Carmel

09 juillet 1888 – Tulle

Ma Révérende et très honorée Mère,

La grâce et la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Adorant au pied de la croix de notre béni Sauveur les impénétrables desseins de la Providence divine, nous venons vous supplier de faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre à l'âme de notre bien-aimée Mère Prieure, Anne-Angèle-Marie de Saint-Jérôme, professe du Carmel de Lourdes, âgée de quarante-deux ans, neuf mois, vingt et un jours, dont onze ans et quelques jours passés dans la sainte Religion.
Le départ pour le ciel de cette vénérée Mère est, pour nous toutes, ma Révérende Mère, une bien terrible épreuve, et, dans notre douleur, le Fiat de Jésus expirant peut être seul notre consolation.                                                                   
Notre digne et regrettée Mère naquit le 30 septembre 1845, dans un gracieux site de notre Limousin. Sa grande modestie, qui la faisait se taire sur tout détail la concernant, la laissait néanmoins nous retracer, avec une délicieuse bonne grâce, les riantes prairies, les verdoyantes campagnes et les vignes en fleurs de ce doux berceau de son enfance. Sa chère Corrèze avait toujours un mot charmant, plein de justesse et d'à-propos, cueilli dans ses souvenirs de jeunesse, dans sa riche mémoire, dans son esprit orné. C'était bonheur de l'entendre : que de fois nos récréations étaient égayées par ces récits touchants!

Dieu l'avait fait naître au sein d'une famille honorable et foncièrement chrétienne, chez laquelle les pieuses traditions se conservent avec un religieux respect. Sa vertueuse mère, en prenant elle-même un soin tout particulier de son éducation, s'appliqua surtout à former cette jeune âme aux vertus mâles et fortes- qui furent, dans la suite, le type spécial de sa physionomie religieuse. Cette femme vaillante, que l'Evangile eût louée inculqua dans le coeur de sa fille les premiers germes d'une piété ardente et vigoureuse. Elle lui accordait comme récompense de sa sagesse l'inappréciable faveur de l'accompagner au saint lieu; d'orner avec elle, de fleurs et de guirlandes, l'autel de Marie. La douce tâche de s'occuper de la maison de Dieu, d'y veiller à la propreté, au bon ordre, était héréditaire, paraît-il, dans cette demeure vraiment patriarcale. Plus tard, lorsque l'enfant eut grandi, ce fut une véné rable tante, soeur de sa mère, qui L'initia aux premiers éléments des sciences humaines. Aussi lorsque notre chère Mère fut confiée, à l'âge de dix ou douze ans, aux soins intelligents et habiles des dignes Ursulines de notre ville de Brive, celles-ci trouvèrent-elles leur jeune élève toute formée et préparée pour les hautes classes.
Ses études furent soignées, solides surtout ; notre chère Mère s'acquittait de ses devoirs classiques avec ce sérieux, ce précis, qu'elle devait apporter à chacune des actions de sa sainte vie. Pas de légèreté, d'étourderie si fréquentes à cet âge : déjà cet ascétisme d'un saint Jérôme, dont le nom, les austérités, la solitude, les vertus la ravissaient et l'attiraient par ces liens mystérieux qui unissent parfois le ciel à la terre !...
Nous avons peu de .détails sur ces années d'adolescence et de jeunesse : notre chère Mère, parlait fort peu d'elle-même. C'était bien l'humble violette répandant son parfum ; mais dans l'ombre et le mystère. Dieu seul, ma Révérende Mère, a pu sonder les trésors renfermés, dans cette âme prévenue des grâces et des bénédictions divines. Ce que nous allons essayer de retracer ici ne sera que le, crayon, bien imparfait sans doute, d'un ravissant paysage !...

