Carmel

10 décembre 1891 – Paris Messine

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté infiniment adorable vient d'enlever à notre religieuse affection, quinze jours avant les fêtes du Triduum de notre Bienheureux Père saint Jean de la Croix, pour l'admettre, nous en avons la confiance, aux douceurs du face à face, notre vénérée et bien-aimée Soeur Marie Louise, professe du premier Couvent, et doyenne de notre Monastère. Elle avait 80 ans, 7 mois, 25 jours d'âge, et de religion 62 ans, 4 mois, 25 jours.

 

La longue carrière de notre chère Soeur Marie Louise s'est écoulée tout entière dans l'exacte observance des vertus religieuses : l'obéissance, l'humilité, la charité et la plus complète abnégation d'elle-même ; aussi avec quel profond regret n'avons-nous pas vu finir cette vie, dont les exemples édifiants laissent parmi nous les traces d'une véritable sainteté ! C'était, et nous aimions à la nommer tout bas, notre relique vivante.

Notre vénérée doyenne naquit d'une honnête famille, à Troyes en Champagne. La dernière de nombreux enfants, elle reçut au Baptême le nom de Marguerite. A peine âgée de trois ans, elle eut la douleur de perdre sa mère ; une de ses soeurs aînées, fort vertueuse, lui prodigua les soins les plus tendres ; mais bientôt une mort prématurée venait ravir ce soutien à la petite Marguerite, qui, plus capable alors d'apprécier ce second malheur, en conserva toute sa vie le souvenir et le regret. Ses frères et ses soeurs quittèrent successivement la maison paternelle, et, le père de famille se retirant chez l'un d'eux, Marguerite fut placée dans une pension de la ville tenue par des personnes bien ver­tueuses, mais si rigides que les pensionnaires supportaient difficilement leurs durs procédés et s'en plaignaient ; seule notre orpheline, déjà éprouvée par l'affliction, endura celle-ci avec une résignation au-dessus de son âge.

Quelques années plus tard, elle quitta cette pension pour aller rejoindre un frère et une soeur établis à Paris ; là elle fut entourée des soins les plus affectueux ; mais son frère, beaucoup plus âgé qu'elle, la voyant jeune, sans expérience et d'un extérieur agréable, crut qu'il était de son devoir de la tenir très sévèrement. Marguerite, tout en sentant vivement la rigueur d'une telle conduite, s'y soumit comme elle l'avait fait autrefois à l'égard de ses maîtresses.

Un jour, dans une réunion de famille, son frère lui demanda si elle voulait s'établir et lui proposa un parti. La pensée de contracter une alliance dans le monde l'effrayant, elle répondit négativement. « Eh bien,lui répliqua son frère, voudrais-tu donc te faire religieuse? —Oui, » affirma-t-elle sans la moindre hésitation. Notre chère Soeur avoua cependant, plus tard, qu'elle avait répondu ainsi sans trop penser à ce qu'elle disait, car jusque-là elle n'avait jamais eu un désir sérieux de la vie religieuse. Que Dieu est admirable, n'est-ce pas, ma Révérende Mère, dans sa conduite sur nos âmes.

La divine Providence, qui veillait amoureusement sur cette enfant, permit qu'elle rencontrât une pieuse dame, qui l'affectionnait beaucoup. Lorsqu'elle eut connaissance de sa vocation, elle parla de la jeune Marguerite à nos Mères du premier Couvent, avec qui elle avait des relations. Son frère vint à son tour proposer sa soeur à la Révérende Mère Isabelle des Anges, alors Prieure, la priant de la recevoir le plus tôt possible, parce qu'il désirait terminer cette affaire avant de retourner à Troyes où ses occupations l'appelaient. La Mère Prieure lui demanda de la lui amener ; elle l'exa­mina, et, satisfaite de la simplicité, de la franchise de ses réponses, l'admit. Elle entra au Carmel à 18 ans, le 21 juillet 1829, veille de la fête de sainte Madeleine, et reçut le nom de Soeur Marie Louise.

