Carmel

10 Avril 1888 – Toulon

Ma Révérende et trés honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a voulu mêler aux joies de la Résurrection la douleur d'une pénible séparation en enlevant à notre religieuse affection ma soeur Madeleine-Marie de Saint-Gabriel, professe novice du voile blanc. Elle avait vingt-six ans et seize jours d'âge et avait eu le bonheur de passer six ans et quelques jours dans son cher Carmel qu'elle aimait tant.
Ma soeur Marie de Saint-Gabriel était heureuse d'avoir eu pour Mère une de ces saintes femmes qui élèvent leurs enfants pour Dieu ; et bien plus pour le ciel que pour la courte station qu'il nous faut faire ici-bas pour méuiter une éternité bienheureuse : « Craignez le péché, mes enfants, leur disait-elle, et tout ce qui est contraire à la loi de Dieu ; le reste est peu de chose. » Ces instructions pénétraient bien avant dans l'âme de la petite Madeleine, aussi examinait-elle souvent ses actions pour en ôter la moindre poussière.
Etant à peine âgée de neuf ans et se rendant à la messe le dimanche, elle s'arrêta à jouer avec des compagnes sur la place de l'église. Tout à coup elle sent comme une main invisible qui la tire doucement jusqu'à l'autel où la messe se disait ; étonnée, presque effrayée, elle dit à demi-voix : « Qui m'a amenée ici ?» Elle entend cette réponse : « C'est moi, tu allais être infidèle. » Malgré sa jeunesse elle comprit que Dieu venait de lui faire une bien grande faveur.
Cette mère si digne de ce nom lui lut enlevée dans un âge où elle ne pouvait mesurer l'étendue de la perte qu'elle faisait, car elle n'avait plus son père. Elle restait seule avec des soeurs plus jeunes qu'elle, sans ressources, sans guide pour soutenir son inexpérience : la prière fut son rempart ; elle pria sans relâche et se décida à entrer au service pour être à même de les faire élever. Son dévouement ne tarda pas à lui attirer l'affection de ses maîtres qui la considérèrent comme faisant partie de la famille, tandis que sa piété, sa foi vive et surtout sa charité pour les malheureux lui concilièrent l'estime générale. Souvent elle se privait de sa nourriture pour la porter aux pauvres, ce qui commença à altérer sa santé, car elle faisait ces choses tians direction, ayant prisa la lettre cette parole de Notre Seigneur : « Que votre main gauche ignore ce que fait la droite », pensée qui la dominait et la portait dans sa simplicité à cacher tout le bien que Dieu lui inspirait.
Un dimanche, assistant au prône, elle fut frappée par ces paroles de l'Evangile : «Nul ne peut servir deux maîtres», et revint fort triste se préparant à quitter ceux qu'elle aimait tant et qui eurent beaucoup de peine à lui faire entendre le vrai sens de ces paroles. La foi de cette chère enfant était si vive qu'elle mettait le salut au-dessus tout ; s'occupant peu des biens de la terre, elle ne cherchait dans le placement de ses soeurs que le bien de leurs âmes et fut heureuse d'en mettre une dans une honorable et sainte famille, tandis que la plus jeune était adoptée par un de ses oncles, vrai père de ces jeunes orphelines. Ne sentant plus de responsabilité peser sur elle, son coeur revint à la pensée de la vie religieuse qui l'occupait depuis longtemps, Son humilité ne pouvait croire à un appel véritable de la part de Dieu : «Je ne suis qu'une pauvre fille ignorante, ne sachant ni lire, ni écrire, qui voudra de moi ?» Elle resta deux ans ainsi sans oser en parler à personne ; enfin après les épreuves que subirent les communautés en mil huit cent quatre-vingt, elle se décida à communiquer son désir au Directeur do son âme, et, peu après, elle vint frapper à la porte de notre Carmel. Mais, ma Révérende Mère, que de luttes, que de combats pour quitter ses maîtres qui, l'aimant comme une fille, s'opposaient de tout leur pouvoir à son entrée en Religion. Ce ne fut que le vingt-trois octobre quatre-vingt-un qu'elle vit les portes de l'arche sainte s'ouvrir devant elle. Elle fut généreuse, mais la douleur de ses maîtres l'attristait bien souvent,
Dès son entrée, ma soeur Marie de Saint-Gabriel se fit remarquer par une charité compatissante pour toutes les infirmes ou soeurs âgées ; elle faisait peu de bruit, mais sous le regard de Dieu cette âme grandissait à vue d'oeil. La prière et l'oraison lui étaient habituelles ; souvent elle se privait de sommeil pour prolonger ses méditations sur la Passion du Sauveur. Voyant dans cette âme un si grand attrait pour l'union avec Notre-Seigneur, la Communauté n'hésita pas à lui donner le saint habit le vingt novembre quatre-vingt-deux.
L'année du noviciat fut pénible pour notre chère enfant, sa santé donna quelques craintes, tout lui devint pénible, elle avait sans cesse devant les yeux la grandeur de sa vocation et son indignité. Parlant peu, il était difficile de découvrir les trésors cachés dans cette âme humble, parfois aussi la cruelle maladie qui nous l'a enlevée la travaillait intérieurement, ce qui la rendait pensive, hésitante, mais n'empêchait jamais sa gaieté en récréation. Sa bonne More Maîtresse voulant lui apprendre à lire, elle lui dit : « Ma Mère, j'ai peur en le faisant que Dieu ne m'accorde plus la grâce de lire dans la nature, c'est là où j'ai appris à le connaître et à l'aimer, je préfère rester ignorante.» Sans s'en douter, cette belle âme révélait le secret de son intérieur qui avait été pour elle le sujet de bien des reproches, car elle ne pouvait aller au jardin sans être saisie de la puissance et de la bonté du Créateur. Oublieuse alors de toutes choses on la trouvait prosternée par tous les temps, dans les endroits solitaires et surtout près de notre cimetière ; on la croyait endormie ; reprise de cette imprudence elle ne disait rien, mais les derniers jours de sa maladie, laissant déborder son âme clans celles de ses Mères :  Mon plus grand sacrifice en quittant la terre est de ne plus voir celle belle nature qui m'a fait tant de bien à l'âme !... Que de choses les moindres brins d'herbe m'ont apprises !.. Quelle bonté de Dieu pour une petite créature comme moi ! De bien douces larmes inondaient son visage.

