ecclésiastiques voulurent offrir le matin même le saint sacrifice à son intention.

 Deux messes de Requiem furent célébrées dans notre église : l'une basse, par le Supérieur des Tertiaires Carmes ; la seconde, solennellement chantée, par le Révérend Père Recteur du Séminaire et tous les séminaristes. Les diacres assistants étaient deux jeunes Jésuites qui devaient être ordonnés prêtres le lendemain.

 Il fallait songer à nous séparer de ces restes chéris le jour même ; car sous ce climat brûlant, nous n'avons pas comme en Europe la triste consolation de conserver, même pendant vingt-quatre heures, la dépouille mortelle de la chère âme envolée.

 Son visage, si amaigri par la maladie, prit après sa mort une expression sereine; elle semblait dormir d'un paisible sommeil.

 Une foule nombreuse vint la contempler exposée au choeur; des amis, qui nous faisaient songer à ceux que nous avions laissés si loin, nous envoyèrent des couronnes et des fleurs.

 Notre chère Soeur, transformée, consolait nos coeurs par le calme et la beauté qui illuminaient son visage.

 Vers cinq heures eurent lieu les funérailles, présidées par Monseigneur notre dévoué Prélat, qui tint à nous donner cet inappréciable témoignage d'intérêt, entouré de son Grand Vicaire, du Révérend Père Supérieur de la Mission que nous avons la grâce d'avoir pour Supérieur, d'un nombreux clergé et de plusieurs séminaristes qui chantaient les psaumes sacrés. Nous accompa­gnâmes notre bien-aimée Soeur à sa dernière demeure, dans notre joli cimetière

 Oui, nous avons la confiance. Ma Révérende Mère, que sa protection attirera des grâces sur notre Communauté, et que du haut du Ciel elle nous obtiendra les ressources indispensables pour faire fructifier nos oeuvres à la gloire de Dieu.

 Nous en avons l'invincible espérance, notre si édifiante Soeur aura trouvé un accueil favorable auprès du Souverain Juge; mais, comme Il exige beaucoup de ses Épouses, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, les Indulgences du Via Crucis, celles des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et quelques invocations au Coeur Sacré de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse et à notre Père saint Jean de la Croix. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, Ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire avec un profond et religieux respect, au pied de la Croix de notre Divin Maître,

 Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 Votre bien humble soeur et servante,

 Sr Marie de l'Enfant Jésus

 R. C. ind.

 De notre Monastère du Coeur de Jésus Réparateur, sous la protection de notre Père saint Joseph, de notre Mère sainte Thérèse et de sainte Anne, des Carmélites de Mangalore (Indes Orientales), 10 décembre 1801.

 

 

 

P. S. — Nous sommes toutes bien fidèles, Françaises et Indigènes, à rendre à toutes nos Soeurs décédées les suffrages de l'Ordre. C'est pour nous une immense consolation dans notre exil, Ma Révérende Mère, de recevoir les Circulaires; nous profitons de cette douloureuse circonstance pour vous en témoigner notre reconnaissance. Permettez-nous de recommander aux saintes prières de votre Communauté nos trois docteurs, dont l'un est païen ; un autre, protestant, a été profon­dément touché de la patience et de la sérénité douce de notre chère malade. Puisse-t-elle, du haut du Ciel, leur attirer à tous des grâces de conversion et de salut.

 

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Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'imposer à nos coeurs un sacrifice très douloureusement senti en retirant du milieu de nous notre bien-aimée Soeur Thérèse de Jésus, première fleur, pure et modeste que le Céleste Jardinier est venu cueillir dans notre Carmel Indien, samedi dernier 1er décembre, jour où nous célébrions l'octave de Notre Père saint Jean de la Croix, si cher à son coeur filialement attaché à tout l'Ordre. Il lui avait été échu comme patron du mois.

Notre chère Soeur, Professe du Carmel de Pau, était âgée de 54 ans un mois et quelques jours, et de religion au Carmel 31 ans.