La nouvelle Postulante trouva la vie du cloître bien triste durant les premiers jours, et parut s'ennuyer tellement qu'on en vint à douter qu'elle pût y rester. Notre genre de vie d'abord, puis la privation du culte extérieur et des cérémonies de l'Église lui causaient de la peine ; la Maîtresse des Novices l'en ayant réprimandée, comme si elle doutait qu'elle eût beaucoup profité de ces pieux secours, si elle fût restée dans le monde, Soeur Marie Louise reçut cette observation avec humilité, et, comprenant mieux le bienfait de sa vocation, ne pensa plus qu'à s'y perfectionner. Sur ces entre­faites, son frère vint la voir avant de quitter Paris, et, devinant chez sa soeur des inquiétudes, des hésitations, il lui en demanda le sujet. Celle-ci, voulant donner le change, répondit, après un moment de réflexion, au grand étonnement de tous : La soupe n'est pas bonne, il y manque des herbes. Son frère lui proposa de l'emmener avec lui à Troyes, mais elle refusa.           

Les huit premiers jours écoulés. Soeur Marie Louise parut toute transformée ; elle s'habituait à la vie austère du Carmel, et à la récréation prenait part à la gaieté commune. Pour l'aider dans le menu détail des usages extérieurs, on lui recommanda d'imiter une de ses compagnes de postulat entrée un mois avant elle. Tout de suite, elle rivalisa de zèle et de ferveur avec son modèle, et la chère enfant prit la recommandation tellement à la lettre, que si elle voyait sa devancière baiser la terre durant l'Office, elle faisait de même sans savoir pourquoi.

Toutes deux prirent le saint Habit le 22 décembre 1829. Pendant l'année du Noviciat survinrent les événements de 1830 ; la famille de notre chère Soeur, craignant le retour de la persécution, fit des instances auprès d'elle pour lui persuader de sortir ; mais elle refusa courageusement de se rendre à leurs sollicitations, et persista dans son pieux désir de se consacrer à Dieu. Ce qu'elle fit irrévocablement le jour de sa profession, toujours avec sa fidèle compagne, le 23 décembre 1830.

Soeur Marie Louise se mit avec une nouvelle ardeur au travail de sa perfection religieuse, et bien qu'au premier abord son intelligence parût peu développée, elle saisissait aisément tout ce qui pou­vait lui faire pratiquer la vertu et y était très fidèle; régulière, d'une obéissance aveugle, silencieuse, d'une douceur remarquable, ne se plaignant de rien, s'accommodant facilement à tout • ce qui se présentait, d'une grande mortification, elle recherchait et demandait avec instance les emplois les plus durs, les plus pénibles, et elle s'y livrait sans se ménager. L'abjection, l'humiliation étaient sa voie. Dieu lui faisait la grâce d'apprécier cet état et de l'accepter.

Une postulante entrée depuis peu avait remarqué la nullité apparente de notre bonne Soeur Marie Louise ; mais, un jour qu'elles se promenaient ensemble au jardin, pendant la récréation, cette der­nière lui parla des grands avantages spirituels du mépris des créatures et de la vie abjecte, d'une manière si persuadée, que la postulante, instruite et édifiée, lui voua dès cet instant une estime méritée qui ne s'est jamais démentie.

Notre chère Soeur était portée au sommeil dans sa jeunesse ; c'était pour elle un vrai tourment, A Matines, pour le vaincre, elle avait imaginé de ne poser qu'un pied à terre, soit qu'elle fût debout, soit qu'elle fût assise. Elle pratiquait la mortification la plus exacte dans tout le détail de sa vie, et jusque dans le repos elle faisait en sorte de n'être pas à son aise. Parmi les mortifications du réfec­toire, les plus humiliantes, les plus pénibles à la nature étaient celles de son choix.

Dans les premiers temps de sa vie religieuse, soit par esprit d'obéissance, soit par discrétion, ou pour mieux observer le silence, ma Soeur Marie Louise se tenait strictement dans l'accomplissement des emplois qui lui étaient assignés ; mais la Mère Prieure, jugeant qu'elle pourrait aisément édifier ses soeurs en leur rendant quelques services, le lui suggéra comme des actes de charité à pratiquer. Depuis lors, elle s'y porta avec le plus grand zèle, et les Supérieurs durent plus d'une fois l'arrêter, dans des actes souvent au-dessus de ses forces, et que son dévouement pour ses soeurs lui faisait trouver possible.