L'année du noviciat terminée, nous dûmes attendre pour l'admettre à la profession, sa santé n'était pas brillante; le médecin consulté ne vit qu'une faiblesse, des fortifiants lui furent donnés et nous la crûmes remise, ce qui permit à la Communauté de l'admettre à la Sainte Profession. Cette âme généreuse et simple se donna complètement, elle demanda pour joyau de noce à son divin Époux de participer à son fiel et à son vinaigre ; comprenant sur le tapis que son pèlerinage serait court, elle voulut prendre le ciel d'assaut et supporter en silence tous ses maux. Dieu exauça ses désirs, car, ma Révérende Mère, quelques mois à peine après ses saints voeux, elle fut atteinte de douleurs violentes dans les bras et les jambes, l'épine dorsale se prit, la moelle doses os fut attaquée, la pauvre enfant ne pouvait garder le silence, elle fut dès lors complètement arrêtée, éprouvant par moment des souffrances intolérables qui lui arrachaient de bien tristes gémissements. Sa main droite ne présentait qu'une plaie difforme laissant voir l'os à découvert : c'était bien le fiel et le vinaigre qu'elle avait demandés et qu'elle n'aurait pas eu la force de boire sans le secours d'en haut. Dans sa charité elle souffrait de la peine qu'elle donnait et des soins assidus- que réclamait son état ; ce lui fut un bien grand sacrifice de ne pouvoir, si jeune, venir en aide à la Communauté. La poitrine devint malade, notre chère Soeur n'avait plus un moment de repos, mais fidèle à sa résolution, elle cherchait à donner le moins de fatigue possible ne voulant pas qu'on la veillât ; il fallait rester près d'elle à son insu.  

