Carmel

09 Novembre 1893 – Besançon

MA REVERENDE ET TRÈS HONOREE MÈRE,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui, dans ses desseins mystérieux mais toujours adorables, vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs, nous demandant un nouveau sacrifice, en rappelant à Lui notre chère et bien aimée Soeur Joséphine- Marguerite-Marie du Sacré-Coeur, sous-prieure de notre Communauté, âgée de quarante-un ans, dix mois, après dix-huit ans cinq mois de religion, au matin même du jour où nous achevions l'Octave de tous les Saints, pour l'introduire, nous en avons la douce confiance, au milieu du choeur des élus.

Notre chère Soeur était née à Besançon, dans une de ces anciennes et pieuses familles où la noblesse du sang s'allie à la vertu et au respect des traditions saintes. Son vénérable aïeul maternel s'éteignait il y a sept ans avec l'auréole des prédestinés, entouré d'une nombreuse lignée de petits et d 'arrière-petits enfants dont notre chère Mère Sous- Prieure était l'aînée et parmi lesquels on compte deux missionnaires, une soeur de Saint Vincent de Paul et une petite soeur des Pauvres. Un oncle maternel de notre regrettée soeur est encore aujourd'hui Gardien du Couvent des Révérends Pères Capucins de Besançon, dont la petite Communauté trouva, auprès du chef vénérable de cette noble et sainte famille, un abri et un appui pendant les mauvais jours qui suivirent ces décrets qui bouleversèrent un moment l'existence des ordres religieux. Une soeur du père de notre bien-aimée défunte fait partie de l'Institut des Religieuses du Sacré-Coeur. Celle qui devait porter les livrées de Notre-Dame du Mont-Carmel vint au monde le jour de l'Epiphanie 1852 et aussitôt après fut portée sur les fonts baptismaux où elle reçut le nom de Marguerite.

Dès lors, comme pour les Saints Rois Mages sous la protection desquels elle fut ainsi placée, la foi devint le flambeau lumineux qui devait guider cette pure et douce existence ; elle en reçut les premières impressions au foyer paternel ; elle en fit la compagne insépa­rable de sa vie, et nous pouvons affirmer que jusqu'à son dernier jour elle ne se démentit pas un seul instant de sa fidélité à en suivre les divines inspirations.

A l'âge de sept ans, elle eut la douleur de perdre son père, ravi à la tendresse des siens par un mal impitoyable, ayant à peine trente-quatre ans; cette première rencontre de la croix fut, comme elle se plaisait à nous le dire, pour le coeur sensible et aimant de notre chère soeur, le premier appel du Divin Crucifié à celle qu'il destinait à gravir à sa suite les âpres sentiers du Calvaire.