Une de ses anciennes compagnes de Noviciat nous écrivait, il y a quelques mois, que notre chère Soeur Marie Louise avait pris surtout à coeur deux pratiques : la première était d'excuser toujours les manquements des autres, parfois même d'une manière à exciter la gaieté dans nos récréations ; la seconde, de s'humilier elle-même en toute occasion. Si elle croyait avoir fait de la peine à l'une de ses soeurs, après avoir obtenu la permission de lui faire des excuses, elle venait se mettre à genoux devant la Soeur, bien surprise et plus édifiée encore de son humilité qui exagérait ses prétendus torts.

Un de ses attraits était encore de vivre cachée, ayant soin de n'attirer sur elle l'attention de per­sonne, et de ne point faire parler d'elle, en ne se mêlant de rien et ne donnant jamais son avis pour quoique ce fût.

Cette vraie Religieuse poursuivait avec une grande ferveur l'oeuvre de sa perfection. Aussi, quand on songea à la fondation de notre monastère, notre digne Mère fondatrice la choisit avec la con­fiance qu'elle serait une pierre fondamentale, et un modèle pour celles qu'elle recevrait à l'avenir. On lui confia le soin des postulantes pour leur apprendre à remplir les offices auxquels on les appli­quait, convaincue qu'elle le leur enseignerait d'une manière religieuse, avec la plus grande exac­titude. Elle redisait sans cesse à ces jeunes Soeurs : « C'est ainsi qu'il faut faire, selon nos anciens usages ; c'est comme cela qu'on nous a montré. » Simple, complaisante, toujours ingénieuse à trouver le meilleur côté des personnes et des choses, d'un caractère facile, dans les rapports que l'on avait avec elle on était sûre de voir régner la paix, la concorde, la bonne entente.

Son amour pour la sainte pauvreté lui faisait utiliser toutes choses. Pendant qu'elle était chargée du soin des lampes, elle s'était fabriquée un petit bougeoir en fer-blanc dont elle se servait pour circuler le soir dans le monastère, et au moyen duquel elle utilisait les vieux restes de suif et de mèches, économisant toujours et en tout autant que possible. Abeille laborieuse, son activité au tra­vail ne lui permettait pas de perdre une minute du temps qui lui était consacré ; mais, d'autre part, on pouvait constater, par son recueillement et son silence, qu'elle agissait toujours sous le regard de Dieu, et que les pensées éternelles ne la quittaient pas.

Au moment de la fondation de Strasbourg, il fallait remplacer, pour notre communauté, la Mère Sous-Prieure, appelée à partir à la tête de la nouvelle petite colonie. Son Éminence le cardinal Morlot nomma d'office à cette charge, jusqu'aux prochaines élections qui confirmèrent ce choix, notre bien- aimée Soeur Marie Louise, dont la surprise fut extrême, elle qui se croyait si incapable, si petite !

 

 

Elle se soumit humblement et demanda comme une grâce de conserver les petits offices des lampes et des alpargatas dont elle avait alors le soin. Plus que jamais, on la vit régulière, ponctuelle, fidèle à toutes les observances ; la bonne Mère Sous-Prieure ne voyait que le devoir pour s'y conformer et le remplir. Type achevé de l'esprit religieux, elle avait au plus haut point ce cachet d'antique simpli­cité, ce sens religieux des choses, si rare aujourd'hui ; sa longue carrière au Carmel lui avait fait de l'esprit de mort comme une seconde nature, de telle sorte qu'il était difficile de reconnaître où la por­taient ses inclinations naturelles.

L'esprit d'humilité qui l'animait donnait à toute sa conduite un caractère de réserve et de discré­tion : dans sa charge de Sous-Prieure, elle ne voyait que l'occasion d'un sacrifice plus complet d'elle- même, et la pratique d'une plus haute vertu ; elle ne tenait pas à avoir toujours raison, ce qui est du reste le moyen d'avoir souvent tort ; et si elle avait raison, elle souffrait volontiers qu'on ne le reconnût pas ; elle semblait dire alors : J'aime mieux me retirer à temps que de m'exposer à blesser la charité, ou à me blesser moi-même ; il importe plus de conserver la paix. Et elle terminait par un mot joyeux qui ne piquait personne, et qui laissait intact le beau vêtement de la charité. Cette même vertu d'humilité la portait à ne juger personne, à excuser, à interpréter tout en bon sens, à traiter toute chose doucement, aimablement ; et si parfois elle avait acte d'autorité à faire, elle n'ignorait pas que le meilleur moyen de reprendre, c'est de le faire avec mansuétude.

