Carmel

10 décembre 1892 – Toulouse

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Très humble et affectueux salut en Notre-Seigneur qui, dans ses impénétrables desseins, au milieu de nos grandes épreuves, nous a réservé la plus sensible et la plus douloureuse, en appelant à Lui notre bien chère et regrettée Soeur Marie-Madeleine-Thérèse de Jésus, professe de ce monas­tère, âgée de quarante-huit ans cinq mois, et de religion dix-neuf ans, dix mois, neuf jours. Notre chère Soeur avait eu de grands sacrifices à faire pour se séparer de sa respectable famille et corres­pondre à une vocation qui, dès l'enfance, avait germé dans son coeur. La foi seule la fit triompher des luttes qu'elle eut à soutenir pour briser ses liens; la tendresse filiale lui fit sacrifier ses pieux désirs jusqu'à la fin de la guerre de 1870, pour adoucir les rigueurs d'une cruelle séparation à sa vertueuse mère, qui attendait avec anxiété le retour d'un fils bien-aimé, exposé à tous ses périls. Aux joies d'un revoir inespéré succédèrent les préparatifs immédiats de son entrée au Carmel, qui eut lieu le 8 dé­cembre, fête de l'Immaculée-Conception. Elle fut admise à la grâce du saint habit le 16 mai 1872, et à la sainte profession le 22 juillet l873.Nous ne nous étendrons pas, Ma Révérende Mère, sur les détails édifiants de la vie austère que notre chère Soeur Thérèse a constamment pratiquée, respectant le désir exprimé dans un papier trouvé, après sa mort, écrit de sa main, daté du 22 juillet 1874, un an après sa profession, demande renouvelée à sa dernière maladie :

« J. M. J, T.     Dieu soit béni !           22 juillet 1874.

( Je prie instamment la Mère Prieure, qui sera en charge au moment de ma mort, de ne pas nous faire de circulaire, de ne pas ajouter un mot à la date de mon décès et de faire appliquer les suffrages de notre Saint Ordre aux âmes du purgatoire.

« Soeur Madeleine-Thérèse de Jésus, « R. C. indigne. »

Cette prière. Ma Révérende Mère, partait d'une âme cachée, agissant sous l'oeil de Dieu. Son exacte régularité, son assiduité à nos saints exercices, son zèle pour la sainte observance qu'un pro­fond amour pour notre saint Ordre avait fait naître, ont été pour la Communauté un exemple permanent et une preuve de la solidité de sa vocation. Cette nature vive, ardente, passionnée pour le bien, devait toujours la victoire à un élan du coeur.

Pendant dix-neuf ans, notre chère Soeur Thérèse avait joui d'une santé parfaite; elle avait demandé, le jour de sa consécration, à notre Père saint Joseph, nous avons le billet sous les yeux, la grâce de suivre la Règle sans adoucissement, jusqu'à la mort; et à saint Antoine de Padoue, objet de sa dévotion, comme protecteur du Tiers-Ordre de Saint-François, dont elle avait fait partie, la faveur de pouvoir réciter le saint office au choeur, sans interruption, jusqu'à son dernier jour. Elle fut pleinement exaucée.

La vie fervente de notre chère Soeur s'écoula ainsi au milieu de nous ; elle s'acheminait vers Dieu avec le dévouement qui la caractérisait, dans l'office de robière dont elle s'est acquittée toute sa vie avec autant de zèle que de charité. Appliquée à tous ses devoirs, quelque occupation qu'elle eût, elle quittait tout au son de la cloche, les yeux baissés, la démarche grave, tenant le chapelet sous son scapulaire; elle arrivait au choeur dans le recueillement et la première à tous les exercices. Nous ne saurions vous exprimer, ma Révérende Mère, son amour pour le Cérémonial et son estime pour la moindre pratique religieuse. Elle remplissait les offices du choeur avec une dignité qui révélait son respect et sa foi en la sainte présence de Dieu. Que ne dirions-nous pas de son esprit de pauvreté, du mépris qu'elle avait d'elle-même, se dépouillant de tout pour le donner à ses Soeurs et de son attachement sincère pour sa chère Communauté et ses Mères Prieures.