Sous la direction de son aïeul paternel qui devint alors le protecteur de la veuve et des orphelins, Marguerite fut formée aux solides et mâles vertus, et elle en reçut cette forte empreinte dont elle conserva l'impression toute sa vie. De bonne heure, elle se sentit appelée à la vie religieuse, rêvant dans son imagination précoce un ordre où elle put embrasser de plus près la perfection, un ordre pauvre et austère, un ordre enfin dévoué et consacré à Marie. Dieu ne tarda pas à lui faire connaître le Carmel comme réunissant toutes les conditions qui faisaient l'objet de ses aspirations. Elle s'ouvrit de ses pieux désirs à sa vertueuse mère qui s'appliqua à seconder en elle l'attrait de la grâce et qui, malgré les brisements de son coeur maternel dont la jeune Marguerite faisait la plus douce consolation, fit généreusement à Dieu le sacrifice de sa chère enfant. S'arrachant aux étreintes maternelles, non sans de violents combats, notre chère soeur dit adieu à son jeune frère et à sa soeur et vint frapper à notre porte conduite par sa courageuse mère, jalouse d'offrir elle-même au Seigneur cette enfant de prédilection. Elle fut reçue par notre vénérée Mère Marie-Raphaël de Saint-Césaire, de si douce mémoire, alors prieure de notre petite Communauté. Celle-ci, avec son instinct religieux, devina dans notre jeune aspirante les trésors d'humilité et d'abnégation qu'elle nous apportait et la reçut comme un présent du Ciel. L'aspect de notre pauvre Monastère, véritable petit Bethléem où nous vivions alors privées d'air, d'espace et de lumière, ne rebuta pas la fervente postulante qui en franchit le seuil le vendredi, 25 juin 1875, au moment du Salut du Très Saint-Sacrement. A peine entrée, elle prit place au choeur et sans laisser paraître la moindre émotion, chanta de tout son coeur et de toutes ses forces avec nous notre chant pour lequel elle conserva toujours une prédilection marquée. Ma Soeur Marguerite-Marie, comme nous la désignerons désormais, se montra durant son postulat et son noviciat ardemment désireuse de s'initier en tout à nos saintes observances, se surmontant généreusement sans jamais rien laisser paraître de ses épreuves soit intérieures soit extérieures. Aussi la Communauté la reçut avec joie à la prise d'habit, puis à fa profession aux époques ordinaires. Ce fut le 18 avril, fête de notre Bienheureuse Soeur Marie de l'Incarnation, qu'elle revêtit les livrées de Notre-Dame du Mont-Carmel, en présence de sa nombreuse et pieuse famille, et l'année suivante en la fête des saints Apôtres de la Franche-Comté saint Ferréol et saint Ferjeux, elle s'immola dans tous les transports de sa ferveur entre les mains de notre regrettée Mère Saint-Césaire, au Divin Epoux de son âme auquel elle se consacra sans partage et sans retour. La cérémonie de sa prise de voile fut présidée quelques jours après par Sa Grandeur Monseigneur Paulinier, de si chère mémoire, qui tint à donner à notre chère soeur et à sa famille ce témoignage de sa paternelle affection.

Pour résumer en un mot ce que fut la vie de soeur Marguerite-Marie parmi nous vous dirons, ma très Révérende Mère, que ce fut celle d'une religieuse modèle; L'humilité, l'abnégation, l'obéissance étaient les traits saillants de cette âme d'élite. Jamais elle ne faisait allusion à ce qu'elle avait été dans le monde ni à la situation qu'oc­cupait sa famille, et si elle s'en souvenait c'était pour se mettre toujours au plus bas et au dernier rang, se croyant en toute sincérité bien au-dessous de toutes ses soeurs soit pour les talents soit pour la vertu.

Employée dans les divers offices du Monastère, mais peu accoutumée aux travaux du ménage, elle se contentait de sourire de ses maladresses et tout en se reconnaissant « propre à rien, » saisissait avec bonheur toutes les petites occasions d'humiliation que lui ménageait son inhabileté en ce genre d'occupations, toujours des premières et des dernières aux travaux communs elle ne laissait jamais paraître ni lassitude, ni dégoût, embrassant avec ferveur tout ce qui pouvait davantage répugner à sa nature délicate.

Aux élections qui suivirent la mort de notre si chère Mère Raphaël de Saint- Césaire, elle fut, malgré sa jeunesse, élue dépositaire et partagea avec la regrettée Mère Thérèse de Saint-Augustin les soucis et les travaux de la construction et de la translation du Monastère. C'est alors que parut dans tout son jour son grand amour pour la pauvreté, son dévouement infatigable et son complet oubli d'elle-même qu'elle aurait poussés jusqu'à l'excès si son obéissance n'avait égalé et même surpassé son désir de souffrir et de se mortifier. Elle en était arrivée à force de se vaincre, à ne plus rien laisser paraître ni de ses goûts ni de ses répugnances, ne se plaignait jamais ni du froid ni du chaud ; par les plus rigoureux hivers ne s'approchait jamais du feu et refusait absolument toute espèce de ménagements. Au réfectoire, elle trouvait qu'on la traitait toujours trop bien, et se serait souvent privée du nécessaire sans la vigilance de ses Mères prieures con­traintes parfois d'accorder à sa ferveur un jour de jeûne au pain et à l'eau. Parfois ses voisines la voyaient tirer de sa poche un papier soigneusement plié dans lequel elle avait précieusement recueilli les balayures des caisses de dépôt dont elle assaisonnait alors sa nourriture pour « ne rien laisser perdre » disait-elle. Une autre fois, elle mangea pendant quelque temps, une provision de noix et de figues à moitié rongées par les souris. Nous dépasserions les bornes d'une circulaire, ma très Révérende Mère, si nous voulions vous relater les nombreux faits de ce genre que ma soeur Marguerite-Marie seule sous le regard de Dieu accomplissait dans l'ombre. Lui seul les a connus, Lui seul les a comptés et son Ange Gardien en aura tressé sa couronne.

