Carmel

10 avril 1889 – Nîmes

 

MA Révérende et très Honorée Mère

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ dont la main adorable vient de blesser sensiblement nos coeurs, en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie-Joseph Ursule des Saints du voile blanc, professe de notre Communauté; elle était âgée de 68 ans, et avait 19 ans de religion.

Notre chère Soeur naquit dans une ville de ce diocèse, d'une famille chrétienne et hon­nête, peu favorisée des biens de ce monde, mais riche du trésor inestimable de la foi. Cependant le deuil se fît bientôt au sein de cette humble famille. Notre jeune Marie n'avait que deux ans, lorsque son père fut enlevé bien rapidement à l'affection des siens, et sa mère devenue veuve, dût se livrer à un travail assidu pour ne point laisser sa petite enfant en souffrance. Son intel­ligence et son adresse étant remarquables, il lui fut facile de pourvoir à tout. Une de ses tan­tes prenait plaisir à garder l'enfant chez elle pendant que sa mère se livrait au travail. Le soir venu cette bonne mère s'empressait de reprendre et de presser sur son coeur sa fille bien- aimée. A l'âge de 3 ans, la petite Marie commençait à donner un aperçu de ce qu'elle devien­drait plus tard ; conduite par sa tante à l'église paroissiale et voyant faire le Chemin de la Croix publiquement, elle voulut se mêler à la foule ayant grand soin de transporter sa petite chaise d'une station à l'autre, l'on ne tarda pas à la remarquer. Plusieurs personnes touchées de voir ce petit ange suivre ainsi un exercice si long disaient à sa mère! votre fille est pieuse bien jeune.

La foi de son excellente mère et de sa dévouée tante fut aussi la vertu saillante de notre chère Soeur. Cette vertu la rendit forte et devint sa sauvegarde dans le monde pervers dont elle ne goûta jamais les plaisirs. Dans les différentes maisons où elle fut occupée comme couturière, elle se montra non seulement fervente chrétienne, mais en plusieurs circonstan­ces elle sut trouver dans la bonté de son coeur le secret de consoler des familles plongées dans la douleur, parfois même lui demandait-on des conseils, qui étaient toujours suivis par les âmes qui connaissaient à fond la rectitude de son jugement. Sa plus intime amie nous disait qu'elle avait si bien guidé les quelques jeunes filles qui étaient chez elle comme apprenties que toutes s'étaient données au bon Dieu dans la vie religieuse. Sa piété n'avait rien de sombre ; aimable et gaie on ne pouvait être triste auprès d'elle. Son esprit sérieux s'alliait très bien avec cette joie aussi pure que son âme. Dirigée par un saint prêtre qui fut longtemps notre supérieur le plus dévoué et le plus paternel, elle se tint sous sa main obéissante et maniable comme un enfant, c'est ainsi que notre chère Soeur Ursule des Saints se préparait à recevoir la grâce de la vocation religieuse. Retenue par le devoir auprès de sa mère et plus tard près de la tante qui lui était si dévouée dans sa plus tendre enfance il lui devint impossible de répondre à l'appel du bon Dieu aussitôt qu'elle l'aurait voulu. Ce fut à ans, qu'elle vint solliciter une place de soeur du voile blanc dans notre humble Carmel. Notre chère Soeur apportait au service de Dieu une grande droiture, un coeur généreux et prêt à tous les sacrifices, mais à côté de ces heureuses dispositions on remarquait une rondeur de caractère qui aurait été regrettable si elle n'avait donné lieu à la pratique de l'humilité par l'aveu sincère qu'elle faisait de ses moindres manquements, combien de fois l'avons-nous vue humblement agenouillée aux pieds de ses compagnes pour leur demander pardon de la peine qu'elle avait cru leur faire. Elle comprit dans sa première retraite que Notre-Seigneur lui demandait de s'appliquer tout particu­lièrement à la douceur par conformité à son divin coeur. Si le succès ne couronna pas toujours ses efforts, elle soutint néanmoins la lutte avec une sincère humilité et une grande confiance en Dieu qui ne se démentirent pas un instant pendant la durée de son postulat. De si bonnes dispositions inclinèrent ses Mères et Soeurs à la recevoir à la prise d'habit au temps marqué. Un an après, le jour de la fête de Notre Glorieux Père S. Joseph, elle prononça ses saints voeux. Dès lors notre chère Soeur Ursule des Saints, s'appliqua avec joie et amour à la pratique de ses devoirs. Constamment dévouée à ses Mères et Soeurs, ne comptant point avec la fatigue, heureuse de mettre au service de Notre-Seigneur et de ses Épouses les forces qu'elle avait reçues de lui. Peu habituée aux gros travaux, elle a dû imposer à sa nature de nombreux sa­crifices qu'elle dissimulait admirablement bien, nous redisons avec bonheur ces paroles si sou­vent sur ses lèvres : Oh ! ma Mère, je ne suis jamais plus heureuse que lorsqu'il m'est donné de beaucoup travailler et de me dévouer pour la Communauté.

