Carmel

09 Juin 1893 – Dijon

Ma. Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, au moment où nous nous pressions autour de son trône Eucharistique, pendant l'Octave du Saint-Sacrement, vient d'appeler aux joies du ciel notre chère et bien aimée Soeur Marie-Angèle du Sacré-Coeur, Professe de notre Communauté, âgée de 27 ans 10 mois 24 jours et de religion 5 ans 8 mois 14 jours.

Notre Chère Soeur appartenait à une honorable et chrétienne famille de Rennes. Elle était née le 9 juillet 1865, le jour même où l'on célébrait la Fête du Sacré-Coeur dans ce diocèse. N.-D. du Mont-Carmel, qui avait sur cette enfant des desseins particuliers de miséricorde et d'amour, voulut qu'elle reçût le Saint Baptême en sa grande solennité du 16 juillet.

Vraie bretonne, notre bien aimée soeur avait une nature attachante, un coeur délicat et passionné, une âme un peu rêveuse et poétique, mais doublée d'un esprit sérieux et pratique et d'une volonté tenace et ardente. Unique fille dans la famille, elle fut choyée de tous à l'envi. Sa mère, femme de foi et de piété, avait pour caractère distinctif une extrême bonté ; elle était adorée de sa petite Angélique dont la nature ne pouvait guère être maniée et dominée que par cette force du coeur. « Ma plus grande pénitence c'était la privation du baiser du soir, nous racontait-elle, et mon plus grand bonheur, celui de m'asseoir en silence aux pieds de ma bonne et chère mère et de la contempler longuement ». Il fallut cependant se séparer de cette mère chérie qui la confia tout d'abord aux excellentes religieuses de Saint-Joseph de Cluny qui dirigent le pensionnat de Châteaubourg. Angélique acheva son éducation dans une autre institution près de Rennes, et, ses études terminées, elle rentra au foyer paternel. Sa famille s'était fixée à Paris. « J'avais, disait-elle, rapporté du Couvert un bon bagage de résolutions et de ferveur, mais tout cela s'évanouit bientôt, je ne pensai qu'à me faire gâter et à jouir de l'être. »

Ce bonheur devait peu durer. A seize ans, Angélique perdait sa mère. Jeune, sans expérience, laissée tout entière à elle-même, notre chère enfant se trouvait exposée par sa nature même aux plus grands dan­gers. Dieu veillait sur elle, et lui ménageait dans les chères soeurs de sa mère de véritables anges gardiens.

Son excellent père comprit que cette enfant avait besoin encore de la vigilance maternelle, et if fut heu­reux que sa belle-soeur voulût bien la recevoir. C'était providentiel : Femme d'énergie et de coeur, pieuse, intelligente et dévouée Melle X. sut arrêter sa chère nièce dans une voie qui l'eût conduite aux abîmes, et la

grâce aidant, Angélique retourna toutes les forces de son coeur vers Dieu, auquel elle résolut de se consacrer tout entière.

Elle avait rêvé la Trappe. Un Religieux Rédemptoriste qui prêchait une mission à Rennes lui révéla les vrais desseins de Dieu sur elle. Ayant étudié à fond cette âme ardente, il jugea qu'il lui fallait tout ou rien, et lui indiqua le Carmel comme le but à atteindre : « Il faut que vous y soyez dans quinze jours, lui dit-il, allez dire à la Mère Prieure du Carmel de Rennes que vous êtes son enfant. » Elle y alla, mais il n'y avait alors aucune place vacante, et la Révérende Mère lui offrit de la faire admettre au Carmel de Jérusalem. Angélique accepta, elle serait allée au bout du monde pour faire la volonté de Dieu ; mais sa famille s'opposa à une telle séparation.

11 fallut attendre. La chère enfant priait, se livrait aux plus rudes pénitences avec toute l'ardeur et la persévérance de sa volonté ; Dieu la comblait de consolations et la préparait ainsi à entrer dans ce que David appelle « les justifications du Seigneur. »

Sur ces entrefaites, la Révérende Mère prieure de Rennes l'offrit à notre Vénérée Mère Fondatrice qui la reçut, et son entrée fut fixée au 21 septembre 1887, jour de saint Mathieu, et anniversaire de l'établisse­ment du premier Carmel de Dijon. La postulante avait 22 ans. Elle s'arracha courageusement à sa famille qu'elle aimait tant et vint se donner à Notre-Seigneur avec tout l'élan de son coeur.

