Carmel

09 Juin 1893 – Figeac Bis

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, Souverain Maître et divin Sacri­ficateur qui huit jours à peine après la mort de notre chère soeur Euphrasie, est venu prendre parmi nous une seconde victime et a enlevé à notre affection notre bien-aimée Soeur Marie de l'Incarnation, deuxième Professe de Notre Monastère, âgée de 80 ans, 4 mois et 3 jours ; et de reli­gion, 60 ans.

Elle aussi avait humblement demandé qu'on ne fît que réclamer les Suffrages de l'Ordre pour le repos de son âme ; mais nous ne saurions nous résoudre à garder un absolu silence sur une vie si prolongée et si édifiante passée au Carmel

Notre chère Soeur Marie de l'Incarnation, native des environs de Cahors, appartenait à un père et une mère sincèrement chrétiens. Honnêtes travailleurs, quoique peu fortunés, ils exploitaient eux-mêmes leur modeste domaine, cultivant les terres et soignant le troupeau. La petite Marie, entourée de frères et de soeurs dont elle n'était pas l'aînée, dès ses plus jeunes ans, se fit bergère pour garder les brebis de ses chers parents. Sa mère, en lui apprenant les premières notions de la religion et en lui enseignant ses prières, avait semé les germes d'une vraie piété dans l'âme de l'aimable enfant, de sorte que dans sa solitude champêtre, elle priait souvent et ne s'ennuyait jamais. Très active, empressée, douée d'un coeur très ardent, elle ne perdait guère de temps, filait, glanait, ramassait les herbes et les bois secs qui jonchent la terre, à la belle saison ; et le soir, au coucher du soleil, s'en revenant toute radieuse derrière son beau troupeau, elle était toute fière de porter sur ses petites épaules des gerbes de blé, d'herbes ou de bois.

Ainsi se passèrent son enfance et son adolescence. Elle fit une fervente première communion et conserva des habitudes pieuses; cependant un peu de légèreté gagna son esprit et l'amour du plai­sir s'insinuant dans son coeur, elle s'y serait laissé emporter par l'exemple d'autres jeunes filles du village, si Jésus, qui convoitait son âme et son coeur, ne l'eût préservée des entraînements de son âge. Un renouvellement de piété s'étant produit dans la paroisse sous la direction zélée du digne Pasteur qui venait d'en être chargé, la jeune Marie rentra en elle-même, renonça aux attraits na­turels de la vie et résolut même de se donner entièrement à Dieu par la vie religieuse. Après avoir mûri son projet pendant quelques années, elle l'annonça à son père et à sa mère ; mais ils refusèrent d'y croire et se bercèrent de la pensée qu'ils la garderaient avec eux.

Marie forte et résolue, avait vingt ans et demi quand elle quitta sa famille et vint se présenter à la Révérende Mère Prieure de Carmel de Cahors pour solliciter son admission. La mère ayant examiné les désirs et la vocation de l'aspirante, consentit à la recevoir comme soeur du voile blanc et lui dit qu'elle entrerait, non pas à Cahors, mais au Carmel de Figeac, dont la fondation com­mençait. Dès le lendemain, 6 Juin 1833. la jeune fille y arrivait et se mettait aux pieds de la Ré­vérende Mère Marie Thérèse de Saint-Augustin qui la vit avec plaisir et la reçut avec une mater­nelle affection. L'organisation du Couvent étant encore fort incomplète et sans clôture régulière, la nouvelle venue, nommée de suite Soeur Marie de l'Incarnation, séjourna au tour pour être em­ployée à toute sorte d'offices et de travaux.

Intelligente, pleine d'empressement et de coeur, durant plusieurs mois elle rendit bien des ser­vices à la Communauté naissante. La Prieure ne la perdait pas de vue et remarquant en sa chère postulante des aptitudes propres aux Soeurs de choeur, elle voulut l'admettre comme telle dès que le monastère se trouva régularisé et lui donna le saint habit le 21 mars 1834. Revêtue des livrées du Carmel, la jeune novice se montra soumise, fervente, appliquée aux Observances de la Règle ; elle sut promptement lire le latin et s'apprit elle-même à écrire, d'une écriture il est vrai qu'on se plaisait à appeler « une écriture de grand homme ». Ouverte et confiante pour la Direction de son âme, pleine d'abandon avec sa Prieure et ses Supérieurs, prévenante, laborieuse, elle s'attacha ainsi le coeur de tous et elle eut le bonheur de prononcer ses Saints Voeux, le 10 avril 1835.

La fondation ne comptait encore que quelques Religieuses et avait besoin de leurs bras pour donner à la maison l'aspect d'un monastère et à l'enclos la forme d'un beau et spacieux jardin. Notre chère Soeur de l'Incarnation, habituée au travail, fut chargée avec notre bonne Soeur Gene­viève de regrettée et douce mémoire, de l'entretien du jardin ; les labours, les semences et la cul­ture tout entière de ce vaste terrain devinrent l'objet de leurs peines et de leurs labeurs. Ni l'une ni l'autre ne comptaient avec leurs fatigues, aussi en peu de temps tout fut dans l'état d'un excel­lent rapport pour les besoins de la Communauté. Notre chère Soeur fut aussi chargée de l'Office de Robière, ainsi que de la surveillance des autres offices de lainage ; animée d'un grand esprit de pauvreté, elle était très soigneuse, très ordonnée, et sur ses vieux jours, officière du gros linge, elle l'entretenait et le faisait servir quand même il parût inutilisable.

