Carmel

09 juin 1888 – Rouen

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, aux premiers jours de la Semaine Sainte, a voulu nous faire participer aux douloureuses  de son Calice, en enlevant du milieu de nous notre très honorée Mère Sous-Prieure, Marie-Pauline Raphaël du Divin Coeur, professe de notre Communauté ; elle était âgée de cinquante-six ans, et de religion trente-six ans cinq mois.
Déjà, ma digne Mère, les suffrages de notre saint Ordre vous ont été de mandés pour cette chère âme, et quoiqu'elle ait exprimé le désir que sa, circulaire fût fort succincte, nous ne voulons pas priver entièrement nos coeurs delà  qu'ils vont trouver à vous entretenir de celle qui nous a laissé des exemples si édifiants, et qui s'est acquis tant de droits à la reconnaissance de la Communauté; c'est à juste titre que nous la mettons, au nombre des principales bienfai trices de notre petit Carmel.       

Notre chère Mère naquit à Bolbec, petite ville de notre diocèse, au sein d'une famille très honorable et très chrétienne. Sa première enfance s'écoula entourée des tendresses de tous les siens; Son coeur s'épanouissait auprès d'un frère, son aîné, et de deux soeurs qui partageaient ses innocents plaisirs.

Vers l'âge de dix ans, notre jeune Pauline fut mise en pension à Rouen, chez les Dames Religieuses de la Miséricorde. Là, elle se montra vive et un peu emportée, parfois même, il fallait sévir contre les saillies de son caractère. Malgré cela elle fit sa première Communion avec un grand esprit de foi et une ferveur angélique. Les douces émotions qu'éprouvait son âme au souvenir de cette première visite du Dieu d'amour, fait présumer que, déjà, il l'avait choisie pour lui seul. Néanmoins, les bonnes impressions et les résolutions, formées en cet acte , semblèrent, sinon s'effacer, du moins se voiler quelque peu; la nature vive et indocile de l'enfant reparurent, et, un jour, elle avait alors douze ans, ayant presque mis le désordre dans la classe, par un éclat qui avait, probablement, beaucoup amuse ses compagnes, ses maîtresses résolurent de lui infliger une sévère pénitence; on la relégua dans une chambre, ou, pour mieux dire, une espèce de cellule, où elle devait rester jusqu'à ce qu'elle fût disposée à réparer le « grand scandale qu'elle avait donné. » Que se passa-t-il là? nous l'ignorons; mais, le troisième jour, on la vit apparaître au milieu de la classe, où, se jetant à genoux et fondant en larmes, elle demanda pardon à haute voix, et, dans des ternies tels, que l'on comprit que la grâce avait a jamais triomphé. En effet, a partir de cette époque, elle parut transformée, l'enfant « terrible » devint un ange de douceur et de paix, si bien que les autres élevés ne l'appelaient plus que « la petite sainte. » Elle se faisait particulièrement remarquer par une grande dévotion envers la Très Sainte Vierge, et saisissait avec bonheur toutes les  de l'honorer. Ainsi se passèrent ses dernières années au pensionnat; puis, arriva le jour où elle dut rentrer définitivement dans sa famille, et quitter ses chères Maîtresses, pour lesquelles elle conserva, toute sa vie, le plus sincère attachement.
Au milieu des siens, l'aimable jeune fille continua à répandre le plus suave parfum d'édification, et en la voyant si pieuse, si amie de la solitude et du silence, il était facile de deviner qu'elle avait des aspirations que le monde ne pouvait satisfaire.
Il est une circonstance, ma Révérende Mère, dont nous n'avons pas encore parlé, c'est que notre bonne mère était nièce de notre vénérée Mère Raphaël de Saint-Joseph, de si douce mémoire. La jeune Pauline venait donc au Carmel avec Madame sa Mère rendre visite à sa tante; celle-ci, avec la sagacité et la finesse dont elle était douée, comprit bientôt que sa chère nièce était appelée à la vie religieuse; mais, remarquant en elle une très grande tendance au scrupule, un jour qu'elle s'ouvrait à elle de ses pieux désirs, elle lui dit avec sa franchise , que si elle ne modifiait cette disposition, jamais elle ne serait admise parmi nous. Simple et docile comme un enfant, la chère aspirante y travailla de tout son pouvoir, et il lui fut permis de parler de sa vocation à ses excellents parents.