Réparer, faire pénitence, répondre aux desseins du Bon Dieu et obtenir aux siens des grâces de salut, tel était le mobile de sa vocation. Jésus l'attendait avec sa Croix au seuil du Carmel; il la lui donna dès les pre­miers jours : Pour elle la montée du Carmel était vraiment la montée du Calvaire,elle l'acceptait et s'y livrait : « Souffrir aujourd'hui,souffrir demain,souffrir toujours. Oui, mon Dieu,autant que vous le voudrez et comme vous le voudrez!... » Et elle ajoutait, avec son énergie bretonne : « O mon Jésus! si je devais faiblir et lâcher pied, faites tomber sur moi les murs de la porte de clôture avant que je ne la franchisse! Elle s'encoura­geait à la persévérance par ces paroles que lui avait dites son pieux directeur : « Courage, ne reculez pas, car c'est là qu'est le salut pour vous. Si vous résistiez à la volonté du Bon Dieu clairement manifestée, au jour des récompenses, sur le trône magnifique qui vous avait été préparé, votre ange irait écrire avec des larmes: Perdu pour cause de lâcheté. »

Dieu seul sait les luttes, les angoisses, les combats par lesquels il fit passer cette âme capable d'aller loin dans la perfection, mais qui avait besoin de grandes souffrances pour y atteindre. N'est-ce pas le moyen le plus prompt pour faire les saints et pour transformer les âmes! Ce qui l'épouvantait, ce n'était pas l'austé­rité de notre vie : le jeûne, la pénitence sous toutes ses formes, les privations matérielles ne l'effrayaient pas; elle faisait bon marché de la souffrance physique, elle en était même avide, parce que, disait-elle, elle était un soulagement réel aux souffrances morales qui étaient son lot.

« J'ai le mot de mes troubles, écrira-t-elle plus tard, je ne suis point assez généreuse en face des sacri­fices du Coeur. » Tout d'abord l'esprit de solitude et de mort du Carmel la brisa. Broyée au dedans par de grandes peines intérieures, elle avait vu la nuit épaisse succéder aux consolations qui avaient suivi sa con­version ; de violentes tentations contre la Foi, des pensées désolantes contre l'Espérance agitaient son âme et lui faisaient pousser « des rugissements », disait-elle. Elle avait quitté tout ce qu'elle aimait pour Dieu, et Dieu ne se laissant pas trouver encore, c'était le vide. Avec cela, il eût fallu une ouverture de coeur aussi nécessaire qu'elle lui était difficile; et il était besoin d'un labeur patient et aimant pour arriver à cette âme et lui verser la consolation. Un peu ombrageuse, comme toutes les natures passionnées, elle se fermait de prime abord pour peu qu'elle se crût incomprise, et, chez elle, il fallait bien des expériences successives pour détruire une impression reçue. Ce n'était pas le sable mouvant où l'empreinte s'efface au premier coup de vent, c'était le granit breton où tout se burine profondément. Grande difficulté pour les débuts laborieux, grande ressource pour la solidité de la vertu.

De combien de tempêtes et de larmes sa petite cellule ne fût-elle pas le témoin! Dieu le sait, et son bon ange recueillit son oblation renouvelée à Jésus, auquel elle répétait : Coupez, taillez, tranchez, réduisez-moi à l'état où vous me voulez, afin que je puisse vous aimer ; je ne veux et ne désire rien autre chose.

Nous signalons, ma Révérende Mère, les épreuves par lesquelles il plut à Notre Seigneur de faire passer notre chère Enfant ; il nous semble que cela peut être un encouragement aux âmes que Dieu conduit par

cette voie. A cette heure où nous avons sous les yeux le point de départ et le terme, nous sommes dans l'admiration de ce que Dieu a fait dans cette âme qu'il a travaillée lui-même sous le marteau de sa Croix.

