Carmel

10 avril 1892 – Gravigny

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,           

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui, après nous avoir enlevé notre chère Soeur Archangela en la fête de sa glorieuse Epiphanie, venait, le jour de l'Octave de cette même fête, nous demander un nouveau et terrible sacrifice, en appelant à lui notre Révérende Mère Prieure, Hortense-Stéphanie-Marie de la Trinité, âgée de 56 ans et de religion 33 ans et 11 mois.

Notre bonne Mère naquit à Cherbourg, d'une famille honorable et profondément chrétienne, dans laquelle elle reçut le germe des vertus qu'elle devait pratiquer plus tard à un haut degré.

De bonne heure. Dieu lui fit sentir son appel. Elle était encore tout enfant lorsque sa petite imagination fut vivement frappée d'une visite qu'elle fit à la chapelle de nos Mères de Valognes, et bien des années après, elle se rappelait cette visite et tous les détails de la chapelle.

A la Visitation de Caen où elle fut placée comme pensionnaire après la mort de sa mère, c'est-à-dire vers l'âge de 12 ans, elle remarquait dans les cloîtres une statue de Notre-Dame du Mont-Carmel (statue très vénérée parce qu'elle avait échappé miraculeusement au vandalisme révolutionnaire), et elle lui vouait une dévotion particulière et toute filiale. Un jour, en revenant du parloir, elle s'arrêta aux pieds de cette divine Mère, et y fut trouvée par une des religieuses qui, passant près d'elle, lui mit la main sur la tête et lui dit

: « Oh !oui, priez bien Notre-Dame du mont Carmel. Elle vous... et elle n'acheva pas sa phrase, mais notre Mère comprit : elle nous disait souvent que ces paroles lui avaient été plus tard comme l'indication de sa vocation, et que, sur le moment même, elle en avait été vivement impressionnée.

Que se passa-t-il le jour de la première communion dans cette âme si pure, si innocente? Elle ne le dit jamais; mais sa soeur qui couchait dans la même chambre qu'elle, l'entendit pendant la nuit qui précéda le grand jour, verser des larmes abondantes. Peut-être pleurait-elle ses légers péchés que son humilité grossissait à ses yeux; peut-être aussi son coeur se fondait-il d'amour et de reconnaissance envers le Dieu qui allait se donner à elle et qui l'attirait déjà par de si puissants attraits.

Après avoir passé quelques années chez les saintes Religieuses de la Visitation, notre bonne Mère n'étant pas complètement fixée sur sa vocation, résolut de se consacrer, au moins momentanément à l'instruction. Ayant donc obtenu son brevet, elle se rendit aux Andelys, au pensionnat de Mlles de la Boullaye qui, dès cette époque, avaient la réputation de former d'excellentes institutrices. Ce fut là que, pendant une maladie qui vint l'éprouver, elle connut d'une manière certaine sa vocation. Mais elle hésitait beaucoup entre le Carmel de Valognes qui l'avait tant frappée dans son enfance, et celui de Gravigny, où se trouvant plus éloignée des siens, elle espérait être plus à Dieu. Ce bon Maître se chargea de mettre fin Lui-même à cette douloureuse alternative. Un jour, pendant une promenade dans la campagne, où notre Mère accompagnait Mlle de la Boullaye et où elle était poursuivie par son hésitation habituelle, elle fut tout à coup ravie par une musique vraiment céleste qui se faisait entendre dans la direction d'Evreux. Elle fut seule à percevoir cette harmonie, et l'impression qu'elle en ressentit lui fit aussitôt penser qu'elle était la réponse de Dieu et que son choix devait se fixer sur notre Carmel.

Mais il lui restait à obtenir le consentement de son père et son coeur aimant se brisait à la pensée de la peine qu'elle allait lui causer. Après avoir annoncé sa résolution à sa soeur, elle la pria de l'aider à obtenir le consentement si désiré, et toutes les deux s'étant armées de force par la prière, se dirigèrent vers le bureau de leur père. Mais au moment d'entrer, le courage leur manqua et ce ne fut qu' après plusieurs tentatives infructueuses qu'elles purent se décider à pénétrer dans l'appartement. Le pauvre père surpris et peiné, ne dit pas un non formel, mais il versa bien des larmes et remit la décision à plus tard. Dans la suite, lorsqu'on le pressait de donner son consentement, il répondait avec un ton plein de souffrance : « Vous êtes donc bien pressés de m'enlever ma fille? N'est-elle pas bien près de son père? » Et le temps se passait sans amener aucun résultat.