Son esprit de foi envers ses Mères Prieures ne lui permettait de voir en elles que l'autorité divine, aussi était-elle remplie de respect et de confiance, on la trouvait toujours soumise à leurs moindres désirs. Un mot de sa Mère Prieure l'aidait à surmonter énergiquement les tentations qui ne lui ont pas fait défaut dans le cours de sa vie religieuse.

Dans ses rapports avec ses Soeurs, notre chère fille se conduisit toujours avec droiture, cordialité et charité. Combien elle aimait à se rendre ponctuellement aux récréations, afin, disait-elle, d'être en la compagnie de sa bien-aimée Communauté dont elle ne pouvait jouir qu'à ses heures-là; si ses occupations la retenaient à la cuisine, c'était pour elle matière à sacrifice ; on l'entendait alors dire de tout son coeur : Mon Dieu, je vous l'offre ! Les postulantes étaient l'objet de ses prédilections et ses plus ferventes prières montaient au Ciel en leur faveur.

L'oraison lui était douce et facile; seule sa Mère Prieure en avait le secret, elle priait avec cette foi ferme qui incline le coeur du bon Dieu et en obtient des grâces abondantes. C'est dans son oraison ainsi faite que notre bien-aimée Soeur apprenait à se connaître et à se mépriser sincèrement. Cette connaissance d'elle-même nous rendait sa direction aussi facile que simple et si elle s'en retournait satisfaite, nous ne l'étions pas moins. Son coeur était un livre ouvert, nous aimions à y lire : Je suis heureuse Carmélite. Oui, ma Révérende Mère, cette chère âme a toujours été heureuse au Carmel parce qu'elle a su reconnaître l'immense grâce que le bon Dieu lui a faite en lui donnant une vocation si sublime. Notre chère Soeur ne trouvait rien de beau comme son Office en Pater, les paroles divines qui le composent faisaient ses délices.

Elle chérissait la sainte pauvreté, tout sur elle en portait le cachet ; si nous lui avions laissé la liberté de choisir, nous l'aurions vue prendre avec une sainte avidité ce qu'il y avait de plus pauvre.