L'épreuve fut à notre chère postulante ce que l'ouragan est aux jeunes arbres de nos forêts ; elle plongea d'autant plus fortement ses racines dans le sol du Carmel que la tempête menaçait de l'en arracher. Sa plus grande peine eût été de ne point persévérer, et c'est avec une volonté déterminée au sacrifice qu'elle demanda et obtint la grâce du saint habit.

Son noviciat fut laborieux et difficile ; Notre Seigneur mêlait cependant bien des consolations au fiel de son calice, et son âme avançait en se fortifiant, à travers les alternatives de paix et de combat.

Treize mois après son entrée, une retraite nous fut donnée par le R. P. Supérieur des Jésuites de notre ville; ce fut pour ma Soeur Angèle une grâce immense. « Il me faut tant de choses réunies pour que je parle, disait-elle, que j'aime presque toujours mieux me taire. » Cette fois, elle se sentit comprise. Le R. P. la dilata, l'ouvrit à la lumière de Jésus, lui apprit l'art de se faire contente de Dieu et de toutes choses, de voir en tout la volonté divine ; il lui aida à faire dominer la raison et la foi sur l'impression et le sentiment, et, au sortir de la retraite, après une confession générale qu'elle fit de toute sa vie, elle commença avec une nouvelle ferveur à se préparer par un travail sérieux sur elle-même à la grande grâce de la profession. La mort de notre vénérée Mère Marie de la Trinité retarda l'émission de ses voeux jusqu'au 15 dé­cembre 1889.

A partir de cette époque, on put constater les mouvements ascensionnels de cette âme dont l'énergique volonté poursuivit avec persévérance l'idéal de perfection que Notre Seigneur lui avait montré: Faire le devoir, tout le devoir coûte que coûte, pour plaire à Notre Seigneur ; se passionner pour l'acquisition de l'humilité ; viser à l'abandon absolu entre les mains de Dieu, tel fut le mot d'ordre de sa vie religieuse.

Le devoir, elle l'avait résumé tout entier dans sa règle : elle s'y attacha de tout son coeur et elle en garda toutes les observances jusqu'à sa maladie, c'est-à-dire 15 jours avant sa mort. Ce ne fut pas sans souffrance et sans fatigue ; ce fut toujours avec un entrain joyeux qui dissimulait ce qu'elle y pouvait trouver de pénible. Charitable et dévouée, avec quelle ardeur persévérante elle se portait aux travaux communs ! Constante dans les résolutions prises, elle était exacte et fidèle. Parfaitement ordonnée, réfléchie et prévoyante, elle eût eu une remarquable aptitude pour les offices, si Dieu nous l'eût laissée. Elle avait pris celui de se faire l'avocate de toutes les intentions recommandées à la communauté et se chargeait volontiers des prières spéciales demandées, même pour un temps assez considérable.

Sa voix était juste et harmonieuse et elle la donnait sans ménagement, aidant beaucoup au saint office qu'elle récitait avec une piété attentive et intelligente.

Après que le premier travail de purification et de pacification fut accompli dans cette chère enfant, on la vit se poser dans notre vie et se former aux vertus religieuses. Ce n'était pas une pâte qui prend toutes les figures et les perd aussi facilement, c'était un bloc de pierre choisie dans lequel le divin Maître voulait tailler une vraie Carmélite. Il l'avait dépouillée petit à petit de tout ce qui aurait pu alimenter la tendance un peu sentimentale de son imagination ; mais il lui avait laissé toute sa chaleur de coeur, et la foi la plus vive et la plus profonde devint le fondement solide de son édifice spirituel.

Esprit observateur et sérieux, elle profitait merveilleusement de ses lectures, et peu à peu son jugement se formait et des habitudes de vie intérieure s'établissaient. La lecture faite au réfectoire du livre du Père de Cochem sur le saint Sacrifice de la Messe l'avait ravie, elle voulut copier et bien des fois, les prières de l'Ordinaire de la Messe afin de s'unir davantage au prêtre, et dès lors le saint sacrifice devint le soleil de sa journée et le plus cher de ses exercices spirituels.