Une bonne qui servait alors dans la famille, fut l'instrument dont Dieu se servit pour précipiter le dénouement d'une situation devenue intolérable. Elle fit remarquer à son maître que, pendant le dernier hiver, Mlle Hortense ne s'était pas chauffée une seule fois, elle lui apprit que chaque soir elle ôtait son matelas pour coucher sur la paille; enfin elle le supplia d'avoir égard à son respect, à son obéissance et de ne pas la torturer davantage en entravant une vocation dont les preuves étaient si nombreuses et si certaines.

Aux approches du nouvel an, notre Mère elle-même dit à son père, (et c'est la seule fois qu'elle lui parla de son départ) : « Papa, voulez-vous me permettre de faire faire mon portrait pour vous laisser ce souvenir? » Le bon père ne dit pas non, bientôt il donnait son consentement définitif, écrivait à notre vénérée Mère Marie de Saint Paul, et au mois de février, notre chère Mère quittait le toit paternel pour venir se renfermer à jamais derrière nos grilles. Aucune parole ne peut rendre ce qu'elle endura au moment des adieux : «  Il me semblait, disait-elle, que tout en moi était brisé et que la vie allait me quitter. Je ne saurais jamais dire ce qui se passa en moi et tout ce que j'eus à souffrir. »

Mais à peine entrée dans la maison du Seigneur, ma Soeur Marie de la Trinité se trouva dans son centre, dans son élément. Le silence, la solitude, l'oraison faisaient ses délices. Dieu seul ! devint sa devise, et ce simple mot pourrait résumer sa vie tout entière. En effet, elle ne voyait que Dieu, ne cherchait que Dieu, ne s'occupait que de Lui, ne vivait que pour Lui. Son humilité et son détachement d'elle-même frappaient toujours ceux qui l'approchaient. Son bonheur, comme elle le disait souvent, aurait consisté à être simple soeur du voile blanc, occupant la dernière place dans la Communauté et n'ayant d'autre souci que d'aimer Jésus et d'obéir aux supérieurs. l'obéissance, cette vertu fondamentale de toute vie religieuse, était particulièrement chère à la nouvelle postulante, et, peu de temps après son entrée, elle en donna une preuve manifeste. Un jour, notre regrettée Mère Marie de Saint Paul, alors prieure, désirant lui parler, mais étant encore occupée pour quelques instants, lui dit de rester où elle se trouvait et de l'y attendre. Puis, distraite par une autre Soeur, elle oublie la pauvre postulante et la retrouve longtemps après à la place qu'elle lui avait assignée et qu'elle n'aurait jamais osé quitter d'un pas, de peur de désobéir.

Malgré les vertus dont faisait preuve ma Soeur Marie de la Trinité, ses supérieurs furent obligés de prolonger son postulat et son noviciat au delà des limites ordinaires, une maladie d'intestins et une surdité passagère étant survenues pendant son temps d'épreuve. Elle reçut donc le saint Habit un an après son entrée, le 9 février, octave de la Purification, et prononça ses voeux deux ans plus tard, en la fête de notre glorieux Père saint Joseph, à qui elle voua, dès lors, une dévotion toute particulière.

Parvenue au terme de ses désirs, la nouvelle professe s'appliqua plus que jamais à tous les devoirs de son saint état, accomplissant chacun de ses actes avec la plus grande perfection, mais se tenant toujours humble et cachée et mettant ainsi en pratique la sentence qu'elle aimait à redire : « Le bien ne fait pas de bruit, et le bruit ne fait pas de bien. »

Dès que sa santé fut assez fortifiée, elle obtint la liberté de se livrer plus complètement à son attrait pour la mortification corporelle dont la pratique lui était cependant très pénible, car le tempérament calme et lymphatique de notre bonne Mère la faisait reculer comme instinctivement devant tout effort; aussi ne trouvait-elle que dans sa volonté la force qui lui était nécessaire pour soutenir les rigueurs de notre Sainte Règle, et celles qu'elle croyait devoir y ajouter pour dompter ce qu'elle appelait sa lâcheté et attirer sur les pécheurs des grâces de repentir et de pardon.

