Carmel

10 août 1897 – Angoulême

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant à notre religieuse et bien vive affection l'âme de notre chère soeur Pauline Aimée du Sacré-Coeur, professe de notre Communauté, décédée, munie des Sacrements de notre mère la Sainte Eglise, aujourd'hui, fête de Saint Laurent, à l'âge de 38 ans, 7 mois, 13 jours; et de religion 17 ans, 2 mois et 8 jours.

Cette chère soeur naquit à Paris le jour des Innocents de l'année 1858, et, prématurément orpheline, fût confiée aux soeurs de Saint Vincent de Paul qui surent lui rendre la tendresse et les soins maternels dont le bon Dieu l'avait privée si jeune. Ce malheur dut mûrir cette petite âme et l'incliner déjà vers les pensées sérieuses dont elle ne tarda pas à faire l'ouverture à ses chères maîtresses. Elle en reçut les meilleurs conseils et les plus précieux encouragements, et chercha dès lors à se rendre digne de la grâce à laquelle elle aspirait. Pieuse et dévouée, elle secondait auprès des élèves plus jeunes ses maîtresses qui avaient en elle une grande confiance et auxquelles elle demeura profondément attachée.

L'attrait de la jeune Pauline était surtout la vie de prière et la pénitence, ce qui lui fit désirer tout d'abord d'entrer au monastère des Clarisses lorsque celles-ci s'établirent avenue de Saxe tout auprès de la maison des Filles de la Charité où elle se trouvait. Mais son sage directeur, un révérend Père Lazariste, la croyant mieux faite pour le Carmel, tourna vers notre saint Ordre les aspirations de ce jeune coeur qui n'attendit plus que le moment de la Providence pour réaliser ses pieux projets.

Le bon Père dont nous parlons étant venu prêcher une retraite au séminaire de notre ville, en profita pour proposer sa pénitente à notre si regrettée mère Marie de la Croix, qui, pensant déjà â réaliser une fondation en Australie, accueillait avec joie toute proposition de sujets sérieux. Le révérend Père ayant donné lés

meilleures assurances sur la vocation de la jeune Pauline, son entrée parmi nous lui fût volontiers accordée. Elle fit alors un grand sacrifice en s'éloignant pour toujours des chères soeurs qui l'avaient élevée; mais bien décidée déjà à ne rien réserver en se donnant à Dieu, elle fit généreusement ce grand pas sans se laisser non plus déconcerter par les décrets qui venaient d'être publiés contre les maisons religieuses.

En entrant au Carmel, Pauline, qui sera désormais notre chère soeur Aimée du Sacré-Coeur, se montra ce qu'elle fût toute sa vie : dévouée, pleine de coeur et d'oubli d'elle-même, se donnant sans compter au travail pour lequel elle était douée tout particulièrement.

Voyant Dieu dans ses prieures, qui appréciaient en elle, avec les qualités dont nous parlons, un jugement droit et le meilleur esprit, ma soeur Aimée du Sacré Coeur les entourait de respect, d'attentions délicates, et se conduisait en tout envers elles comme une enfant aimante et soumise.

Les aptitudes de notre chère soeur, comme nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, se révélaient tout entières pour le travail, et nous ne pouvons exprimer com­bien nous perdons en elle sous ce rapport. Ingénieuse autant qu'adroite et vive à l'ouvrage, elle faisait tout ce qu'elle voulait de ses doigts ; elle était l'organisatrice de toutes les petites fêtes aussi bien par ses improvisations que par sa franche gaîté ; et pour faire plaisir à ses mères et soeurs, elle ne comptait avec aucune fatigue. Mais c'est spécialement dans l'office des ornements d'église que ma soeur Aimée du Sacré-Coeur nous était précieuse. Là, son dévouement et son adresse avaient libre carrière, et si nous avons eu à lui reprocher quelque chose, çà été d'excéder en zèle et de n'avoir pas assez calculé avec ses forces qui paraissaient grandes, mais étaient pourtant dépassées par son dévouement.

Quoique très occupée, ma soeur Aimée du Sacré Coeur trouvait du temps pour tout, prenant sur son sommeil pour achever ce qui ne l'était pas à la fin du jour, et ne refusant à personne les petits services! que son- adresse et son industrieuse charité la mettaient à même de rendre à chacune.

Notre chère soeur aimait beaucoup les fleurs et fut heureuse de voir en arrivant parmi nous, que grâce à l'étendue de notre enclos, chacune en cultivait pour orner l'église et les ermitages. Mais n'ayant jamais vécu à la campagne, ma soeur Aimée du Sacré-Coeur n'avait aucune idée du jardinage, et c'est à peine si elle distinguait les plantes l'une de l'autre. On l'en plaisantait beaucoup en récréa­tion quand elle était postulante ; elle laissait dire, et reçut avec joie le parterre qu'on lut confia. Bientôt elle put rire à son tour, car en peu de temps elle parvint à transformer non seulement son petit jardin, mais celui de toutes ses compagnes qui, les jours de licences, sollicitaient avec empressement son aide et ses conseils. Mais que de peines cela lui coûtait ! car il ne fallait naturellement rien dérober au travail, et ce n'est qu'au prix de mille petites industries et surtout de sacrifices et de privations qu'elle parvint à être tout à fait habile jardinière. Elle se trouvait bien récompensée par le bonheur d'apporter quelques jolies fleurs à Notre Seigneur, et par la pensée de faire plaisir à sa chère Communauté.