Sa foi en la présence réelle lui faisait sacrifier toute autre chose au bonheur de rester aux pieds de Jésus- Hostie exposé dans notre oratoire tous les jours de Dimanches et de Fêtes. Elle avait fait de cette pratique l'objet d'une résolution spéciale au commencement de cette année, et elle y fut inviolablement fidèle. Elle aimait aussi à tenir compagnie à Notre Seigneur pendant les veillées du premier vendredi du mois. Depuis sa profession, elle n'y manqua presque jamais, et ce n'était pas sans efforts, car elle avait à vaincre une sorte de frayeur naturelle qui la mettait au supplice ; malgré cette impression elle n'aurait pas quitté le choeur une minute plus tôt.

La Très Sainte Vierge, saint Joseph, notre sainte Mère Thérèse étaient l'objet de sa tendre dévotion. Que de peine elle se donna pour copier et remettre en ordre les cantiques que nous avons l'usage de chanter pendant les mois de mars et de mai ! Avec quelle avidité filiale elle lisait les oeuvres de notre sainte Mère Thérèse ! Et quelle fidélité encore à honorer les saints du mois ! Nous avons trouvé après sa mort un petit cahier où elle notait le nom de tous ceux qui lui étaient échus, comme aussi le nombre et l'intention de ses communions ; chacune avait son but : honorer un mystère ou un saint, demander une grâce ou une vertu, aider une âme, etc.

Elle avait fait le voeu héroïque en faveur des âmes du purgatoire, et elle appliquait les suffrages de l'ordre avec une exactitude prompte et persévérante.

Ma Soeur Angèle du Sacré-Coeur aimait cette définition de Dieu : « Il est un bien qui se diffuse. » Elle avait besoin de communiquer ce qu'elle trouvait de bon dans ses dévotions et dans ses lectures ; sa ferveur devenait communicative, elle avait de l'élan et savait le faire partager. Dans les rapports, elle était réservée et discrète, délicate et prévenante ; mais quelquefois un peu prompte dans ses jugements, un peu vive dans ses réparties, un peu tenace dans ses idées émises ; elle s'humiliait de ce qu'elle appelait les effets de son orgueil, et par de petites pratiques, elle s'efforçait de se vaincre. « Je ferai généreusement à Dieu le sacri­fice des saillies et des mots d'à propos où l'amour-propre trouve toujours sa pâture, et quand il sera proposé quelques données ou explications à saisir, j'éviterai de faire voir que j'ai trop vite compris. Je ne donnerai pas mon avis, je ferai la mortification de rester sur un sujet de conversation qui me déplaît ou m'ennuie, évitant d'interrompre pour parler à mon tour... etc. Je veux me donner à ces petits exercices afin de combattre l'orgueil qui fait le fond de ma nature. » — Elle y travailla avec courage et sut profiter de ses défaites comme de ses victoires.

La vie si courte de notre chère enfant, ma Révérende Mère, ne nous donne pas matière à nous étendre davantage. Au reste, nous retrouverons dans ses quinze derniers jours passés à l'infirmerie comme le résumé et la manifestation des bénédictions que Dieu avait données à son travail et à ses efforts. Elle avait semé avec peine, el quand l'Epoux vint dans son jardin, il trouva en pleine efflorescence les plus belles fleurs des vertus chrétiennes et religieuses et nous révéla les trésors d'humilité profonde, d'abandon et d'esprit de prière qu'elle avait acquis avec sa grâce. Le royaume de Dieu s'était établi dans cette âme avec la joie et la paix du Saint-Esprit. « Qui m'aurait connue, il y a cinq ans, ne me retrouverait plus, » disait-elle.

Le saint jour de Pâques, 2 avril dernier, une épidémie d'influenza vint fondre sur la communauté : chacune lui paya son tribut, excepté notre chère Soeur Angèle qui se dépensa vaillamment pour suppléer, ici ou là, les officières absentes, tout en regrettant hautement d'être jugée indigne d'avoir part à la grâce commune, ajoutant néanmoins : « Le Bon Dieu me garde pour le bouquet, et qui sait?... »

Quand elle vit toutes ses mères et ses soeurs remises, elle ne tarissait pas en actions de grâces ; mais le souverain sacrificateur l'avait marquée pour être la victime de son choix, et il voulait nous demander en cette chère enfant un bien grand sacrifice. Ce jeune arbre allait donner ses fruits, et Dieu les voulait pour lui seul.