Dans l'exil où la Providence nous a placées, nous avons la douleur, Ma Révérende Mère, de ne pouvoir procurer à cette âme si chère le secours des prières de l'Ordre aussi promptement que nous le souhaiterions ; la bonté infinie de notre Divin Maître y suppléera, nous en avons la douce confiance.

Nous avons peu de détails sur les premières années de notre chère Soeur, qui s'écoulèrent paisibles sous le toit paternel. Elle appartenait à une honorable et pieuse famille de Roumégous, petite localité du Midi de la France.

Le père et la mère qui l'élevèrent si chrétiennement vivent encore, et c'est à deux mois de distance que Dieu vient de leur imposer la douleur d'apprendre la mort des deux filles chéries qu'ils lui avaient offertes en holocauste dans la vie religieuse.

Notre chère Soeur Thérèse, l'aînée d'une nombreuse famille, avait conquis les prédilections de tous par les heureuses qualités dont la grâce l'avait enrichie : d'un caractère naturellement doux, sa grande bonté lui gagnait tous les coeurs à son insu ; car l'humilité qui brillait en elle d'un éclat non moins vif l'entretenait dans la conviction qu'elle était indigne de la plus petite attention.

Les exemples d'une tante vénérée, directrice d'une pieuse association, l'initièrent aux vertus religieuses dès ses plus tendres années.

Deux mots résument cette humble et douce existence : amour pour Dieu et charité pour le prochain, par la plus entière abnégation et le plus complet oubli d'elle-même.

Ce jeune coeur, qui n'avait battu que pour Dieu, fut fidèle au premier appel de la grâce. Elle

dit adieu au monde, qu'elle n'avait pas connu, pour se donner a l'Époux Divin en s'enrôlant, à l'âge de 19 ans, dans la sainte phalange des nombreux enfants du Tiers-Ordre régulier de Saint- Dominique. L'insatiable besoin qu'éprouvait son coeur de se dévouer pour Dieu et le prochain trouva un aliment dans les soins à prodiguer aux pauvres malades, ces membres souffrants de Jésus-Christ.

Sa Charité, Ma Révérende Mère, fut ingénieuse particulièrement à l'égard d'une noble demoiselle paralytique qui plus tard, guérie miraculeusement à Lourdes, entra au Carmel où elle vit encore rendant gloire à Marie. Les plus doux liens unissaient ces deux âmes faites pour se comprendre.

Notre bien-aimée Soeur vivait heureuse dans sa première famille religieuse, lorsque, pour une seconde fois, la voix du Dieu jaloux, qui la voulait pour Lui seul, l'appela à se cacher dans la solitude sacrée du cloître, et Marie qu'elle avait toujours tant aimée l'invitait à s'abriter sous son blanc manteau du Carmel.

Elle répondit généreusement à cet appel laissant des regrets dans la congrégation qu'elle quittait non sans douleur.

Cependant l'épreuve l'attendait derrière les grilles, et dans un de ses épanchements intimes, Ma Révérende Mère, notre chère Soeur toujours attentive à se taire sur elle-même laissa déborder de son coeur les rudes assauts que son âme eût à soutenir avant la pleine acceptation de notre genre d'immolation ; mais, le sacrifice généreusement accompli, elle ne connut plus de luttes. La Révérende Mère Elie, de douce et vénérée mémoire, fut son Ange visible et l'aida puissamment à triompher de sa cruelle hésitation.

Elle reçut le saint habit et fit sa profession aux époques ordinaires, à la grande consolation de la Communauté.

Celui qui ne se laisse jamais vaincre en générosité la mit, dès lors, en possession de ce Centuple, prélude des joies éternelles, promis à ceux qui auront tout quitté pour Dieu.