Tout en s'acquittant avec zèle de ses travaux extérieurs, notre chère Soeur s'appliquait avant tout à la prière ; très ponctuelle aux exercices de Communauté, à ceux du Choeur surtout elle était d'une fidélité inviolable. Dès le commencement elle s'attacha aux pratiques austères du Carmel, fit de grands efforts pour dominer sa nature violente et portée à la résistance ; l'amour de Notre Seigneur, qui captivait son coeur, perfectionnait sa foi ; elle pratiqua généreusement les vertus qui font la Carmélite. Elle eut à souffrir presque toute sa vie d'épreuves intérieures, sorte de martyre devant lequel ne défaillirent point son courage ni sa foi : Sa force était dans l'obéissance et la Sainte Communion. Ni l'âge, ni l'infirmité ne l'ont arrêtée : devenue sourde les dernières années de sa vie, elle acceptait tranquillement ce commencement de mort qui rendait son âme plus acces­sible à l'union divine, et quand sa vue considérablement affaiblie vint la priver de la récitation du Saint-Office, tous ces retranchements vivement sentis furent pour elle la matière de sacrifices sans cesse renouvelés et qui l'établirent dans un abandon parfait à la volonté de Dieu.

Le 6 juin 1883, Notre chère Soeur Marie de l'Incarnation avait elle aussi couronné ses cinquan­te ans de vie religieuse et célébré avec une indicible joie ses Noces d'Or !... Ce beau jour, plein de grâces, fût pour son âme comme un nouveau point de départ pour l'élancer vers l'Objet suprê­me de son amour et de ses désirs. Dix ans d'existence lui étaient encore réservés, mais elle l'igno­rait et nous disait souvent en nous parlant des dispositions de son âme : « 0 ma mère, le temps presse. . ! le temps presse d'être toute à Dieu !. . . Je mourrai bientôt !... J'aurai les mains vides !... Je veux aimer Dieu et le servir de tout mon coeur !... Rien que Lui, ma mère, rien que Lui !!... »

Elle se disposait à faire sa retraite annuelle quand l'épidémie est venue envahir notre monas­tère, et l'a jetée sur le lit de douleur d'où elle ne devait plus se relever. Une fluxion de poitrine s'étant déclarée, dès les premières atteintes du mal, ni les soins de notre excellent docteur ni les remèdes ne purent en arrêter le cours. Le danger devint imminent. Le soir même de l'enterre­ment de notre pauvre soeur Euphrasie, à 7 heures, notre digne Père Confesseur extraordinaire eut la bonté de revenir pour la voir et lui apporter les ineffables secours de notre sainte religion ; elle reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec une grande foi et un rayonnement de joie; l'Indulgence plénière In articulo mortis lui fut aussi conférée Notre bien-aimée soeur était prête pour l'arrivée de l'Epoux... 11 se fit attendre cinq jours encore pendant lesquels sa chère âme acheva de se purifier et de se parer par la patience et le parfait abandon d'elle-même à Dieu. Elle ne désirait rien, ne demandait rien... que de mourir dans l'amour de Celui qu'elle avait tou­jours aimé !... .

Notre chère malade ne pouvait plus rien prendre, et le vendredi elle se trouva sans parole et sans connaissance. L'agonie commençait. Le lendemain matin, notre digne aumônier, remis de

l'influenza. ayant pu sortir une première fois pour venir dire sa messe, entra aussitôt après vers 8 heures 1/2 et ayant vu notre pauvre mourante, l'encouragea par quelques paroles pleines d'onction, et lui donna une dernière absolution. Pour nous, toujours retenue alitée, nous étions bien anxieuse de l'état de notre très aimée soeur, quand ayant bientôt entendu l'infirmière qui la veillait frapper légèrement des mains dans le dortoir, pour appeler les quelques soeurs restées vali­des, nous comprîmes qu'elle touchait au moment suprême de son départ pour l'éternité... Recueillie et à demi prosternée sur notre couche nous priâmes profondément avec celles qui venaient d'accourir auprès d'elle pour recevoir son dernier soupir !.,...

Notre bien-aimée soeur se préparait depuis longtemps à la mort et nous avons la douce confiance que son Souverain Juge l'aura reçue dans sa clémence et sa miséricorde. Cependant il faut une pureté si parfaite pour entrer dans la gloire du Saint des Saints que nous vous prions, ma Révé­rende Mère, de faire ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà réclamés, par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis des Six Pater quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à Marie Immaculée, à notre mère sainte Thé­rèse et à saint Augustin, qu'elle honorait particulièrement, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous.

Qui avons la grâce de nous dire au pied de la croix de notre adorable Sauveur et en la dilection de son divin coeur,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Sr Thérèse de Jésus, R. C. ind. prieure.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jé­sus, sous la protection de N.-P. Saint-Jean-de- la-Croix, des Carmélites de Figeac, le 9 juin 1893.

Retour à la liste