Les premières années de son priorat, se voyant, sur ce point, plus obligée de suivre ses propres inspirations, elle redoubla encore ses austérités et ce fut alors qu'elle resta longtemps sans se déshabiller, prenant son sommeil assise et même souvent à genoux, appuyée seulement au dossier de sa chaise.

Certes, en agissant ainsi, notre bonne Mère était poussée par l'esprit de Dieu; nous en étions convaincues, car nous la connaissions trop humble pour se laisser guider par son propre esprit, mais dans notre amour filial nous tremblions en la voyant se traiter si durement et nous appréhendions que ses austérités abré­geassent le nombre des jours qu'elle devait passer parmi nous, et que nous aurions voulu multiplier.

Dès les premiers temps de sa vie religieuse, ma Soeur Marie de la Trinité montra un grand amour pour la sainte pauvreté; elle savait employer tout, utiliser tout, et son adresse remarquable, jointe à une extrême patience et à un grand esprit d'observation lui permettait d'exécuter une foule de travaux, ordinairement peu familiers aux femmes, et lui procurait ainsi la consolation d'épargner bien des dépenses à sa chère communauté et d'éviter en maintes occasions l'entrée des ouvriers dans la clôture.

La charité était encore un des traits distinctifs de notre bonne Mère. Son caractère timide la rendait, il est vrai, peu prévenante, mais en même temps son extrême bonté la mettait toujours au service de toutes, et plus tard, lorsqu'elle fut Prieure, étendant sa charité jusqu'au dehors,elle ne pouvait jamais refuser complètement les demandes de secours qui lui arrivaient de toutes parts et souffrait parfois vivement de ne pouvoir donner davantage. Mais la charité de notre bonne Mère se montrait surtout dans ses rapports avec chaque membre de la Communauté. Cette belle vertu venait alors augmenter et sur naturaliser la grande délicatesse de pro­cédés qui était innée chez elle et qui la rendait si sensible aux petits froissements inséparables de toute vie commune. Sa nature en souffrit toujours vivement, mais sa grande vertu, sa bonté, son amour de la paix lui firent toujours aussi surmonter courageusement cette impression pénible dont elle n'était pas maîtresse.

Bonne et aimable pour toutes celles qui l'entouraient, notre chère Mère ne pouvait cependant souffrir qu'on lui donnât la moindre marque d'attachement particulier ou trop naturel ; aussi, dans ces circons­tances, se montrait-elle si froide et si sévère que nulle n'était tentée de recommencer. On l'admirait, on l'aimait, mais on n'osait trop le lui dire.

Elle-même ne voulait se permettre aucune affection naturelle, même pour les membres de sa famille qu'elle n'aimait plus qu'en Dieu et pour Dieu, tout en ressentant vivement leurs épreuves et en priant ardemment le bon Maître de les leur alléger. Aussi mérita-t-elle la consolation de voir une de ses nièces appelée à la vie religieuse, sa joie fut grande le jour de son engagement irrévocable avec Dieu et se renou­vela dans la suite lorsque les lettres de cette chère nièce lui faisaient constater qu'elle n'avait d'autre désir que celui d'arriver au degré de perfection que Dieu lui demandait. Quant à son unique soeur, qui, sans quitter le monde, s'était consacrée à l'instruction dans le but principal de faire mieux connaître et aimer Dieu, notre Mère trouvait en elle un parfait écho de ses propres sentiments, une amie dévouée de son cher Carmel et avait continué d'entretenir avec elle des rapports assez fréquents mais toujours empreints de son esprit habituel de mortification et de détachement.