Reconnaissant en elle de si solides vertus, la Révérende Mère Thérèse de Saint- Augustin lui confia le soin des novices, elle s'en acquitta avec l'exactitude et la fidélité qu'elle apportait à toutes choses. Elle prit à tâche d'inculquer à ses filles cet esprit de foi, de soumission parfaite qui l'ont toujours caractérisée. « Notre Mère l'a dit, » c'en était assez pour mettre de côté sa manière de voir, de juger, et quand notre Mère avait décidé quelque chose elle ne se permettait pas le moindre retour, la plus légère réflexion sur ce qui avait été résolu. Nous pouvons résumer toute sa direction dans ces quelques lignes qu'elle laissa par écrit à une de ses novices sur le point de quitter le noviciat et que nous nous permettons de vous citer, ma très Révérende Mère : « Qui a Jésus a tout! Tout à Jésus par Marie ! Je crois Seigneur, mais augmentez ma foi ! Faites que je vive de la Foi! 0 mon Bien-Aimé Jésus, daignez me donner une foi si vive qu'elle pénètre à travers tous les nuages dont il vous plaira de vous couvrir pour éprouver ma fidélité. Faites que je vous adore et que je vous contemple sous les voiles eucharistiques avec une révérence pleine d'amour. Que je vous découvre avec non moins d'assurance dans la personne de mes supérieurs afin de leur obéir comme à vous-même. Que je vous voie aussi dans toutes mes soeurs afin d'avoir toujours pour elles une charité pleine d'indulgence et de respect. Enfin, mon divin Jésus, faites que je vous voie en toutes choses, afin que je m'élève sans cesse vers vous par toutes les puissances de mon âme et par toutes les affections de mon coeur, et que tous les instants de ma vie soient autant de communions à votre divine volonté. 0 Marie, ma tendre Mère, voie immaculée qui conduisez à Jésus, donnez-moi toute à Lui, et chantez sans cesse en mon âme le Magnificat de la reconnaissance ! Amen. »

Elle avait une grande dévotion et un grand amour pour la Sainte Enfance de Notre- Seigneur et voulait que ses novices se pénétrassent fortement de cette vérité, que l'esprit d'enfance tue bien plus sûrement l'amour-propre et le vieil homme que l'esprit de péni­tence. Elle aimait beaucoup sa patronne, la Bienheureuse Marguerite-Marie qu'elle invoquait particulièrement pour apprendre d'elle la science de bien conduire ses chères novices. Elle avait aussi une particulière dévotion aux saints et aux saintes de notre Ordre, connus et inconnus. Elle avait composé, en fouillant nos Chroniques, des litanies formées des noms de toutes nos saintes devancières qu'elle récitait dans ses moments libres. Mais tout cela, elle le faisait silencieusement, n'aimant pas à rien laisser paraître au dehors, et renfermait toutes ses dévotions dans celle qu'elle avait pour Notre Seigneur caché au Très-Saint Sacrement de l'Autel. Là, disait-elle, tout est réuni, l'Incarnation, la Rédemption et tous les mystères qui en découlent, aussi avec quel bonheur s'approchait- elle chaque jour de la Sainte Table, trouvant dans les ineffables communications de son Jésus le courage et la force nécessaires pour poursuivre généreusement son ascension vers le sommet du Mont-Carmel.