Ils en furent extrêmement affligés; néanmoins, la vertueuse Mère était trop chrétienne pour refuser à Dieu cette enfant tant aimée ; faisant taire les gémissements de l'amour maternel, elle accepta dans un grand esprit de foi le sacrifice qui lui était demandé; mais, le Père de notre Pauline, ne comprenait pas que sa fille pût penser à quitter la famille pour entrer dans le cloître, il lui faisait les plus séduisantes propositions afin d'essayer de la retenir. Quelles luttes se passèrent dans le coeur de notre chère Mère! Comme elle eut besoin du secours de sa foi vive pour triompher d'elle-même. Mais la grâce l'emporta sur la tendresse filiale; elle poursuivit son dessein, et, le 27 août, jour de la fête de la Transverbération du coeur de notre séraphique Mère, elle fit son entrée au Carmel; elle était âgée de vingt ans cinq mois.
Dès le début, elle se montra ce qu'elle fut toute sa vie religieuse, c'est-à-dire un modèle d'obéissance, de régularité et de recueillement; la Communauté, heu reuse de posséder un sujet de si douces espérances, aurait désiré lui donner le saint habit trois mois après son entrée; mais, les malheureux scrupules étant reparus, la Mère Raphaël, alors Prieure, voulut que l'on attendît, et ce ne fut que le 5 février que la chère Postulante revêtit les saintes livrées de Marie, notre divine Mère.
Le Noviciat de ma Soeur du Divin Coeur se passa dans la pratique exacte de nos saintes Observances ; c'était vraiment la douce Colombe se sanctifiant dans l'obscurité de la vie commune, sous l'oeil du bon Maître, et vivifiée par les divines influences du Sacré-Coeur, dont elle portait le nom, et auquel elle eut toujours une très particulière dévotion.
Mais le Céleste Époux était jaloux de s'unir cette âme par des liens , et le beau jour de sa Profession fut fixé au 20 mai de l'année suivante, jour de la fête de saint Bernardin, de Sienne. Le sacrifice que notre chère Soeur fit d'elle-même, fut complet. Son âme éprise de son Dieu, ne voulait s'attacher qu'à Lui. Dès lors, elle surnaturalisa toutes les affections de son coeur virginal, et le regard et l'amour de son divin Époux lui suffirent uniquement.
En sortant du Noviciat, elle remplit avec édification l'office de première Portière, et, plus tard, placée à celui de la Sacristie, elle s'y fit remarquer par sa profonde piété, et son grand esprit d'ordre.
Modeste, très silencieuse et régulière, notre chère Soeur voulait passer inaperçue ; mais Notre-Seigneur avait des desseins sur elle, et aux Élections de la Communauté, en 1863, elle fut élue Sous-Prieure. Toujours la même, elle ne fit que changer de place et d'emploi. Très digne dans sa tenue et dans ses manières, ponctuelle à tous nos Exercices, elle était un modèle vivant d'esprit religieux et de fidélité à la Règle. Son application à l'Office divin était remarquable, on sen tait qu'aucun objet étranger ne pouvait la distraire.
Successivement Maîtresse des Novices, Dépositaire, et enfin Prieure, à trois différentes fois, elle remplit ces charges avec dévouement et grande abnégation. Étant Prieure, elle sut se donner; d'un caractère toujours égal, son abord était facile, on pouvait la venir trouver à toute heure, sans que jamais le moindre signe témoignât qu'on la dérangeait. Cependant, ma Révérende Mère, il faut l'avouer, on eût désiré clans cette bonne Mère un peu plus de décision, de liberté d'esprit et de dilatation; timorée, craintive et très concentrée en elle-même, elle comprenait difficilement les natures ouvertes et aimantes, et étant en charge, cela donna lieu parfois à certains malentendus qui, de part et d'autres, furent le principe dequelques peines. Le bon Dieu permettant souvent que, même dans des âmes qui lui sont très chères, on rencontre de petites défectuosités, qui servent à rappeler que la perfection n'existe qu'en Lui seul, et que c'est en Lui seul aussi que nous devons fixer notre coeur.
Mais, nous avons hâte de le dire, ma digne Mère, ces légères nuances dans la vie de notre si bonne Mère Raphaël du Divin Coeur, ne ternirent jamais l'éclat de ses vertus. Comme vous avez pu le remarquer, les traits qui la caractérisèrent furent l'humilité et la douceur ; bien loin de se prévaloir des bienfaits qu'elle avait répandus sur la Communauté, jamais elle ne dit un seul, mot qui y fit même allusion, et était toujours des premières aux travaux communs. Cette âme aimée de Notre-Seigneur continuait à répandre autour d'elle un vrai parfum d'édifica tion, lorsqu'il y a dix-huit mois, elle fut de nouveau élue Sous-Prieure; plus que jamais, elle devint l'exemple de la Communauté.