Quant à ses rapports avec Dieu, elle les tenait trop cachés pour qu'il nous soit possible d'en parler longuement. Elle honorait spécialement le saint Enfant Jésus, aussi sa piété avait-elle ce caractère de confiance, d'abandon, de simplicité qui distingue toujours les âmes vouées au mystère de la Sainte Enfance et qui contrastait avec son extérieur réservé et même un peu froid. Aussi étions-nous étonnées et profondément émues en entendant parfois sa voix étouffée par les larmes, lorsque, dans ses entretiens publics ou particuliers, elle nous parlait de Jésus, de notre bonheur de le servir ici-bas comme épouses, du bonheur plus grand encore de le posséder éternellement. Alors, malgré tous ses soins pour laisser cachées les opérations de Dieu en elle, nous pouvions entrevoir combien étaient parfois doux et intimes les rapports du divin Maître avec sa fidèle servante.

Les quelques traits que nous venons d'esquisser rapidement vous auront permis, ma Révérende Mère, d'apprécier le caractère et la vertu de notre Mère bien aimée et de comprendre de quelle affectueuse vénération elle fut l'objet parmi nous.

Dès les premières années de sa vie religieuse elle était le modèle des plus jeunes, la joie et l'espoir des anciennes. L'une de ces dernières qui la connaissait à fond, ayant reçu ses soins comme infirme, se réjouissait de voir revivre en elle l'esprit primitif de l'Ordre, et disait un jour : « Quelle bonne religieuse que cette petite Trinitas, c'est une Mère que le bon Dieu nous façonne. » En effet, à peine sortie du Noviciat, ma Soeur Marie de la Trinité fut élue Sous-Prieure; son humilité en souffrit alors beaucoup, mais bientôt, acceptant généreusement la volonté de Dieu, elle ne pensa plus qu'à s'acquitter de sa charge avec toute la perfection possible. Très instruite des rubriques, possédant une voix agréable, apportant au saint office plus encore qu'à toute autre chose, un grand désir du plus parfait, elle était pour le choeur un guide sûr et éclairé. En Communauté lorsqu'elle devait y remplacer notre Mère, son maintien noble et digne commandait le respect et l'obéissance; enfin sa déférence envers sa Mère Prieure, son humble soumission, sa régularité exemplaire achevaient de la rendre ce que doit être toujours une Sous Prieure : le modèle de toutes les Soeurs, une sorte de Règle vivante.

Rien, nous semblait-il, ne manquait à la perfection de cette belle âme, mais Dieu, dont les vues diffèrent tant des nôtres, voulut la purifier encore en lui envoyant la croix qui pouvait lui être la plus sensible, celle du Priorat où elle fut élevée après avoir rempli pendant six années la charge de Sous-Prieure.

Quelle croix, en effet, pour cette âme humble qui se croyait sincèrement incapable de tontes choses, pour cette âme timide qui regardait comme un supplice toute occasion de se produire, pour cette âme calme, innocente, sans passions, presque sans luttes, qui n'apprit à connaître les tentations que par les confidences de ses filles. La plupart de leurs aveux l'étonnaient et l'attristaient, d'autant plus qu'elle se croyait impuissante à soulager un mal qu'elle comprenait à peine. Mais elle prê­chait d'exemple et si parfois on se sentait un peu découragé en se trouvant vis à vis d'une âme si étrangère aux misères habituelles du coeur humain, l'on était surtout profondément édifié de sa vertu, et lorsque la tempête était un peu calmée, on se promettait de suivre dans les voies parfaites celle que Dieu, dans sa bonté nous avait donnée pour modèle et pour guide.

Malgré les nouveaux devoirs qui lui étaient imposés, notre Mère restait toujours l'âme de Dieu seul et son grand bonheur était de se renfermer en elle-même pour y trouver ce Dieu qui faisait sa force et sa consolation, quoiqu'il la conduisît le plus souvent par les ténèbres et les obscurités si pénibles de la foi nue. Si quelquefois, on lui reprochait de ne pas assez se donner à l'extérieur, elle répondait : «  La Car­mélite est à Dieu, elle doit donc ne chercher qu'à contenter Dieu. 11 faut se prêter, mais jamais se

donner. »