Aux dernières élections, la Communauté admirant en elle tant de vertus, la choisit pour remplir la charge de Sous-Prieure pour laquelle la désignaient d'ailleurs son aptitude pour les Rubriques et la connaissance qu'elle possédait de la langue latine. Régulière et assidue à tous les exercices de la Communauté, elle s'appliqua plus particulièrement encore à la perfection de tous ses devoirs. La chère Mère Sous-Prieure devint alors pour nous un grand appui et une douce consolation, par sa parfaite soumission, sa docilité, sa simplicité qui la faisait s'abandonner entre nos mains aussi aveuglément qu'un petit enfant dans celles de sa Mère, son grand esprit de foi, sa délicatesse et son rare esprit de conciliation qui lui permit de travailler à accroître la parfaite entente de toutes les volontés et à l'union de tous les coeurs. Aux fêtes de ses Mères Prieures, elle exhalait dans de charmants couplets, les sentiments délicats qui, suivant les circonstances, se pressaient dans son coeur; elle avait aussi un talent particulier pour les traduire dans de gracieux emblèmes que son pinceau traçait sur des images ou des petits ouvrages de soie. Elle faisait le charme de nos récréations qu'elle aimait selon l'esprit de notre Sainte Mère Thérèse à voir toutes de sainte et joyeuse gaieté, prenant à tâche, surtout lorsque Notre Seigneur nous appelait ailleurs, d'entretenir une conversation générale, s'accusant ensuite, avec son humilité ordinaire, des fautes que sa vigilance n'avait pu prévenir.

Nous admirions en silence tant de vertu se dérobant sous le voile d'un si profond mépris d'elle-même et en retrouvant après sa mort les résolutions que ses dernières retraites lui avaient inspirées, toutes tendant à une obéissance entière et aveugle, qu'elle désirait pratiquer en s'offrant à Dieu comme une victime d'obéissance par le voeu d'abandon, nous comprenons pourquoi le divin Jardinier s'est hâté de transplanter dans son céleste parterre cette plante déjà prête pour l'éternité. Nous étions cependant bien loin de nous attendre à ce douloureux sacrifice, et toute la Communauté fondait pour l'avenir sur cette chère Soeur les plus douces espérances.

Mais le Seigneur, dans les impénétrables desseins de sa sagesse, en avait jugé autrement. Il y a environ un mois, notre chère Mère Sous-Prieure qui avait jusque-là gardé nos saintes Observances dans toute leur rigueur, fut saisie par un violent refroidissement dont elle dissimula les effets avec son énergie ordinaire pour ne pas nous inquiéter; aussi, comme elle nous assurait qu'elle n'éprouvait rien d'autre qu'une légère irritation à la gorge, nous n'y fîmes pas grande attention. Cependant des accès de fièvre la saisirent et bientôt elle dut se résigner à la privation des Matines, puis des Petites Heures et succes­sivement des autres actes de Communauté, enfin nous la conduisîmes à l'infirmerie après l'avoir fait monter au parloir où, déjà très fatiguée, elle vit sa mère et une partie de sa famille qui ne se doutait nullement que cette entrevue dût être la dernière. Notre dévoué Docteur, consulté déjà depuis plusieurs jours pour notre chère Soeur à laquelle il avait prodigué ses soins depuis sa plus tendre enfance, ne constata, absolument rien de grave dans son état, prescrivit un régime fortifiant, attribuant uniquement son état à un excès de fai­blesse. Malgré les répugnances que cette ordonnance causa à notre chère malade, qui aurait désiré garder l'abstinence et le jeûne jusqu'au bout, elle se soumit docilement et se fît petite enfant par son abandon à nos moindres désirs, et aux soins empressés de ses charitables infirmières; non sans protester de ses ardents désirs de pouvoir bientôt reprendre la pratique de notre sainte règle dans tous ses détails.