Ici, ma Révérende Mère, nous arrivons au terrible accident qui, nous le croyons, précipita la fin de cette chère Mère. Depuis longtemps, il est vrai, elle s'affaiblissait sensiblement; mais, aux questions qui lui étaient faites à ce sujet, elle répondait invariablement qu'elle n'éprouvait aucun malaise, qu'elle se portait parfaitement. Elle continuait donc à observer la Règle, grâce qui lui a été accordée toute sa vie religieuse, à l'exception de rares intervalles. C'était la veille de la fête de notre Sainte Mère Thérèse, elle était montée à une échelle pour atteindre les fleurs qui devaient parer l'autel de la Sainte Vierge;  elle perdit l'équilibre, et tomba à la renverse, d'une hauteur de près de trois mètres : une de nos Soeurs se trouvant là, la reçut dans ses bras, ce qui adoucit le coup; mais la commotion fut très forte, et l'ébranla de la tête aux pieds; il était deux heures de l'après-midi, elle assista à Vêpres et à Complies; elle officia même, le faisant habituellement pour notre vénérée Mère Marie-Joseph, alors Prieure. Vers six heures, une légère enflure au pied gauche s'étant manifestée, on la fit mettre au lit; Monsieur notre Docteur prescrivit un repos absolu de quelques jours, et nous fit espérer que cela n'aurait aucune suite. En effet, dix jours après, notre bien-aimée Mère paraissait tout à fait remise ; mais bientôt ses jambes enflèrent alter nativement d'une façon prodigieuse ; l'appétit disparut et, enfin, le soir de la fête de notre Père St-Jean de la Croix, elle se coucha pour ne plus se relever. Quelques jours après, une congestion cérébrale vint compliquer cet état déjà si alarmant; mais cet accident fut conjuré, et il n'en resta aucune trace. Notre bonne Mère fit bien voir, pendant sa maladie, la vertu qu'elle avait acquise en santé; nous l'avons toujours vue calme, douce, patiente, résignée, et quand on lui témoignait le désir que l'on avait de sa guérison, elle disait : Comme le bon Dieu voudra. Sentant ses forces diminuer, elle demanda l'Extrême-Onction, qu'elle reçut avec une piété angélique, s'unissant et répondant même aux prières ; jusqu'à son der nier soupir, elle conserva une parfaite lucidité.
Le jeudi 22 mars, notre chère Mère eut une très douce consolation, notre digne et vénéré Père, Monseigneur notre Archevêque, vint lui apporter sa pater nelle bénédiction ; elle apprécia beaucoup cette grâce, et fut très touchée de la paternelle bonté de Sa Grandeur.
Cependant, la mort approchait à grands pas, des vomissements de sang, très fréquents, affaiblissaient extrêmement notre chère Malade, le Lundi saint, 26 mars, vers cinq heures du soir, la voyant beaucoup plus mal, on lui proposa de faire demander Monsieur notre Aumônier, afin qu'il récitât les prières près de son lit, avec toute la Communauté ; elle accepta très volontiers. Pendant les Litanies des Saints, elle sembla se remettre un peu; elle conservait une pleine connaissance, reconnaissait toutes les Soeurs, et quand on lui disait de baiser son Crucifix, qu'elle tenait entre ses mains, elle le faisait avec une telle affection que cela nous édifiait beaucoup.
Vers huit heures, le docteur, qui n'avait cessé de lui prodiguer les soins les plus assidus, entra de nouveau ; il trouva qu'un grand changement s'était opéré depuis le matin, et il nous dit qu'elle était à l'extrémité. En effet, à neuf heures, les soupirs se succédèrent plus fréquents et moins réguliers, et quelques minutes après, notre bien aimée Mère s'éteignait doucement, et s'envolait dans la Patrie, pour faire à jamais partie du cortège des Vierges qui suivent l'Agneau.
Monsieur notre Aumônier, toujours si dévoué pour notre Carmel, n'avait pas voulu quitter notre chère Mourante ; au moment de son départ pour le Ciel, il lui avait donné une dernière absolution. Il récita avec nous le Subvenite près de sa dépouille mortelle.
Au souvenir de cette vie si pure et si bien remplie, en présence de cette mort si douce et si sainte, on se sentait porté à appliquera notre chère défunte les belles paroles, que chaque matin nous disons à Prime: Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus : La mort des justes est précieuse devant le Seigneur.
Bien que nous ayons la ferme confiance que notre bonne Mère a déjà reçu la récompense des vertus qu'elle a si fidèlement pratiquées, nous vous supplions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés tout ce que votre charité vous inspirera. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce d'être dans le divin Coeur de Jésus et dans le Coeur immaculé de Marie.

Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre très humble servante
Soeur Marie de Jésus,
Carm. ind. Prieure.
De notre Monastère de la Sainte Mère de Dieu       
et de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de Rouen, le 9 juin 1888.

Rouen. — Imprimerie E. Cagniard, rue Jeanne-Darc, 88.

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