Enfin, après avoir vaillamment porté pendant 3 ans la lourde croix que Dieu et ses filles lui avaient imposée, notre bonne Mère se vit avec joie déchargée de ce pesant fardeau et reprit la vie humble, cachée et obéissante qu'elle avait tant aimée, tant regrettée. Pendant les trois années qui suivirent, elle exerça la charge de Dépositaire et celle non moins importante de Maîtresse des Novices, puis, elle fut trois ans après élue de nouveau sous-Prieure. Peu de temps après ces dernières élections, la santé de notre vénérée Prieure, Mère Marie de Saint Paul, se trouva si ébranlée, que tout le poids de la charge retomba nécessai­rement sur la pauvre sous-Prieure; pendant plus d'une année, elle assista à l'affaiblissement graduel de celle qui avait guidé ses premiers pas dans la vie religieuse et qu'elle aimait de toutes les forces de son coeur sensible et reconnaissant. Avec quel dévouement elle la soigna ! que de nuits elle passa auprès d'elle sans se déshabiller et presque sans dormir! Enfin le moment du sacrifice vint à sonner, et déjà brisée par ce coup douloureux, notre bonne Mère Marie de la Trinité dut reprendre sur ses épaules, le fardeau du Priorat, si lourd, si effrayant pour elle.

Dieu qui voulait la préparer à sa fin prochaine, permit qu'elle eût alors à souffrir plus encore que pen­dant son premier triennat. Les troubles, les craintes, les ténèbres qu'elle n'avait jamais ressentis pour elle-même, elle les éprouvait au sujet de sa charge, pensant toujours être un obstacle à l'action de Dieu dans les âmes qui lui étaient confiées, ne se croyant capable que de nuire à sa Communauté, se défiant toujours d'elle-même, de son intelligence, de ses capacités. L'ayant parfois trouvée toute en larmes, quel­ques-unes de ses filles purent pénétrer dans cette partie intime de son âme, où la croix se faisait si forte­ment sentir, mais en communauté elle apporta toujours le même visage calme, légèrement empreint de gaieté pendant la récréation et en dehors de ce temps tout revêtu de dignité, de noblesse, et de ce caractère profondément religieux qui était vraiment remarquable chez elle.

Depuis quelque temps, notre bonne Mère vivait dans l'attente des prochaines élections qui devaient avoir lieu dans les premiers jours de cette année et lui enlever le fardeau qu'elle portait depuis 6 années consé­cutives. Elle avait demandé à Monseigneur, notre supérieur, la grâce de n'exercer aucune charge et de se reposer dans un dégagement complet de toutes les choses extérieures, des violences qu'elle avait du se

faire pendant si longtemps pour s'en occuper. En même temps, émue des maux de la Sainte Église, elle offrait à Dieu, pour son triomphe, toutes ses souffrances et sa vie elle-même, le suppliant de la rappeler à Lui et de lui permettre de Le contempler face à face après L'avoir tant aimé ici-bas, à travers les ombres de la foi.

Cette dernière prière allait être exaucée, et c'est dans le sein de Dieu que notre Mère bien-aimée devait prendre le repos qu'elle avait si bien mérité.

L'année dernière, au mois de janvier, elle avait été atteinte d'une bronchite qui, sans être assez grave pour exciter nos inquiétudes, l'avait cependant beaucoup fatiguée et avait développé chez elle une dispo­sition à l'asthme, suite d'une congestion pulmonaire qu'elle avait eue avant son entrée en religion. Néanmoins, elle voulut faire son carême, non seulement avec toute l'austérité prescrite par notre sainte Règle, mais encore avec celle qu'elle se prescrivait à elle-même, et lorsque nous voulions lui faire prendre quelque soulagement, elle répondait toujours : « Je ne suis pas malade, on ne prend de soulagement que lorsqu'on est malade. » Et peu à peu, elle arrivait à un état de faiblesse qui devait être l'une des causes de sa mort si prompte, si imprévue.