Après cela, Ma Révérende Mère, notre bien chère Soeur pouvait penser que le cas d'offrir, une fois de plus, au Divin Sacrificateur le sacrifice d'un tranquille bonheur ne se présenterait plus pour son coeur. Mais ne s'était-elle pas livrée à tous ses bons vouloirs ? Aussi lorsque, par le généreux concours d'un noble et pieux chrétien de la Belgique, le cher Carmel de Pau conçut le projet de transplanter un de ses rameaux aux Indes Orientales, sous la protection de Mgr Marie Ephrem, de vénérée mémoire, et des Révérends Pères Carmes chargés, alors, de la juridiction du vicariat de Mangalore, il ne serait pas venu à la pensée de l'humble Soeur Thérèse que le choix fût tombé sur elle pour faire partie de la petite colonie privilégiée destinée à poser les fondements de cette grande oeuvre dont les difficultés se laissaient entrevoir, même à travers les illusions d'un zèle enflammé.

En effet, Ma Révérende Mère, elle vit partir la vénérée Mère Elie, Prieure, la mère de son coeur qui avait reçu ses saints engagements, et ses compagnes bien-aimées.

La blessure de cette séparation saignait encore, lorsque, par un télégramme, on apprit la foudroyante nouvelle que la mort avait moissonné deux victimes sur la mer Rouge; elles dorment de leur dernier sommeil à Aden !

Ce sera toujours une douleur pour nos coeurs fraternels de n'avoir pas près de nous ces tombes chéries, quoique des âmes religieuses veillent sur elles avec une sainte vénération.

Quant à la vénérée Prieure dont le Carmel de Pau avait fait l'immense sacrifice, elle expira à Calicut, comme Moïse en vue de la terre promise objet de tous ses voeux... Ses précieux restes ont pu être déposés dans notre Cloître à quelques pas du Tabernacle. Cette perte cruelle réduisit à trois le nombre des fondatrices qui arrosèrent de leurs larmes ce long chemin de croix à travers des peuples infidèles.

Arrivées à Mangalore, elles se mirent généreusement à l'oeuvre et préparèrent, de leur mieux, un nouveau Bethléem au Divin Sauveur.

Cependant, Ma Révérende Mère, Mère Marie Ephrem faisait de nouvelles démarches pour obtenir du renfort.

Une seconde colonie prit l'essor vers l'Orient afin de combler les vides faits par la mort.

Voilà comment notre dévouée Soeur Thérèse fut appelée, à son tour, à cet héroïque apostolat de la prière dans une terre livrée aux horreurs du paganisme, où Notre Divin Rédempteur est si peu connu, si peu aimé, au milieu de tant de millions d'idolâtres.

Mais si la grâce de travailler à la régénération de ces âmes est grande, elle réclame un dépouillement universel : dire un éternel adieu à sa chère patrie avec tout ce que le coeur avait pu contenir d'affection pour son berceau religieux, traverser des mers qui venaient d'être si funestes à des compagnes aimées, s'en aller vers des horizons inconnus !... Ces réflexions se pressèrent en foule dans le coeur de notre aimée Soeur, mais elle ne recula pas, Ma Révérende Mère.

C'était là ce qu'il fallait à notre vaillante Soeur ; elle en a été bien largement récompensée en voyant un Temple nouveau consacré an Divin Coeur du Roi Jésus au milieu de tant de pagodes prodiguées à l'orgueil de Satan.

Le Carmel d'Oloron ayant donné naissance à ceux de Pau et de Bayonne, ceux-ci se prêtèrent une mutuelle assistance et, avec l'approbation du Prélat qui les gouvernait, nous eûmes la consolation d'être une des compagnes des voyageuses sur la route de l'exil.

Les oeuvres de Dieu s'affermissent par l'épreuve, et si, partout, le début d'une fondation a sa large part de souffrances, difficilement, Ma Révérende Mère, on pourrait s'imaginer tous les calices que nos lèvres eurent à épuiser. Que l'adorable et sainte volonté de Dieu soit en tout à jamais bénie !...