Quoique notre Soeur Marie Louise parût assez délicate, elle observa notre sainte règle dans toute sa rigueur pendant de longues années. Sujette à de fréquentes migraines, lorsqu'elles la forçaient de s'arrêter après une journée de travail excessif, on la voyait, dès le lendemain, reparaître en Communauté, et, au besoin, se livrer aux gros travaux comme si de rien n'était, trop heureuse d'avoir une nouvelle occasion de prouver son amour au divin Maître. On était étonné qu'elle pût suffire au travail des offices dont elle était chargée, car elle en avait toujours plusieurs, et les remplissait avec grand soin et diligence, n'épargnant pas sa peine pour procurer quelques soulagements à ses Soeurs. Aussi la citait-on comme un vrai modèle, d'abnégation et de charité.

La ferveur de notre chère Soeur la portait à demander souvent la permission de veiller au choeur après Matines. Tous les moments dont elle pouvait disposer, elle les passait devant le Saint Sacre­ment, où elle restait un temps considérable à genoux les dimanches et jours de fête. Pendant tout le cours de sa vie, elle s'est donnée et dépensée pour le bon Dieu ; elle a accompli toutes ses volontés avec la perfection que l'on peut souhaiter aux âmes religieuses ; tous les désirs de cette âme étaient concentrés dans cette volonté qui est le pain au-dessus de toute substance.

Toujours obéissante aux Prieures qui se succédaient, on peut dire qu'elle pratiquait également cette vertu envers toutes ses Soeurs, avec douceur et simplicité. Nous dépasserions de beaucoup les limites d'une circulaire si nous voulions énumérer les actes de vertu que nous lui avons vu pratiquer. Deux traits entre tant d'autres vous donneront, ma Révérende Mère, une idée de son esprit de foi. Il y a une vingtaine d'années, voulant rendre compte de son âme à une jeune Prieure, nouvellement élue, elle lui dit : Ma Mère, la lumière que j ai eue après ma Retraite annuelle, c'est de me mettre entre vos mains comme une petite enfant. Ce qu'elle fit avec une simplicité touchante : c'est qu'avant tout en ses supérieurs elle voyait l'image de Dieu. Un soir, après son repas à l'infirmerie, l'infirmière, ayant trouvé qu'elle avait trop jeûné, lui dit en se retirant : « Quand on ne mange pas plus que cela, on se couche. » Quel ne fut pas son étonnement lorsque, rentrant quelques minutes après, elle vit notre vénérable Soeur en train de se déshabiller.

Son esprit de communauté était remarquable : tant que ses forces le lui permirent, elle ne manqua ni l'oraison, ni l'office divin, où elle aimait à donner encore sa voix avec une ferveur que l'âge n'avait pas ralentie. Il était touchant de lui voir faire tous les jours le Chemin de la Croix, debout, lorsqu'elle ne pouvait plus fléchir les genoux à chacune des stations. Impossible de la contempler dans

cette altitude sans éprouver de la dévotion. Du reste, partout où on la rencontrait, on ne pouvait douter qu'on ne passât près d'un tabernacle vivant.

Toujours active, sa piété s'alimentait à l'office des pains d'autel, où elle rendit le plus de services possible jusqu'à ces dernières semaines. Elle n'avait aucune infirmité ; seulement elle était un peu sourde ; privée par cela même de prendre une part active à nos récréations, elle ne voulut néanmoins jamais se dispenser d'aucune. La communauté, répétait-elle souvent, de$t ma vie. Comme elle nous aimait toutes ! Quel intérêt religieux ne prenait-elle pas à nos peines de famille, à la conversion d'âmes bien chères ! Vraie fille de sainte Thérèse, l'Église et les âmes étaient bien le but de sa vie de pénitence et d'immolation. Prendre la dernière place, se laisser oublier, faire sans bruit des actes de charité, en prévenant les Soeurs occupées ou fatiguées, telles étaient les pratiques constantes de cette âme dévouée. Sa fidélité à se mortifier ne s'est jamais démentie ; nous l'avons vue, jusque dans ses dernières années, ramasser en se promenant des orties et les serrer à la dérobée dans sa main.

Sa vie cachée et toute perdue en Dieu n'offrait rien de saillant à l'extérieur. Âme de devoir, peu gâtée sous le rapport des consolations spirituelles, elle allait droit à Dieu par la foi nue, et par la pureté de ses intentions, s'ignorant elle-même complètement.