Dès les premiers jours de cette année, l'influenza commença à faire son apparition dans la Communauté et notre Mère fut une des premières atteintes. Mais croyant à un simple rhume et voulant assister jusqu'à la fin notre chère Soeur Archangela, elle ne consentit à prendre aucun repos avant qu'elle eût rendu le dernier soupir. Alors la réaction se fit et elle tomba dans un état d'accablement extrême qui ne nous inquiéta pas d'abord, car nous le prenions pour la suite toute naturelle des fatigues qu'elle venait d'éprou­ver. Du reste, aussitôt après l'inhumation de notre chère Soeur, la plus grande partie de la Communauté fut obligée de s'aliter et nous pensions que notre Mère et toutes nos malades en seraient quittes pour quelques jours de soins et de repos. Nous étions loin de prévoir les douloureux sacrifices qui nous attendaient.

Cependant l'état de notre bonne Mère ne s'améliorait pas; l'accablement augmentait; elle passait ses journées entières dans un demi-sommeil pendant lequel, c'est elle-même qui nous le disait, elle ne cessait de faire des actes d'amour et de résignation. L'état de la poitrine était aussi bien loin d'être satisfaisant, mais un vésicatoire ayant été posé, un léger mieux sembla se produire, et le mardi matin, notre docteur en faisant sa visite quotidienne parmi nous, confirma nos espérances. Dans la journée, notre Mère se leva quelques heures, prit un peu de nourriture et se montra avec ses infirmières douce, bonne, gracieuse, obéissante, simple comme une enfant, sans aucune trace de son austérité habituelle. En se recouchant vers 6 heures, elle sentit l'oppression augmenter, se plaignit d'une douleur au coeur, demanda qu'on lui mît un second vésicatoire, et lorsqu'il fut posé, elle pria qu'on la laissât reposer et parut sommeiller paisiblement. Depuis deux jours, la première infirmière couchait près d'elle, mais comme elle était aussi atteinte de l'influenza et avait grand besoin d'un repos absolu, il fut convenu que l'une de nos Soeurs, encore valide, viendrait veiller notre Mère et lui donner aux heures convenues, les potions ordonnées par le médecin.

L'oppression qui était survenue au moment du coucher, dura toute la nuit, sans augmenter ni diminuer, mais aucune agitation ne se laissait apercevoir. Notre Mère semblait toujours sommeiller, se réveillant de temps à autre pour prendre ce qu'on lui offrait ou murmurer une courte prière. Tout à coup, un peu après 4 heures, sa respiration bruyante cessa de se faire entendre, la Soeur qui la veillait s'approcha d'elle, puis appela l'infirmière. Celle-ci accourut en toute hâte, et touchant le visage de notre bonne Mère, elle le trouva glacé. Son âme venait de remonter vers Dieu, sans que le moindre mouvement, le plus petit soupir, nous aient averties de son départ et sans qu'elle ait pu, hélas recevoir les derniers sacre­ments de notre Mère la Sainte Eglise. La Communauté tout entière fut bientôt avertie, et une désolation

profonde vint se joindre pour nous à l'épreuve de la maladie, qui, à ce moment, faisait dans notre Carmel, les plus violents ravages. Nous aimions tant notre Mère, et nous étions si loin de penser que sa perte fut si prochaine ! Bien peu d'entre nous eurent la consolation de contempler ses restes vénérés; beaucoup moins encore purent l'accompagner jusqu'à notre cimetière, mais beaucoup de prêtres de la ville vinrent assister à ses obsèques, et les absoutes furent faites par Monseigneur lui-même, qui dans sa bonté de Père, voulut donner à notre Mère cette dernière marque de sa profonde estime et à tous nos coeurs affligés cette pieuse et délicate consolation, et ce fut au milieu de leurs saintes prières que le corps de notre chère Mère, fut con­duit à sa dernière demeure, d'où il sortira un jour d'autant plus glorifié, qu'il a été plus immolé, plus crucifié.

La vie si pleine de mérites de notre vénérée Mère nous laisse l'âme remplie de confiance et d'espoir, néanmoins, comme les desseins de Dieu sont impénétrables, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de nous aider à suppléer par vos prières, aux grâces dont son âme a été privée au moment de la mort, et de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre sainte Communauté, les indulgences de Via Crucis et des six Pater.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un affectueux respect, Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante.

Soeur Marie de la Croix, R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte Nativité de N.-S. des Carmélites de Gravigny, le 10 avril 1892.

 

Retour à la liste