Après le séjour au pensionnat de Brive, près de ses chères Ursulines pour lesquelles elle a conservé jusqu'aux derniers moments tant d'affectueuse vénération et de respectueuse estime ; ou sa soeur aînée, qui fut pour elle, comme pour ses nombreux frères et soeurs, une seconde mère, s'éteignait doucement, dans les bras du bon Maître, il y a deux ans à peine, notre bien-aimée Mère rentra dans sa famille,.qu'elle dut sûrement consoler et réjouir par les charmes tout intérieurs que réunissait sa personne. Rien, en effet, ma Révérende Mère, ne traduisait au dehors le fond de sagesse précoce, d'esprit solide et juste, de qualités sérieuses que renfermait au dedans d'elle-même l'humilité profonde de notre bien-aimée Mère. Se dévouer, s'immoler, s'oublier, s'effacer dans le silence, loin de tout regard humain, fut l'unique devise de celle que nous pleurons : ses actes seuls en rendent témoignage.
L'appel de l'Epoux à l'union toute céleste de la vie religieuse ne se fit pas entendre aux premières heures du jour. Des circonstances particulières retinrent, du reste, notre chère Mère plus longtemps encore qu'elle ne l'aurait souhaité au milieu du monde. Des relations intimes, fréquentes, étaient déjà commencées avec son cher Carmel. Son nom, ce cher nom de saint Jérôme qu'elle souhaitait, mais sans oser en exprimer le désir, qu'elle affectionnait tant, lui avait été donné d'une façon toute providentielle par notre vénérée Mère du Carmel de Lourdes, qui comptait bien alors la recevoir et lui ouvrir les portes de ce petit Bethléem de Tulle.
Le Seigneur en avait décidé autrement ! Marie de Saint-Jérôme ira à Lourdes, ce petit coin du Paradis. Là, sous l'oeil de la Vierge Immaculée, aux harmonies délicieuses du chant des pèlerins et au doux murmure des flots du Gave, la future Prieure du Carmel de Tulle se formera aux saintes pratiques de la vie religieuse. Avant d'atteindre cette oasis bénie, cet Eden enchanteur où les hymnes sacrées, les parfums de l'encens et les mélodies de 1a prière montent sans cesse de la terre au ciel, que de nuits sans sommeil, que de larmes ! que d'angoisses! que de déchirements!...               

Le coeur de notre bien-aimée Mère se brise, se partage.Il faut quitter une mère chérie, un père enlevé aux tendresses des siens bien prématurément, des soeurs, des frères encore ; la chère Recluse de Sainte-Ursule qu'elle ne reverra jamais en ce monde et pour laquelle son affection augmente à mesure que l'heure du sacrifice approche ; une jeune soeur surtout, le Benjamin de toute la famille, elle en est le mentor, la mère, l'amie tendre et dévouée !  Mon Dieu, dira notre bonne Mère, avec cet amour fort et généreux qui la caractérise, Tout pour Vous seul!.....Je vous confie tous ceux que j'aime; en m'immolant pour eux, j'espère les retrouver un jour tous près de Vous!..... Dévorant sa douleur, la voilà qui s'élance comme l'athlète dans l'arène, part et arrive au Carmel de Lourdes.
C'était le 15 juin 1877, à l'Angélus du soir, lorsque tout se recueille et fait silence ; dans la
nature!.....Comme ce calme, cette tranquillité devait plaire à l'âme si paisible de notre regrettée Mère. Quelle joie douce et pure, racontait-elle, une fois, qu'elle s'épanchait plus qu'à l'ordinaire, de me trouver seule dans notre petite cellule! J'égrenais mon rosaire, mes larmes coulaient doucement, mais la sainte Vierge enlevait toute leur amertume.
Le lendemain, jour de lessive, la nouvelle postulante se prêta avec tant d'ardeur, d'entrain et de bonne grâce à ce pénible travail qu'il fut facile de comprendre qu'elle ne s'épargnerait pas.