Vous ne serez pas surprise, ma Révérende Mère, en apprenant qu'avec l'assentiment des Supé­rieurs elle fit à soixante ans le voeu du plus parfait. Sa vie étant une ascension continuelle dans la perfection, ce voeu n'y apporta aucun changement extérieur ; mais l'Époux jaloux, qui se rend compte d'une pensée, d'un désir inaperçus au regard humain, a certainement contracté dès lors avec sa fidèle épouse une alliance plus étroite. Une quinzaine d'années plus tard cependant, sa conscience timorée lui inspirant avec l'âge des inquiétudes sur ce point, elle s'en fit relever, mais ce fut pour entrer plus que jamais dans la voie de l'abandon où elle avança à grands pas avec une fer­veur soutenue. Toute livrée, tout abandonnée dans un degré que les paroles ne sauraient rendre, elle se plaça entre les mains de Dieu comme sa chose. Travailler pour Lui, c'est bien; ne chercher en tout que l'accomplissement des divins vouloirs, c'est plus parfait évidemment; la vie des Saints, celle en particulier de notre Bienheureux Père saint Jean de la Croix, nous indique un état plus relevé encore : l'amour des souffrances et des humiliations. Notre vénérée Soeur l'a compris dès le début de sa longue carrière, cherchant sur sa route l'épine qui pouvait l'associer à son divin Époux, non pas un jour en passant, mais toujours et partout ; sa vie silencieuse, cachée, laborieuse, nous révèle son amour pour tout ce qui porte le sceau de l'humilité.

Vous devinerez sans peine, ma Révérende Mère, avec quelle joie fraternelle la Communauté célébra successivement les noces d'or de notre bien-aimée Soeur et ses noces de diamant. Un bon nombre de nos chers Carmels avec lesquels nous avons des relations plus intimes, voulurent prendre part à ces touchantes fêtes de famille, qui apportent toujours avec elles des grâces bien précieuses de renouvellement. Soeur Marie Louise se laissa faire avec sa simplicité et son abandon habituels ; les témoignages d'affection qu'elle reçut du berceau de sa vie religieuse lui furent particulièrement chers, sa bonne figure s'épanouissait chaque fois qu'elle en parlait.

Pour ses noces d'or, le Très Révérend Père Provincial des Dominicains vint offrir le saint Sacri­fice, et dans une très belle allocution appliqua à notre chère Soeur le charmant épisode du martyre de sainte Dorothée, envoyant des"fleurs et des fruits au jeune avocat romain. Dans l'après-midi, elle reçut la visite de notre vénéré Père Supérieur, ce qui compléta cette journée de grâces. Dix ans plus tard, nous célébrâmes avec une grande solennité ses noces de diamant : nous étions si heureuses d'entourer cette vénérable Soeur, et de lui prouver notre religieux dévouement, elle qui n'avait jamais laissé passer une occasion de nous donner des témoignages du sien si fraternel ! On demanda et on obtint de Sa Sainteté, notre bien-aimé Pontife Léon XIII, une bénédiction spéciale pour la jubilaire. Notre éminent et saint cardinal, ainsi que notre vénéré Père Supérieur, tous deux absents, lui envoyèrent avec an pieux souvenir leurs paternelles bénédictions; cinq Généraux d'Ordre y joignirent la leur, accompagnée de lettres si affectueuses que notre chère Soeur en était émue jusqu'aux larmes. Dans la salle de communauté, on avait disposé un massif de fleurs et de verdure où l'on suspendit, avec des faveurs, toutes les bénédictions, missives, couplets et souvenirs de tous genres qui lui furent prodigués en ce jour du 21 juillet 1889. La Messe conventuelle fut célébrée par Son Excellence Monseigneur Rotelli, Nonce apostolique, qui entra ensuite dans la clôture et félicita avec bienveillance notre chère doyenne de sa longue carrière. En se retirant, Son Excellence lui souhaita de pouvoir, dix années plus tard, célébrer ses noces « de rubis et de toutes les pierres précieuses ».