Nous espérions que notre chère Soeur vivrait encore' longtemps au milieu de nous, nous nous félicitions de la voir forte et active comme une jeune Soeur, lorsqu'elle sentit ses forces défaillir; ne pouvant comprendre d'où provenait cette faiblesse spontanée, nous fîmes appeler Monsieur notre Docteur, si dévoué à notre Carmel, il constata une maladie très dangereuse, les soins les plus empressés lui furent prodigués par nos charitables infirmières. Pendant un mois elle a souffrit de profondes douleurs avec une patience qui nous édifiait, patience d'au­tant plus méritoire que notre bien-aimée Soeur avait une nature ardente. Au dire du Docteur, ses souffrances étaient atroces, son crucifix l'aidait à les endurer; en le regardant, elle disait: Il a bien plus souffert que moi, notre Sauveur ; ce divin Maître est venu plusieurs fois la visiter en viatique. Monsieur notre Aumônier, si bon pour nous, était tout heureux de lui apporter ce pain Céleste. Voyant que la maladie faisait de rapides progrès, nous songeâmes à lui faire donner le Sacrement des mourants. Notre chère malade demanda pardon à la Communauté avec les yeux remplis de larmes de contrition. Cette journée se passa en actions de grâce ; mais elle devait encore rester clouée sur la Croix une quinzaine de jours. De temps à autre elle chantait tout doucement : Beau Ciel, éternelle patrie, etc. La mort ne lui donnait aucune crainte, la paix de son âme n'a pas été troublée un seul instant Son abandon à la miséricorde du bon Dieu lui valait ce calme paisible. Ce fut vendredi 5 avril que la mort fit ses ravages de destruction. Nous pouvons dire que ce jour-là elle a mérité pour le Ciel extraordinairement. Au milieu des étreintes de la souffrance, sa soumission à la très adorable volonté de Dieu s'est soutenue au même niveau. Parfois elle demandait un peu de calme à ses douleurs, ayant soin d'ajouter : si vous le voulez, ô mon Jésus ! Ma Mère, nous disait-elle, ne me quittez pas, restez avec moi, car je meurs. La Communauté vint à plusieurs reprises faire les prières de l'agonie, Notre bien-aimée mourante aimait à nous dire que nos prières lui faisaient du bien, qu'elle le sentait. Lorsque nous vîmes que l'agonie se prolongeait, nos Soeurs durent se retirer, mais auparavant elle leur dit : Aimons bien notre Sauveur, que le crucifix soit notre tout, puis s'adressant à nos jeunes Soeurs : Vous commencez et je suis à ma fin, mais au moins ne faites pas comme j'ai fait, aimez bien Jésus. Ah ! comme je vous aime toutes, toutes. Nos bien-aimées fondations de Mende et de Monaco ne furent pas oubliées dans ce témoignage de fraternelle et religieuse affection ; quelques heures après, notre chère agonisante trouva ce calme qu'elle avait demandé à Notre-Seigneur; jusqu'à dimanche à 9 heures du soir, sa vie nous était une énigme. Une de nos anciennes Soeurs nous dit qu'elle ne croyait pas qu'elle passât la journée. En effet, à l'heure des Matines, la seconde infirmière lui présenta de l'eau bénite qu'elle prit, disant : Oui, de l'eau bénite, c'est cela, et sans aucun mouvement, cinq minutes après elle s'était doucement endormie du sommeil de la mort. Son âme avait paru en présence de cette beauté divine qui fait les délices des Bienheureux dans le Ciel. Si pourtant quelques légères taches la privent encore du bonheur de voir Dieu face à face, nous vous supplions, nia Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une Communion! de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix, celle des six pater, quelques invocations à notre glorieux Père S. Joseph, à Notre Sainte Mère Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un profond respect dans l'amour de Jésus.

Ma très Révérende Mère,

 

Votre très humble Servante,

Soeur MARIE DE SAINT JEAN DE LA CROIX. R. C. Ind.

De notre Monastère du Très Saint Coeur de Marie, sous la protection de Notre Père Saint Joseph et de Notre Sainte Mère Thérèse

Des Carmélites de Nîmes, le 10 avril 1889.

P,-S. — Nous profitons de cette douloureuse circonstance pour remercier affectueusement nos chers Carmels, qui ont si bien témoigné leur fraternelle sympathie à notre bien-aimée Mère Elisabeth de la Croix, à l'occasion de sa fondation à Monaco, que le bon Dieu bénit visiblement.

 

Nîmes. — Imp. Lafare frères, pl. de la Couronne.

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