Dans cette vue, elle prenait tout ce qu'on lui présentait, n'ayant qu'un but, celui de pouvoir bientôt recommencer sa vie de travail et de pénitence. Un nouveau frisson provoqua une rechute et le médecin déclara qu'il y avait un point pleurétique. Pendant quinze jours, défense lui étant faite de quitter le lit, on entra chaque matin pour apporter à notre chère Soeur le pain des Anges, heureuse et confuse à la fois de se voir l'objet d une telle faveur. Elle se crut assez forte alors pour pouvoir se rendre à la grille de la Communion. Avec la permission de notre bon docteur, elle put en effet se lever et rester debout une partie de la journée. Le 2 novembre, elle avait ainsi passé quelques heures dans son fauteuil et se sentant bien mieux, elle faisait déjà mille châteaux en Espagne pour sa prochaine rentrée en Communauté, lorsque vers cinq heures s'étant recouchée, elle fut prise d'une violente suffocation dont elle était à peine remise après Matines. Notre dévoué docteur, rappelé de nouveau, attribua cet accident à un excès de fatigue, prescrivit du repos et cette fois encore nous laissa pleinement rassurées. Nous ne nous dou­tions guère alors que le dénouement dût être aussi prochain. Dans la journée du lundi suivant l'oppression de poitrine devint si forte et les suffocations se reproduisirent si fréquemment que nous crûmes de la prudence de la faire veiller la nuit suivante. Une de nos soeurs, en effet, s'installa auprès de son lit tandis qu'une des infirmières reposait non loin d'elle; à chaque instant un spasme nouveau venait troubler le léger repos qu'elle essayait en vain de prendre, la nuit fut mauvaise comme l'avait été la journée, aussi le lendemain, comprenant qu'une complication grave était survenue dans l'état de notre chère Soeur, nous fimes en toute hâte prévenir notre bon docteur qui fut atterré à la vue du progrès qu'avait fait le mal. Il constata, hélas ! une congestion pulmonaire déjà trop avancée pour qu'on pût la conjurer, on alla chercher immédiatement le Révérend Père Gardien des Capucins, son digne et respectable oncle, qui vint lui administrer le Sacre­ment des mourants, lui donna le Saint Viatique et l'encouragea par des paroles pleines de foi et de zèle. Elle demanda pardon à la Communauté dans des termes si humbles et si touchants que nos sanglots seuls lui répondirent. Notre Vénéré Père Supérieur qui, déjà deux fois, pendant le cours de sa maladie était venu la bénir, averti par nous de l'imminence du danger, accourut aussi pour lui donner une dernière et toute paternelle bénédiction. Plusieurs fois aussi pendant son séjour à l'infirmerie elle avait eu la visite de son Directeur, religieux de la Compagnie de Jésus, qui lui apporta les secours de son saint ministère.

Cependant, notre dévoué docteur conservant quelque espoir de la sauver, tenta un dernier remède sur l'efficacité duquel il comptait et demeura près de notre chère mourante une partie de la nuit pour en surveiller les effets. Pendant ce temps, après Matines, nous récitâmes au choeur les prières du Manuel après lesquelles nous nous rendîmes de nouveau près de notre chère Soeur avec deux ou trois de nos soeurs. Paisible et souriante sur son lit d'agonie, elle ne semblait pas comprendre l'imminence du danger, car elle pouvait à tout instant passer dans une crise de suffocation. A trois heures notre dévoué docteur nous quitta, la trouvant un peu mieux, et prescrivant un traitement énergique dont il espérait beaucoup. Notre bien-aimée mourante, abandonnée sur son lit de mort comme elle l'avait été toute sa vie, acceptait avec une grâce charmante tout ce qu'on lui présentait. Pendant ce temps, nous cherchions encore à faire violence au Ciel en implo­rant un miracle du Saint Enfant-Jésus de Prague, dont notre chère Soeur avait accueilli l'installation parmi nous avec tant de bonheur et qui nous a donné depuis des preuves .si sensibles de son secours tout-puissant.