Dans l'après-midi, Sa Grandeur Monseigneur Altmayer, archevêque de Bagdad, vint rehausser par sa présence cette solennité. Sa Grandeur bénit la couronne et le bâton traditionnels, le remit entre les mains de notre Soeur Marie Louise et déposa sur sa tête la couronne jubilaire. Un autre Fils de saint Dominique prononça un très beau discours ; en un mot, ce fut un jour de fête splendide. A cette époque, notre chère Soeur avait encore le soin des deux ermitages de Notre-Dame des Sept-Douleurs et de notre Père saint Jean de la Croix ; on avait renouvelé leurs parures, la Communauté s'y rendît processionnellement, et quelle ne fut pas la joie, l'émotion de notre vénérable doyenne lorsqu'il lui fut donné de couronner elle-même la très sainte Vierge, au chant d'un cantique composé par une de nous pour la circonstance ! Des chants joyeux complétèrent la journée, et, ce qui était charmant, c'était de voir et d'entendre cette bonne ancienne chanter de tout coeur des couplets en son honneur avec un oubli d'elle-même absolu.

La sainte Église, dans sa sagesse, a réglé le nombre des Communions dans chaque Ordre ; mais l'appel divin demeure : « Venez au banquet! » Cette parole on l'entend, on l'écoute comme si elle venait de tomber des lèvres du divin Maître. Qu'importe qu'une âme soit méconnue du monde ! Elle connaît une porte où elle sera toujours bien accueillie, la porte du tabernacle. Quel courage ne donne-t-il pas, ce Pain vivant ? Comment se laisser défaillir lorsque le sang de Jésus coule dans les veines ? Com­ment s'attarder dans le chemin de la perfection lorsque la chair même du Roi des vierges s'incorpore dans la nôtre ? Non, notre bien-aimée Soeur Marie Louise ne s'est jamais lassée des austérités et de la mortification, elle n'était pas défaillante devant le devoir et la souffrance, parce qu'elle profitait bien de ses Communions. Elle n'était pas du nombre des âmes qui insistent auprès des Supérieurs et des confesseurs pour avoir des Communions de grâce ; elle était trop humble et elle se reconnaissait trop indigne d'une telle faveur. Si l'occasion se fût présentée, elle eût dit volontiers comme notre sainte Mère qu'elle préférait de beaucoup l'honneur de Dieu au sien, et ne pouvait se lasser de le louer de ce qu'il avait inspiré au confesseur la pensée de défendre l'honneur de Dieu et d'empêcher que le divin Maître ne vînt dans une hôtellerie aussi misérable que l'était son âme.

Cependant, à l'époque de ses noces de diamant, les Supérieurs ne voulant pas enlever à Notre-Seigneur la joie de se livrer à une âme si vertueuse et si humble, l'autorisèrent à faire plus fréquem­ment la sainte Communion. Avec quelle confusion ne reçut-elle pas cette permission !

Ainsi que Son Excellence Monseigneur le Nonce nous l'avait fait espérer, nous nous flattions de conserver cette relique vivante plus de dix ans encore ; son tempérament si sain et son aspect si aus­tère la faisaient comparer aux statues de saint François d'Assise ou de saint Pierre d'Alcantara ; une seule chose nous inquiétait, c'était sa vertu consommée. En effet, le bon Dieu, voulant la récom­penser de longs services si fidèlement rendus, permit que notre vénérée doyenne fût atteinte, au com­mencement de novembre, d'une très forte indisposition ; las premiers jours, elle lutta avec une vigueur à laquelle on ne pouvait s'attendre et qui nous faisait espérer une heureuse issue. Telle n'était pas la volonté du Seigneur. Notre chère malade était depuis quelques jours privée de la consolation de recevoir Jésus Hostie. Notre pieux et dévoué docteur lui conseilla de recevoir l'Extrême-Onction afin de pouvoir communier en viatique, ce qu'elle accepta avec joie, ne témoignant aucune appré­hension à l'approche de ce moment qu'elle avait tant redouté autrefois, Cette cérémonie eut lieu le 10, juste à l'anniversaire du jour où notre chère Soeur Saint Jean de la Croix avait reçu également cette grâce suprême. Notre bien-aimée malade demanda pardon à la Communauté et renouvela ses saints Voeux avec sa piété et son humilité habituelles. Dans l'après-midi, elle eut la consolation de recevoir la visite de notre vénéré Père Supérieur, de s'entretenir avec lui, et de le voir accepter et emporter son dernier ouvrage : c'était une couverture tricotée pour un enfant pauvre.