Notre chère Soeur Thérèse, Carmélite Missionnaire, dut se dépenser en double dans tous les différents offices que lui confia l'obéissance, mais l'occupation qui avait les prédilections de son zèle infatigable était la confection des ornements d'Eglise.

Il fallait son esprit de pauvreté pour utiliser si peu de ressources afin de venir en aide à la pauvreté des prêtres, pour que l'Hôte Divin du Tabernacle pût être servi avec plus de révérence, surtout au début de notre Mission. Malgré son amour pour le beau, nous devons l'avouer, il était fort heureux qu'elle dût aussi s'accommoder de tout à l'occasion. Volontiers elle se serait oubliée les plus grandes parties de ses nuits courbée sur un métier, si l'obéissance n'avait mis des bornes à son abnégation ; elle y a travaillé jusqu'au jour où, vaincue par l'indisposition qui devait la ravir à notre affection, elle fut contrainte de prendre un repos indispensable. Son respect pour l'autorité, Ma Révérende Mère, et la parfaite union qu'elle a toujours conservée avec ses Prieures la rendaient comme une cire molle qu'on pouvait modeler sans la moindre résistance. Quelle perte pour notre Communauté sous tous les rapports !

Nous étions assurée que nous pouvions nous adresser à elle dans toutes nos difficultés; toujours prête à se charger du fardeau du cher prochain, c'était lui donner une joie que de lui laisser entrevoir l'occasion de rendre service. D'une constitution forte, qui ignorait les épreuves de la maladie, elle a eu toujours la consolation de pratiquer nos saintes observances sans recourir aux soulagements, sauf de très rares exceptions, même après 24 ans sous ce climat si débilitant. D'une régularité exemplaire, sans affectation, elle était bien un des plus fermes piliers de l'observance. C'était avec la simplicité d'une novice qu'elle s'était appliquée à étudier les moindres détails de notre Cérémonial afin de les pratiquer fidèlement. Ame droite, simple, elle allait à Dieu sans bruit, d'une marche toujours ascendante qui la rapprochait du ciel sans un regard en arrière. Elle ne connaissait pas ces retours qui naissent des susceptibilités d'un amour-propre blessé ; recherchant partout la dernière place comme celle qui lui revenait naturellement, on ne la voyait la première que là où il y avait un travail plus pénible et plus rebutant pour la nature.

Une grande délicatesse de sentiment, Ma Révérende Mère, l'eût rendue sensible à l'excès; mais elle savait se dominer si parfaitement, qu'elle accueillait avec une tranquille suavité ces chocs inévitables, ces surprises inattendues de la vie commune; qu'une Soeur du voile blanc ou la dernière des Novices se fussent oubliées à son égard, elle se soumettait à tout dans le silence d'une humeur toujours égale. Elle savait égayer nos récréations par de petites anecdotes que lui fournissait son heureuse mémoire.

Lorsqu'en 1882 nous prîmes possession du Monastère régulier, dont la construction venait d'être terminée grâce à la sollicitude de nos si dévoués Supérieurs les Révérends Pères Jésuites qui avaient succédé, en 1879, à nos Révérends Pères Carmes, contraints par le manque de sujets à abandonner la Mission de Mangalore, notre bien-aimée Soeur eut une indisposition très grave qui nous alarma. Cependant elle se remit si vite et si bien, Ma Révérende Mère, que nous crûmes pouvoir la satisfaire en la chargeant de l'entretien du linge d'autel du Séminaire en particulier. Ce genre de travail avait tous ses attraits, et ce fut une des plus douces joies de sa vie de remplacer à cet emploi une Soeur devenue infirme. Avec quel esprit de foi elle travaillait pour ces séminaristes auxquels elle s'intéressait avec une sollicitude toute maternelle.

Notre chère Soeur, Ma Révérende Mère, fit sa retraite privée en juillet. Elle nous avoua plus tard que ce fut dans le courant de ce mois qu'elle avait commencé à éprouver un indéfinissable malaise; espérant toujours de l'amélioration, elle ne nous en parlait pas. Aussitôt que nous pûmes nous rendre compte de son état, nous l'obligeâmes au repos, ce qui fut pour elle la plus dure des épreuves. Le médecin consulté prescrivit quelques médicaments, ne constatant du reste rien de sérieux.