Nous laissons maintenant la plume, ma Révérende Mère, à notre vénérée Mère Thérèse de Jésus. Mieux que nous, cette habile et sage Directrice vous redira ce que fut notre chère Mère durant les années qu'elle l'eut sous sa conduite.
« Le postulat et le noviciat de la Mère Marie de Saint Jérôme furent laborieux. Elle avait une grande lutte intérieure à soutenir dans laquelle: elle triomphait presque toujours. Son obéissance pour ses Supérieurs égalait son respect; si les corrections avaient pour elle quelqu'amertume, jamais son extérieur si religieux ne trahissait ce travail intime, et c'était « en remerciant ceux qui la formaient à la vie religieuse qu'elle avouait, ce vigilant combat « de la nature et de la grâce. »
Nous nous permettons d'interrompre un instant le récit de la Révérende Mère de Lourdes, pour raconter un trait qui nous a été rapporté et qui trouve ici naturellement sa place, vous révélera la profonde humilité de notre bonne Mère Prieure. Elle débutait dans la sainte carrière de la vie religieuse comme beaucoup voudraient finir !...
Une fois, elle fut réprimandée vertement et d'une façon très mortifiante. Était-ce pour une faute légère ou simplement comme épreuve de sa vertu ? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'interrogée sur ce qui s'était passé en elle durant la semonce, elle répondit simplement et avec une sérénité parfaite : « Ma Mère, j'ai pensé, lorsque vous me grondiez, que j'en méritais encore bien davantage. »                                                                                                    Nous laissons de nouveau la parole à la Révérende Mère Prieure de Lourdes. « La prise d'habit et la profession de la Mère Marie de Saint-Jérôme eurent lieu au temps voulu ; la communauté lui donnait ainsi un témoignage de son estime et de son affection. Sa voie, pour aller à Dieu, était la foi. Sa piété solide se résumait dans la perfection des actes. Elle a cherché le devoir avant tout et toujours dans les divers offices de provisoire, de jardinière, d'infirmière, de portière et de sacristine qui lui furent confiés. Ses qualités et ses vertus l'élevèrent, malgré ses jeunes années de religion, à la charge de Prieure ; il lui fallut quelques heures pour se déterminer à charger ses épaules de ce redoutable fardeau, que l'amour et les bonnes dispositions de ses filles surent adoucir jusqu'à la fin.
Cette charge fut pour notre bonne Mère Prieure l'ordre le plus terrible qu'elle eût jamais reçu dans toute sa vie, pouvons-nous ajouter avec la vénérable Mère Anne de Saint-Barthélemy, parlant de la première Prieure de Saint-Joseph d'Avila désignée pour succéder à notre séraphique Mère sainte Thérèse. Elle s'appelait aussi Marie de Saint-Jérôme. Rendre le saint désespoir de notre pauvre Mère n'est pas chose possible ; les luttes intérieures étaient des plus vives.  Que de fois, nous a-t-elle avoué, je fus tentée de refuser la charge !
Un mot pourtant allait la décider à prendre vaillamment cette lourde croix et à gravir les som mets ardus du Calvaire à la suite de son divin Epoux. Ce fut notre bonne Mère de Lourdes qui prononça la parole sacrée : « Ma fille, lui dit sa vénérée Prieure, voyez vous-même si vous voudriez avoir laissé ce sacrifice à faire à votre lit de mort ? » Notre chère révérende Mère était vaincue, terrassée ! Le sacrifice...la souffrance!... (autant de cordes qui faisaient vibrer cette belle âme) ne pas les accepter pour l'amour de Jésus ? Oh! non, c'eût été une lâcheté, et son grand caractère ignorait les bassesses.