Le jour de l'Ascension, ma Soeur Angèle passa comme de coutume toutes ses heures libres aux pieds du Saint Sacrement : le divin Maître la combla de grâces dans la pensée du Ciel et de l'Eternité. Elle fit un petit pacte avec nos soeurs du Noviciat pour demander les dons du Saint-Esprit, se réservant celui de crainte sur lequel Dieu lui avait donné de vives lumières. A cette occasion, elle nous demanda si nous n'étions jamais saisies d'un sentiment très vif de la pensée de la mort, comme si l'on disait à l'âme : « Bientôt tu paraîtras au tribunal de Dieu » ; pour moi, dit-elle, j'éprouve cela souvent depuis quelque temps.

Dès le lendemain elle se sentit fatiguée, on crut à une légère indisposition et on la fit reposer ; mais le jeudi, octave de l'Ascension, elle s'alita avec une forte fièvre: « Vous verrez que j'en mourrai, nous dit- elle, oh ! qu'il faudra prier pour moi ! Ecoutez que je vous dise ma grâce : tout à l'heure, le soleil pénétrait

dans notre cellule, et dans un rayon lumineux je distinguais une infinité d'atomes ; pendant que je considérais cela, il se produisit le même effet dans mon âme. Oh ! que de péchés ! que de péchés dans ma vie ! Il faudra beaucoup prier pour moi quand je serai au Purgatoire. » Dieu lui renouvelait ainsi, en l'accentuant, une grâce de connaissance d'elle-même et d' humilité qu'il avait accordée à sa prière le 21 novembre dernier après la rénovation des voeux. Cette vue ne la troublait point, mais lui donnait cette attitude d'humilité pro­fonde qui est la seule qui nous convienne et attire les grâces de Dieu.

Le surlendemain, voyant que son état s'aggravait, nous fîmes prévenir le Docteur qui ne put se prononcer encore sur la nature du mal. Notre chère petite Soeur s'abandonnait pleinement au Bon Dieu. « Peut-être, nous dit-elle, Notre Seigneur va-t-il me punir de l'orgueil que j'ai eu de mon intelligence, en m'envoyant une maladie qui m'enlèvera mes facultés ; mais s'il voulait me donner l'humilité à ce prix, je ne le trouverais pas trop cher. »

Le jour de la Pentecôte, la trouvant toujours plus souffrante, nous la fîmes transporter à l'infirmerie. Le lundi, parurent les premiers symptômes de la méningite tuberculeuse qui nous l'a enlevée. Notre chère enfant suivait la marche de sa maladie et nous en signalait le progrès. Comme nous lui demandions si elle avait peur de la mort dont elle parlait si ouvertement : « Oh ! non, dit-elle, j'ai peur de n'avoir pas assez peur! » La communauté se préparait à fêter solennellement, le 25 mai, Notre-Dame de Grâce ; Soeur Angèle s'en réjouissait beaucoup, et ce fut pour elle un grand sacrifice de ne pouvoir prendre part à la solennité pro­chaine. A ce sujet, elle nous dit : Puisque N.-D. de Grâce me rend malade, je vais prendre de sa main cette maladie comme une grande grâce; mais je viens de dire à la Sainte Vierge que, pour ma privation de la belle fête du 25, elle me donne l'humilité. Elle l'a reçue, la chère enfant, car c'était avec un accent qui nous allait au coeur qu'elle répondait aux témoignages de fraternelle affection qui lui étaient prodigués: « Je ne mérite pas ça ! » Avec quel mépris d'elle-même elle parlait de ses souffrances : « Je gémis, disait- elle, mais je ne me plains pas. Je ne souffre pas tant que je l'ai mérité ! »