Néanmoins, en dépit de l'immense sacrifice que nous savions lui imposer, nous jugeâmes prudent de lui retirer l'entretien du linge d'autel et d'y renoncer complètement nous-mêmes, à notre grand regret ; car c'était pour nos coeurs une consolation d'offrir ces humbles services en retour des secours spirituels dont nous sommes comblées, et de toutes les splendeurs dont sont entourées nos fêtes religieuses par le dévouement incomparable des dignes fils de saint Ignace, et de leur témoigner ainsi notre profonde gratitude.

Notre chère Soeur, Ma Révérende Mère, suivit, avec la Communauté la retraite générale si pleine d'onction qui nous fut donnée à partir du 14 septembre par notre saint et digne Père confesseur; l'état de Soeur Thérèse semblait s'améliorer parfois, pour s'aggraver ensuite. Mais quelle source de mérites, dans ces alternatives, pour une nature si active !

Aussitôt après la retraite, la Communauté fut occupée à quelques décors pour notre chère église du Sacré-Coeur, qui, à l'occasion du jubilé de l'Apostolat de la Prière, avait été choisie pour une grande manifestation. Les Sodalistes de la Congrégation de la Sainte Vierge, composée de l'élite de la société mangalorienne, devaient, le 7 octobre, se consacrer au Sacré-Coeur et s'enrôler dans la grande ligue de l'Apostolat. La fête s'annonçait splendide ; il était de notre devoir de seconder la dévotion des fidèles en ornant notre église le mieux possible.

Notre bien-aimée Soeur s'offrit pour prendre sa part du travail commencé; notre refus l'affligea tellement que nous dûmes céder en partie à ses instantes prières et la laisser s'occuper avec modération. Elle goûta avec nous une bien douce joie en voyant toute la splendeur donnée dans notre exil à cette inoubliable fête.

Dans les premiers jours du mois d'octobre, Ma R. Mère, notre aimée Soeur commença à rejeter les aliments. Son malaise augmentait. Pour la Fête de Notre Sainte Mère Thérèse, elle ne put assister au choeur et dut garder la cellule quoique sans s'aliter.

Afin de pouvoir mieux lui prodiguer nos soins, nous la mîmes à l'infirmerie ; les vomissements devinrent si fréquents qu'en peu de jours le docteur déclara que ses jours étaient en danger à cause de son extrême faiblesse. Nous ne pouvions dissimuler la vérité à notre bien-aimée malade qui avait, du reste, conscience de son état. Avec un grand calme elle nous supplia de lui faire donner les derniers Sacrements, pendant qu'elle avait toute sa présence d'esprit.

Notre vénéré et si bon Père Supérieur prévenu arriva avec notre dévoué Père Confesseur vers trois heures de l'après-midi ; elle s'entretint avec eux. Puis se confessa, reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction après avoir demandé pardon à la Communauté avec une humilité touchante. C'était le 30 octobre.

Ainsi préparée notre chère Soeur s'abandonna à la volonté de Dieu ; son martyre devait se prolonger   hélas ! Trois médecins lui ont prodigué des soins aussi dévoués que désintéressés, mais rien n'a pu arrêter les progrès du mal ; notre confiance était en Dieu seul, ce Maître si bon ! Tout en nous inclinant devant ses adorables desseins; nous lui demandions d'éloigner de nous ce calice et d'incessantes supplications lui étaient adressées. La statue du Divin Enfant Jésus Miraculeux de Prague avait été transportée à l'Infirmerie ; mais notre chère Soeur nous dit avec un doux sourire que ce Divin Petit Roi venait la chercher pour le Ciel. Car depuis le premier moment de son indisposition, elle avait eu le pressentiment de sa mort prochaine.