Cette âme si dévouée et si bonne était, nous vous l'avons déjà laissé voir, ma Révérende Mère, une âme de foi. Très pieuse et profitant de tous ses instants de liberté pour prier, elle ne trouvait du côté de Dieu que sécheresse et aridité, ce qui désolait souvent son coeur jeune et si tendre. Mais fidèle malgré ces difficultés, elle ne cherchait qu'à servir Notre-Seigneur purement, sans retour sur elle-même, et lui donnait au jour le jour ce qu'il demandait par l'obéissance qui était toute sa force. Elle n'essayait qu'à vivre de foi, et elle en fut bien récompensée, car pendant ses derniers jours de maladie elle n'entendait et ne reconnaissait personne que sa Mère Prieure, et ne retrouvait de lucidité que pour prier et demander la bénédiction matin et soir.

Notre chère soeur Aimée du Sacré Coeur avait constamment joui d'une excellente santé depuis son entrée au Carmel et avait toujours accompli la règle à laquelle sa ferveur ajoutait encore bien des oeuvres surérogatoires. Nulle ne pouvait la dépasser dans sa ferveur et son assiduité aux veilles surtout à celles de Pâques, de Noël et des premiers vendredis du mois. Il fallait la modérer souvent, et c'est sur ce point en particulier qu'elle eut à exercer son obéissance. Elle ne comprit pas pendant longtemps que sa soumission était plus agréable à Notre- Seigneur que sa générosité, mais à partir d'une retraite prêchée il y a quelques années, éclairée sur ce point, elle ne manqua plus d'offrir à Dieu le sacrifice qu'il préfère, celui du jugement et de la volonté. Ses progrès dans la perfection se ressentirent de sa ferme résolution de tout abandonner pour l'obéissance, et nous voyions avec bonheur l'avancement de cette âme qui nous semblait destinée à être encore pendant longtemps un des meilleurs soutiens de notre Communauté autant par ses vertus que par les services nombreux qu'elle nous rendait.

Malheureusement, il y a deux mois environ, un mal subit lui vint aux jambes et nous donna quelque inquiétude. Mais ce mal ayant disparu assez promptement, nous espérions que la fatigue dont se ressentait encore notre bonne soeur se dissiperait peu à peu. Le désir qu'avait ma soeur Aimée du Sacré Coeur de préparer comme les autres années, et avec un surcroît de zèle, la fête de sa Mère Prieure, lui fit dissimuler et surmonter de nouveaux malaises et la fatigue toujours croissante qu'elle éprouvait. Aussi, le lendemain de notre fête, comme elle se plaignait de grandes douleurs de tête, nous l'installions à l'infirmerie où elle devait cruellement souffrir avant de nous quitter.

Ces maux de tête, qui paraissaient d'abord sans gravité, prirent un caractère plus sérieux il y a neuf jours, et le rhumatisme qu'avait constaté notre dévoué docteur se localisa au cerveau. Les jours qui suivirent furent une sorte de martyre pour notre chère soeur qui perdit bientôt connaissance et à laquelle nous nous hâtâmes de faire recevoir l'Extrême-Onction, n'osant même plus attendre un moment de lucidité pour cela. Le premier vendredi du mois, le Sacré Coeur, auquel elle était toute dévouée, lui rendit assez de connaissance pour demander notre bon Père confesseur qui lui renouvela la sainte absolution ; et depuis lors elle nous reconnut toujours et ne cessa, plus de prier. Son délire même n'était qu'une prière, et aucune autre pensée ne s'éveilla dans sa pauvre tête malade. Elle ne cessait de faire le signe de la croix, de prendre de l'eau bénite et de faire des invocations. Samedi, après la sainte Communion, nous revînmes immédiatement auprès d'elle, ce que nous faisions tous ces jours-ci, ne la quittant plus du tout. Elle comprit alors ce que nous lui dîmes et renouvela ses voeux entre nos mains. Depuis, la fièvre qui la minait ne cessa plus d'être intense et nous la voyions s'affaiblir graduellement, aussi faisions-nous redire fréquemment à l'infirmerie les prières de la recommandation de l'âme auxquelles elle s'unissait. Mais hier au soir, la connaissance la quitta pour ne plus reparaître ; aujourd'hui, sentant que la fin approchait, nous fîmes réunir la Communauté après le dîner, et pendant que nous priions, toutes nos soeurs et nous étant présentes, notre chère soeur rendit doucement son âme à Dieu, il était une heure et demie.

Nous espérons que le dévouement et l'esprit d'enfance de ma soeur Aimée du Sacré Coeur lui auront fait trouver un accueil favorable auprès de Celui qui a pro mis le Ciel aux enfants et à ceux qui se donnent sans compter pour leurs frères; mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révé­rende Mère, de vouloir bien lui rendre, au plus tôt, les suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, les indulgences du Via Crucis et des six Pater, et quelques invocations au Sacré-Coeur, à notre sainte Mère, à saint Paul et à saint Vincent de Paul, objets de sa tendre dévotion ; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui aimons à nous dire, au pied de la Croix, ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Sr MARIE-Madeleine DE JÉSUS

r. c. i.

De notre monastère de la Sainte Trinité, sous la protection de l'Immaculée Conception et de notre Père saint Jean de la Croix, des Carmélites d'Angoulême, ce 10 août 1897.

 

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