Mais l'heure où Dieu avait décide de nous reprendre cette soeur bien-aimée allait sonner. Au moment de l'Oraison, toutes nos soeurs se rendant au choeur entrèrent à l'infirmerie, elles les accueillit toutes avec un aimable sourire; tandis que la cloche tintait les petits coups de l'Angelus, un effort que fit la chère mourante provoqua un nouveau spasme si violent, qu'elle renversa la tête, fit un soubresaut, laissa échapper trois légers soupirs et tout fut fini. La bien chère Mère Sous-Prieure avait paru devant son Dieu ! Il était six heures du matin, toute la Communauté était présente, nous récitâmes le Subvenite d'une voix brisée, demandant à tous les saints dont nous célébrions l'Octave de recevoir parmi eux cette vierge fidèle dont la trop courte carrière ici-bas avait été du moins semblable à la leur.

Aussitôt après sa mort, la figure de notre chère Soeur prit un air de béatitude; le sourire sur les lèvres elle semblait nous inviter à nous réjouir de son bonheur, ce qui nous fut une douce consolation pour nos coeurs douloureusement blessés par un coup si inattendu.

Dans l'après-midi, nous fîmes la levée du corps et nous la transportâmes au choeur à la grille duquel se pressait sa chère famille et une foule nombreuse. La pieuse mère de notre chère Soeur, véritable femme forte, se tenait, pour les funérailles qui furent célé­brées le jeudi matin, au premier rang soutenue par son fils qui ne cesse de prodiguer en toute circonstance à la Communauté le plus généreux et le plus complet dévouement. Tous comprirent en contemplant cette chère défunte que parents et amis avaient une pro­tectrice de plus au Ciel. La Chapelle était remplie d'une foule sympathique et nombreuse, avide de contempler une dernière fois les traits de la chère défunte ; notre Vénéré Père Supérieur chanta la grand'messe et entra dans la clôture avec un nombreux clergé, les Révérends Père Capucins et des députations des différentes communautés de la ville pour faire les absoutes; puis la dépouille mortelle de notre bien-aimée Soeur fut conduite à la porte du Monastère et de là au cimetière de la ville par un nombreux concours de parents et d'amis. C'est là qu'avec les restes des deux chères et bien-aimées Mères que le Ciel nous a ravies depuis un an, et ceux de toutes nos anciennes Mères et Soeurs, elle attend le grand jour de la Résurrection où elle ira se réunir à son âme bienheureuse pour partager avec elles les gloires de l'éternité.

Permettez-nous, ma très Révérende Mère, de solliciter de votre charité un souvenir- particulier auprès de Dieu pour la famille de notre bien-aimée Soeur très affligée de cette mort si inattendue, pour celle de notre dévoué docteur, qui nous a donné en cette circonstance une nouvelle preuve de son désintéressement et de son fidèle attachement, enfin pour tous les amis de notre Carmel qui dans cette occasion, nous ont prodigué les témoignages de leur affectueuse sympathie.

Malgré la confiance que nous inspire la vie si innocente, si pure et si humble de notre chère Mère Sous-Prieure, comme il faut être si pur pour jouir de la vue de Celui qui trouve des taches dans ses Anges, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plutôt les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, une journée de bonnes oeuvres, quelques invocations au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père Saint Joseph, à notre Mère Sainte Thérèse, à la Bienheureuse Marguerite- Marie sa patronne et à tous les saints et saintes de notre Ordre. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre humble soeur et servante.

Soeur MARIE-THÉRÈSE,

R. Carmélite ind.

De notre Monastère de l'Immaculée-Conception, sous ta protection de notre Père Saint Joseph des Carmélites de Besançon, ce 9 novembre 1893.

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