Pendant une neuvaine à la Bienheureuse Jeanne de Toulouse nous eûmes une lueur d'espoir. Les vomissements avaient cessé. Notre bien-aimée Soeur reprenait vie, la joie renaissait dans nos coeurs ; seule, notre chère malade ne partageait pas notre allégresse, un nuage de tristesse passait sur son front, elle semblait regretter son Ciel entrevu. Oh ! nous la connaissions bien, ce n'était pas le combat de la vie qui lui coûtait, mais ses forces anéanties ne lui auraient plus permis de se dépenser à l'avenir comme elle l'avait fait avant de rendre les armes, et puis il en coûtait à son charitable coeur de fatiguer ses chères Soeurs.

Cependant elle s'abandonna entièrement à la sainte volonté de Dieu, soit pour la vie soit pour la mort; malgré le caractère de sa maladie, elle a eu toujours la consolation de recevoir la Sainte Communion en Viatique deux fois par semaine en une petite parcelle. Le mieux se prolongea jusqu'au 16 novembre, le docteur se reprenait à espérer lorsque soudainement des symptômes alarmants nous firent entrevoir que l'heure du suprême sacrifice allait sonner pour nos coeurs.

Soeur Thérèse ne vivait plus que du côté du Ciel ; ses idées confuses ne gardaient leur pleine lucidité que pour les choses de Dieu. Nous devions être deux pour la veiller assidûment, elle déclina jusqu'au 29 novembre où se manifestèrent les premiers symptômes de l'agonie.

Vers la fin de Matines notre bien-aimée mourante semblait fixer un objet vers lequel elle tendait à chaque instant les deux bras!... vers Jésus ! vers Marie ! vers Joseph ! qu'elle semblait voir. « Oh ! que de splendeur ! disait-elle ; que c'est beau, impossible de le concevoir, que Jésus est beau ! que Marie est bonne ! Et les Anges, oh ! qu'ils sont nombreux, impossible de les compter ! »

Etait-ce un saint délire, Ma Révérende Mère ? Ou Dieu, qui exalte les humbles, a-t-il voulu s'incliner vers sa fidèle Epouse pour la fortifier dans les dernières luttes ?

Nous la veillâmes cette nuit avec deux de nos Soeurs. Le lendemain, vers II heures du matin, elle eut une crise que nous crûmes devoir être la dernière. La Communauté réunie récita les prières du Manuel. Notre Père Confesseur fut appelé en toute hâte, mais craignant qu'il n'eut pas le temps d'arriver, le Révérend Père Directeur de la Léproserie entra pour lui donner l'absolution avec les dernières indulgences. Le Père crut avec nous qu'elle n'irait pas plus d'un quart d'heure. Elle se remit pourtant de cette faiblesse et reconnut parfaitement notre Père Confesseur avec lequel elle s'entretint. La grâce de la Sainte Absolution lui fut encore renouvelée.

La journée s'écoula dans une incessante prière. Avec une incroyable ferveur, notre chère mourante murmurait le Chapelet, le Te Deum, le Magnificat, et toutes les prières gravées dans sa mémoire, stimulant les Soeurs et les priant de s'unir à elle. Lorsqu'on lui disait de se reposer, elle répondait que les choses saintes ne la fatiguaient jamais.

Notre pieux Evêque, qui nous donne toujours des preuves de sa douce bienveillance, était déjà venu, avec sa bonté ordinaire, visiter notre chère malade ; il voulut bien entrer encore vers six heures, lui adresser quelques paternelles paroles et la fortifier d'une nouvelle bénédiction.

Pendant la récréation du soir, que nous passâmes auprès d'elle, elle s'unit à nous pour chanter ; Oh ! viens Jésus, ne tarde plus.

Le docteur vint la voir pendant la soirée, et trouvant la chaleur naturelle, le pouls bon, nous fit espérer que la nuit s'écoulerait sans accident.