La lecture des Pères du désert, de la vie des saints Anachorètes qui l'ont peuplé, surtout ceux de notre Ordre, en un mot, tout ce qui se rapportait à l'imitation de leurs vertus ou de leurs saintes pratiques, était pour notre bonne Soeur la loi et les prophètes ; un touchant enthousiasme embrasait son âme d'un feu sacré, rien ne l'effrayait, rien ne lui eût coûté pour marcher sur leurs traces.

Mais la croix se préparait, ma Révérende Mère. Soeur Marie des Anges et Soeur Marie de Jésus étaient parties pour le Ciel ; l'épidémie continuait ses ravages, toutes nos Soeurs tombaient les unes après les autres; deux ou trois, restées debout, luttant contre le mal, devinrent les Soeurs de Charité de la maison. Soeur Thérèse était du nombre; elle se dévoua plus que jamais et, avec une sage prévoyance, mit ordre à son office, afin d'éviter toute peine à ses Soeurs. Le temps devenu plus rude nécessitait des précautions dont son dévouement ne tint pas assez compte. Malgré de sages observations, elle voulut joindre à ses veilles près de notre vénérée Soeur des Anges, un travail qu'il eût été prudent d'ajourner; mais la lutte n'étant plus possible, elle fut forcée de s'aliter et le mal éclata dans les conditions les plus graves. Le médecin qui, matin et soir, voyait les malades, fut frappé de l'état de notre bonne Soeur qu'il reconnut aussitôt mortel. Une pneumonie se déclara, la congestion fit des progrès rapides, la fièvre redoublant, le délire s'en suivit et la chère patiente ne recouvra plus sa présence d'esprit qu'à de rares intervalles.

Dieu sait, ma Révérende Mère, les angoisses que nous avons partagées, la longueur de ces jours, de ces cruelles nuits où la pauvre victime était en proie à d'inexprimables douleurs, sans qu'il nous fût donné la consolation de l'assister autrement que par la prière !

Soeur Thérèse, par le voeu héroïque, avait tout donné aux âmes du Purgatoire, pour lesquel­les elle eut toujours une particulière dévotion; rien ne lui coûtait pour leur soulagement, et nous nous demandons si un élan généreux ne lui a pas fait offrir pour elles au Seigneur ses dernières souffran­ces? Ces chères âmes, toujours reconnaissantes, ne lui auraient-elles pas rendu bienfait pour bien­fait, en lui obtenant la grâce inappréciable de faire son purgatoire ici-bas? La mort approchait, l'illusion n'était plus possible; dans un de ces moments de calme, elle demanda à se confesser et à recevoir les derniers sacrements ; on s'empressa de répondre à ses désirs et elle eut le bonheur dé s'unir une fois encore à ce Dieu qu'elle avait tant aimé et qui allait devenir son éternelle récompense. Elle reçut le sacrement de l'Extrême-Onction dans des sentiments d'humilité et de componction touchants.

C'est le 25 mars, à dix heures du soir, pendant le Te Deum de l'office des Matines, en pré­sence de celles de nos Soeurs qui eurent la faveur de l'assister, qu'elle rendit son âme à son Créateur, après une douloureuse agonie ; elle n'avait cessé, même dans son délire, de recommander à Dieu ceux qui lui étaient si chers.

Quoique nous ayons la confiance que notre chère Soeur Thérèse a reçu un accueil favorable du Souverain Juge, comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, une journée de bonnes oeuvres, une com­munion de votre fervente Communauté, les indulgences du Via Crucis et des six Pater, et tout ce que votre charité voudra bien lui accorder; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans les Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, au pied de la Croix,

Ma très Révérende Mère,

Votre très humble Servante,

SŒUR SAINT-LOUIS DU SACRÉ-CŒUR

R. C. I, Prieure.

De notre Monastère de la Sainte Mère de Dieu, de notre Sainte Mère Thérèse, de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de Toulouse, ce 10 décembre 1892.

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