Notre chère enfant était préoccupée de ses excellentes tantes, de ses deux frères, de son bon Père. Bien des fois elle renouvela le sacrifice de sa vie pour eux tous; bien des fois, elle demanda à ses soeurs de recueillir comme héritage l'obligation qu'elle avait de prier et de souffrir pour eux. Elle voulut dicter elle-même quelques lettres : « hâtons-nous, répétait-elle, demain je ne pourrai peut-être plus! »

Le vendredi 26 mai, le Révérend Père supérieur des Jésuites vint pour la confession des quatre-temps; il entra pour confesser notre petite malade qui put l'entretenir assez longtemps, en pleine connaissance, déli­cate attention du Maître qui réalisait ainsi l'un des chers désirs de notre bien-aimée Soeur : Etre assistée à la mort par ce vénéré père, qui avait le secret de toute son âme. Le lendemain elle reçut, de sa main, la sainte communion en viatique.

11 était temps. Une heure plus tard, le médecin constatait un progrès étonnant dans la maladie ; la mé­ningite était tout à fait caractérisée, il ne restait plus d'espoir. Le mal envahissant de plus en plus, le délire survint, délire pieux et intelligent, pourrions-nous dire si ces deux mots n'étaient pas contradictoires. Les habitudes acquises faisaient produire à notre bien-aimée Soeur des actes de vertu qui nous édifiaient pro­fondément. Elle, dont la volonté était si entière et si absolue, devint souple comme une enfant entre les mains de ses chères infirmières. Comme vous le voudrez, ma Soeur, ou que la volonté de Dieu soit faite, était sa réponse à tout. Elle perdit complètement la mémoire des choses qui se succédaient ; mais l'intelli­gence lui échappait rarement. Elle s'en rendit compte et nous dit : « Je n'ai plus de mémoire. .A mesure que je vais vers la fin, le bon Dieu diminue les sources des péchés. » Et comme nous lui faisions remarquer qu'en cela Notre Seigneur était bien bon puisqu'il lui laissait les deux facultés avec lesquelles on mérite : le coeur et l'intelligence. « Oh ! reprit-elle, je suis bien contente. »

Quand avec le degré de fièvre l'excitation cérébrale augmentait, ce n'étaient que prières, actes d'humilité et d'abandon. On n'avait qu'à prononcer le premier mot d'une invocation ou le saint nom de Jésus pour faire cesser aussitôt les divagations du délire : « Ce que je viens de dire, disait-elle alors, c'est l'effet de la maladie. »

Nous eûmes la pensée de demander un miracle à Notre-Dame de Grâce; on faisait pour notre chère enfant une neuvaine de Salve Regina, prière qu'elle affectionnait beaucoup, et comme nous le récitions près de son lit pour obtenir sa guérison : « Oh, dit-elle, ce n'est pas la peine ; ce n'est pas du tout ma principale intention, à moins que vous ne le désiriez, ma Mère, » et sur notre affirmation elle reprit : «Ah ! demandons- lui qu'elle et le bon Dieu fassent de moi tout ce qu'ils voudront, pleinement, entièrement et parfaitement. C'était son oraison jaculatoire favorite, ce fut sa dernière parole une demi-heure avant sa mort.

Nous ne pouvions nous détacher de ce lit d'agonie ; notre chère enfant reconnaissait toutes ses soeurs, avait un mot gracieux et affectueux pour chacune.

Le samedi, veille de la très sainte Trinité et dernier jour du mois de Marie, elle eut une crise qui nous fit craindre un dénouement prochain ; nous jugeâmes prudent de lui faire administrer le sacrement des mou­rants. Notre Vénéré Père supérieur, toujours si dévoué pour nous, tint à lui apporter lui-même cette dernière consolation ; elle la reçut sans en avoir trop conscience, ainsi que la sainte absolution qui lui fut renouvelée par notre bon Père Confesseur extraordinaire.