Cette âme pure et fidèle fut remarquée par plusieurs religieux qui nous donnèrent des retraites. L'un d'eux nous dit : « Vous avez une âme d'élite, une vraie petite sainte, que peut-être vous ne connaissez pas, car elle prend un grand soin de se cacher". Le Seigneur la cachait aussi, ma Révérende Mère, et gardait Lui-même son Épouse en permettant que ses douleurs lui prissent très souvent la tête et assombrissent toutes ses idées : c'étaient les épines qui garantissaient son âme de tout amour-propre. Que Dieu est admirable dans ses voies ! Il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus ! Son amour pour la divine Eucharistie lui donna le courage de rester à jeun, malgré une fièvre brûlante et une toux incessante ; en la voyant endurer de si cruelles souffrances pour avoir le bonheur de communier, on comprenait que cette âme était pénétrée du désir d'alléger les douleurs du Coeur de Jésus. Mais après ces combats entre la nature défaillante et son amour pour Jésus-Hostie, quand elle restait froide et absorbée par sa maladie, elle se croyait indifférente pour ce Sacrement de vie, cette peine surpassait toutes les autres. Qu'il était difficile de la rassurer dans ces pénibles moments, son âme craignait tant l'offense de Dieu!
Quand on lui disait de prier en réparation des outrages faits à la divine Eucharistie, surtout des vols sacrilèges, que n'aurait-elle pas supporté ? Son âme était broyée à la pensée du Sauveur méconnu, même foulé aux pieds : «Je ne peux ni dormir, ni prendre de nourriture, toujours j'ai devant les yeux les Saintes Espèces jetées à terre; cette pensée me fera mourir.»
Notre regrettée soeur offrait ses souffrances pour obtenir à la Communauté une bonne soeur du voile blanc, son coeur comprenait notre besoin et en souffrait beaucoup. Lentement elle avançait vers le but unique de ses désirs, la  de son Dieu. Depuis le commencement du mois de Saint-Joseph, sa faiblesse augmentait, elle ne se faisait aucune illusion sur son état : « Je ne crains pas la mort, mon âme l'appelle de tous ses voeux, resterai-je ainsi jusqu'à la fin du monde ? » Quelques paroles de foi lui rendaient son abandon et sa sérénité.
Le Vendredi Saint, à 7 heures du soir, la Communauté s'assembla au Sépulcre pour lui faire les prières du Manuel, ne pouvant entendre prier près d'elle à haute voix ; ce lui fut une grande consolation qui amena un mieux momentané.
Samedi, trente-et-un mars, l'absolution et le Saint-Viatique lui furent renouvelés, comme elle était heureuse ! « Tout est prêt, demandez que Jésus ne tarde pas à venir me chercher". A neuf heures, cette chère enfant désirait nous faire reposer : « Laissez moi seule, je n'ai plus rien à craindre, je suis toute pénétrée d'espérance et d'abandon. » Sur notre réponse négative, elle ne s'en occupa plus et resta calme jusqu'à onze heures moins un quart. En ce moment, elle dit fortement : « Vite, vite, ôtez-moi cette eau qui m'étouffe, » elle baisa son crucifix, répéta quelques aspirations, et s'éteignit si doucement que nous cherchions à comprendre si son âme était délivrée de la prison de ce pauvre corps, qu'elle était déjà près de son Divin Époux.
C'était la dernière heure du mois de Saint-Joseph, grâce qu'elle avait sollicitée avec instance et le Samedi-Saint ! N'avons-nous pas raison d'espérer qu'elle aura chanté l'Alléluia, dans le sein de Dieu.
Mais il faut être si pur pour s'approcher de la Sainteté infinie, que nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences des six. Pater, le Via Crucis, quelques invocations à notre Père Saint-Joseph, à Sainte-Madeleine sa patronne; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec une profonde douleur aux pieds de Jésus glorifié,
Votre humble soeur et servante, SŒUR MARIE-JOSÉPHINE DU CŒUR DE JÉSUS
R. C. I.
De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus des Carmélites de Toulon, le 10 avril 1883.
P. S. — Un de nos Carmels profondément éprouvé, par une affaire pénible, qui regarde la gloire de Dieu, sollicite de tout Notre Saint Ordre Une Neuvaine, pour que le Seigneur prenne sa cause en main.

2794 — Toulon .Typ. E. COSTEL.

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