Nous ne pouvions plus nous faire illusion, les meilleurs soins de notre dévoué docteur restèrent infructueux pour enrayer le mal ; elle souffrait beaucoup, mais pas une plainte ne tombait de ses lèvres, elles ne s'ouvraient que pour répéter : tout ce que le Bon Dieu voudra ! Lui parler de sa longue vie religieuse si édifiante aux yeux des autres, était pour elle la couvrir de confusion. Souvent ses yeux se remplissaient de larmes à ce souvenir, et elle demandait qu'on implorât pour elle la miséricorde de Dieu. Cette âme si humble ne s'avouait même pas la réalité de son long et généreux amour pour le Dieu qu'elle avait servi depuis sa jeunesse. "Dites-lui que je veux l'aimer!" nous répétait-elle lorsque, ces derniers jours, nous lui demandions ce qu'il fallait dire à Jésus de sa part.

A l'exemple de notre vénérée Mère Marie de la Croix, elle aurait pu dire : « Mon nom, c'est la volonté de Dieu. » Elle était si perdue en cette sainte volonté que la nommer suffisait à notre chère Soeur Marie Louise. S'informait-on de ses nouvelles le matin, voulait-on savoir si elle souffrait: La volonté de Dieu ! était sa réponse presque invariable.

Deux jours avant sa mort, nous l'entretînmes de sa famille à laquelle son bon coeur portait une reli­gieuse et sincère affection : elle n'oublia aucun de ses membres, nous redit sa joie de les savoir tous bien unis, nous nomma avec intérêt plusieurs âmes, dont elle souhaitait ardemment la conversion ; enfin, à notre demande, elle bénit du fond du coeur tous les siens. Nous ne doutons pas que cette béné­diction porte des fruits de salut dans cette honorable famille, qui professait un véritable culte envers sa sainte parente.

Notre vénérable Soeur eut une longue et douloureuse agonie ; mais elle conserva jusqu'au bout sa présence d'esprit. Quelques heures avant son dernier soupir, lui ayant dit que Monsieur notre aumô­nier allait entrer lui donner une suprême absolution, ne pouvant plus parler, elle nous fît entendre par signe qu'elle nous comprenait. Les prières du Manuel lui furent souvent répétées, elle s'y unit autant que ses forces le lui permirent. Enfin le lundi 16, à la fin des vêpres, la cloche réunit la communauté autour de son lit. Soeur Marie Louise semblait attendre ses Soeurs pour retourner à Dieu ; à cet instant solennel entre tous, la figure de notre vénérable Soeur s'illumina d'une telle splendeur que nous sommes portées à croire qu'une douce vision est venue la réjouir : deux secondes après, son âme nous quittait pour se réunir à Celui en qui elle avait concentré toute la puissance de son amour.

Une fois exposée au choeur, un bon nombre de personnes ont eu la dévotion de faire toucher des objets à la dépouille mortelle de notre vénérée Soeur. Nous ne pouvons taire notre reconnais­sance à l'égard des Fils des deux grands Patriarches saint Dominique et saint François d'Assise qui eurent la bonté de venir, pour les obsèques, avec d'autres membres du clergé régulier et séculier.

Malgré la vie si sainte de notre Soeur Marie Louise et la confiance intime que nous avons de l'accueil favorable que le Seigneur a fait à sa fidèle épouse, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages de l'Ordre, déjà demandés, par grâce, une Communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, les Indulgences du Via Crucis, des six Pater et quelques invocations au Sacré Coeur, à Notre-Dame des Sept-Douleurs et à tous les Saints de l'Ordre ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire. Ma Révérende Mère, dans l'amour de Jésus,

 

Votre humble Soeur et servante,

Sr THÉRÈSE DE JÉSUS,

r. c. i.

De notre Monastère de la Réparation et de la Sainte-Face du Très Saint Rédempteur des Carmélites de Paris, avenue de Messine, 23, le 10 décembre 1891.

 

P. S. Nos chères Mères de l'avenue de Saxe nous prient de faire remarquer que, sur la liste des Carmels, à la fin de l'Ordo de 1892, c'est par erreur que les Monastères d'Arras, de Merville et de Saint-Dié ont été omis.       

Un de nos Carmels nous demande de réclamer les suffrages de l'Ordre pour une Fondatrice décédée.

 

POITIERS. — TYPOGRAPHIE OUDIN ET Cie.

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