Pendant Matines, Ma Révérende Mère, notre bien-aimée Soeur s'endormit d'un paisible sommeil; deux Soeurs expérimentées restèrent auprès d'elle. Vers une heure du matin, la physionomie de la chère mourante prit une expression de béatitude, ses yeux s'entrouvrirent, les pulsations se ralentirent, l'une des Soeurs vint en toute hâte nous prévenir. Après quelques invocations réitérées, sans angoisses, sans aucune contraction de visage, l'âme de notre chère Soeur s'envola dans le sein de Dieu, la Mère Sous-Prieure et nous présentes, ainsi que plusieurs de nos Soeurs. Il était deux heures du matin.

Monseigneur, notre vénéré Père Supérieur et d'autres ecclésiastiques voulurent offrir le matin même le saint sacrifice à son intention.

Deux messes de Requiem furent célébrées dans notre église : l'une basse, par le Supérieur des Tertiaires Carmes ; la seconde, solennellement chantée, par le Révérend Père Recteur du Séminaire et tous les séminaristes. Les diacres assistants étaient deux jeunes Jésuites qui devaient être ordonnés prêtres le lendemain.

Il fallait songer à nous séparer de ces restes chéris le jour même ; car sous ce climat brûlant, nous n'avons pas comme en Europe la triste consolation de conserver, même pendant vingt-quatre heures, la dépouille mortelle de la chère âme envolée.

Son visage, si amaigri par la maladie, prit après sa mort une expression sereine; elle semblait dormir d'un paisible sommeil.

Une foule nombreuse vint la contempler exposée au choeur; des amis, qui nous faisaient songer à ceux que nous avions laissés si loin, nous envoyèrent des couronnes et des fleurs.

Notre chère Soeur, transformée, consolait nos coeurs par le calme et la beauté qui illuminaient son visage.

Vers cinq heures eurent lieu les funérailles, présidées par Monseigneur notre dévoué Prélat, qui tint à nous donner cet inappréciable témoignage d'intérêt, entouré de son Grand Vicaire, du Révérend Père Supérieur de la Mission que nous avons la grâce d'avoir pour Supérieur, d'un nombreux clergé et de plusieurs séminaristes qui chantaient les psaumes sacrés. Nous accompa­gnâmes notre bien-aimée Soeur à sa dernière demeure, dans notre joli cimetière

Oui, nous avons la confiance. Ma Révérende Mère, que sa protection attirera des grâces sur notre Communauté, et que du haut du Ciel elle nous obtiendra les ressources indispensables pour faire fructifier nos oeuvres à la gloire de Dieu.

Nous en avons l'invincible espérance, notre si édifiante Soeur aura trouvé un accueil favorable auprès du Souverain Juge; mais, comme Il exige beaucoup de ses Epouses, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, les Indulgences du Via Crucis, celles des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et quelques invocations au Coeur Sacré de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse et à notre Père saint Jean de la Croix. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, Ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire avec un profond et religieux respect, au pied de la Croix de notre Divin Maître,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Sr Marie de l'Enfant Jésus

R. C. ind.

De notre Monastère du Coeur de Jésus Réparateur, sous la protection de notre Père saint Joseph, de notre Mère sainte Thérèse et de sainte Anne, des Carmélites de Mangalore (Indes Orientales), 10 décembre 1801.

 

P. S. — Nous sommes toutes bien fidèles, Françaises et Indigènes, à rendre à toutes nos Soeurs décédées les suffrages de l'Ordre. C'est pour nous une immense consolation dans notre exil, Ma Révérende Mère, de recevoir les Circulaires; nous profitons de cette douloureuse circonstance pour vous en témoigner notre reconnaissance. Permettez-nous de recommander aux saintes prières de votre Communauté nos trois docteurs, dont l'un est païen ; un autre, protestant, a été profon­dément touché de la patience et de la sérénité douce de notre chère malade. Puisse-t-elle, du haut du Ciel, leur attirer à tous des grâces de conversion et de salut.

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