Notre chère enfant devait souffrir encore huit jours et nous montrer en elle les effets merveilleux du Sacrement de l'Extrême-Onction. Depuis ce moment, rien n'entra plus d'une manière lucide dans son esprit que la pensée de Dieu ; rien ne sortit de son coeur que la prière et l'expression du mépris d'elle-même ou de sa conformité au bon vouloir divin. On priait incessamment près d'elle, « c'était la reposer », disait- elle. « Pour me défatiguer. répétons les belles prières », et elle récitait d'un bout à l'autre une longue prière à la Sainte Vierge, demandant son assistance pour l'heure de la mort, le Salve Regina, l'Anima Christi, les chapelets, etc. Et dès qu'on s'arrêtait : « Vous ne dites plus rien, » disait-elle ? Ainsi se passaient les jours et les nuits. On épiait le moment de lui renouveler le Saint-Viatique; mais hélas, cette grâce nous fut refusée, notre chère enfant ne pouvait rien avaler. « Va-t-on venir me communier? » demanda-t-elle, la nuit même de sa mort. Voyant que cette consolation lui était différée, elle y suppléa dans un moment de lucidité par la communion spirituelle qu'elle fit avec l'une de ses chères infirmières, répétant des actes d'amour, et renou­velant le sacrifice de sa vie pour son père.

Le jour de la Fête du Saint-Sacrement, nous fîmes prier le Révérend Père Supérieur des Jésuites de venir lui donner une dernière absolution ; il se rendit à notre désir avec un empressement tout paternel, mais ne jugea pas le moment venu de réciter les dernières prières. Il nous laissa pénétrées de reconnais­sance pour la bonté et les attentions délicates dont il nous combla pendant ces jours d'épreuves.

La Sainte Vierge avait réservé le Veni de l'Epoux pour le premier samedi du mois du Sacré-Coeur, afin de nous consoler dans l'espérance que notre chère enfant jouirait plus tôt du privilège de la Bulle Sabbatine.

Dans la nuit du Vendredi au Samedi, il se fit un changement marqué dans son état. A 1 heure 1/2 du matin, l'infirmière nous appela en toute hâte et nous restâmes auprès d'elle avec la Mère Sous-Prieure, ses chères infirmières et l'une de nos soeurs du Voile blanc jusqu'à la matraque, où toute la Communauté se réunit autour de son lit. Jusqu'à trois fois on réitéra les prières du Manuel, notre bien aimée mourante s'y unissait d'une manière touchante; elle pria à haute voix aussi longtemps qu'elle put articuler. Elle couvrait de baisers son crucifix qu'elle élevait en redisant l'offrande qu'elle avait coutume de faire chaque jour à la messe. Elle répondait au Chapelet répété bien des fois. « Disons un dernier Laudate, » demanda- t-elle, puis elle recommençait ses chères invocations. « Jésus, mon Dieu, je vous aime par-dessus tout, le Suscipe et les versets du Saint-Office où son âme avait coutume de s'arrêter pour demander la grâce d'une bonne mort et de la persévérance finale. Toujours reconnaissante elle dit encore après un service reçu « Oh ! je suis touchée on ne peut plus de ce que l'on fait pour moi, » et elle commença Retribuere. Nous l'avertîmes que la messe commençait, et au moment de l'élévation, elle inclina la tête pour unir son sacri­fice à celui de Jésus.

Aussitôt la messe achevée, la Communauté revint auprès de notre bien aimée mourante ; nous redîmes les prières du manuel, et vers 8 heures et demie notre chère enfant rendait doucement son dernier soupir. Nous la remettions entre les mains de Dieu en répétant une fois de plus : Oh ! qu'il fait bon mourir au Carmel !

 

Veuillez, ma Révérende Mère, faire rendre à notre bien aimée Soeur les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre Sainte Communauté, l'indulgence des six pater, celle du Via Crucis, des invocations au Sacré-Cceur de Jésus et de Marie, à notre Père Saint Joseph, à notre Sainte Mère Thérèse, objets de sa tendre dévotion : elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire dans le Coeur Sacré de Jésus,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante.

Soeur Marie du Coeur de Jésus. r. c. i.

De notre Monastère de Saint-Joseph, sous la protection du Coeur agonisant de Jésus et du Coeur transpercé de Marie Immaculée des Carmélites de Dijon.

le 9 juin 1893, Fête du Sacré-Coeur.

 

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