Avec la bénédiction de Marie Immaculée et celle de sa chère Mère Prieure dont le souvenir ne la quittera pas, notre bien-aimée Mère franchit l'espace et le 4 décembre, minuit sonnait à l'horloge du petit monastère de Tulle lorsque la porte conventuelle s'ouvrit et laissa passer l'Oint du Seigneur. Sa main s'élevait pour bénir et les fronts s'inclinaient ! Conduite processionnellement au choeur, après ses hommages et ses adorations à l'Hôte divin du tabernacle, notre révérende Mère reçut, selon nos saints usages, l'Obédience de la communauté. Elle pressait chacune silencieusement sur son coeur et son émotion visible trahissait bien les sen timents dont elle était remplie.

Passons sous silence les qualités naturelles qui faisaient de notre bien-aimée Mère un vrai trésor pour une communauté, une perle précieuse dont on ne devinait le prix qu'à la longue, tant elle avait le talent de se cacher. Laissons dans l'ombre ces dons de Dieu, pur épanouissement de sa bonté, sans presqu'aucune coopération de notre part, tels que: aptitude à toutes sortes d'emplois, intelligence, adresse, belle voix, économie, ordre si parfait que durant sa longue maladie elle a pu rendre compte de l'endroit où était soigneusement placé le plus, petit bout de fil ou de papier. Tout cela est bon sans doute, très utile pour une maison religieuse ; mais ce serait au contraire un obstacle à la perfection si l'on en mésusait. Venons maintenant aux vertus monastiques, au parfum de bon exemple laissé par notre Mère dans cet humble et pauvre petit Bethléem de Tulle.                                     
Ah ! ma Révérende Mère, la tâche est difficile, nous nous sentons impuissante à vous retracer cet amour de la Règle et de nos saintes observances, en même temps que cet oubli complet d'elle-même qui l'a fait se traîner à la grille de communion pour aller chercher son Jésus, presque jusqu'aux derniers instants, pour ne pas faire, entrer trop facilement, disait-elle, notre Père Aumônier, et aussi, nous pouvons l'assurer, pour ne causer aucun dérangement, éviter une légère fatigue, Sa Révérence agissait de même pour la confession.
Que dire de cette sainte loi du silence qui lui interdisait, même comme Prieure, le moindre mot ou signe qui ne fût absolument nécessaire, pendant les heures de grand silence, ou dans les lieux réguliers ! Marchant si doucement, pour ne pas troubler le saint recueillement du monastère, qu'il était impossible de la deviner au bruit de ses pas se glissant comme une ombre, le long des cloîtres, dortoirs, etc.
Et la mortification qui ne laissa jamais soupçonner la plus douloureuse souffrance, qui ne témoigna pas même une légère répugnance pour les mets qui lui étaient présentés ; qui ne la fit jamais se plaindre du froid, de la chaleur, des variétés brusques de la température ! A la cuisine on n'a pu connaître ce que notre Mère aimait ou n'aimait pas. Tout lui était bon et quand la maladie vint fondre sur elle avec son long cortège de dégoûts en tout genre, sa charitable infirmière fut obligée souvent de la presser, de la solliciter pour savoir ce qu'elle prendrait avec plaisir. Alors même ses préférences marquées étaient pour les aliments grossièrement préparés, servis à la communauté, par amour de la vie commune et de la sainte pauvreté. Cette sainte pauvreté que notre bonne Prieure eût pu nommer sa mère, comme l'avait fait jadis le grand Pauvre d'Assise. Tout était trop beau, trop bon pour notre vénérée Mère : on devait la surveiller pour qu'elle ne mît à son usage ce qu'il y avait de plus usé, de plus richement pauvre dans la maison.
Sa pénitence!... mais notre Mère eût fait revivre les austérités des anachorètes du désert si on ne l'en avait empêchée. Les cilices, les ceintures de fer, les longues disciplines auraient été le pain quotidien de son âme. Déjà bien souffrante et atteinte de la cruelle maladie qui l'enlève à notre filial amour, elle ne voulait se dispenser d'aucune de ces saintes pratiques prescrites par notre sainte Règle.
Une âme si détachée et si mortifiée ne pouvait être que parfaitement obéissante. Aussi ma Révérende Mère, avons-nous été profondément édifiée de la soumission qu'elle a montrée pendant ces mois d'un long martyre. Docile comme une enfant, même au seul désir exprimé par sa bonne infirmière, ne voulant rien faire que par ses ordres et sa volonté, nous fûmes vivement émue; dans les derniers jours de sa vie par un acte touchant que vous nous permettrez de citer.                                                               
Notre excellent et si dévoué docteur avait prescrit de la laisser deux jours sans manger, espérant par là obtenir le retour de cet appétit disparu depuis si longtemps et qu'aucun traitement n'avait pu rappeler. A la première visite qui suivit cette ordonnance, quel ne fut pas notre religieux étonnement d'entendre notre chère Mère dire au médecin, presque avec inquiétude et trouble : « Mais, Monsieur, j'ai bu un peu de lait ! — Oui, ma Mère, je le voulais bien, vous êtes dans la Règle, dans l'obéissance, répond l'excellent docteur, que le sens chrétien, religieux même, domine à un haut degré. Vous avez très bien fait de boire du lait, ajouta-t-il, c'était mon intention que j'avais du reste exprimée, il me semble. » Notre bien-aimée Mère fut alors seulement rassurée et tranquille.
Son exactitude, sa ponctualité à tous les exercices de communauté étaient admirables... Elle s'arrangeait si bien que les plus sérieuses occupations de sa charge, les visites au parloir, ou autres cas très importants, ne l'empêchèrent presque jamais d'assister au choeur, au réfectoire, aux récréations, partout enfin où se trouvait la communauté.
La première à tous les travaux communs, quelque pénibles qu'ils fussent, elle en allégeait la fatigue par l'entrain, l'ardeur avec lesquels elle s'y prêtait. Son amour du travail était si grand qu'on ne la surprit jamais une minute ne s'occupant à tel ou tel ouvrage.
Et son assiduité à l'oraison!... Elle l'aimait par-dessus tout; son âme s'y retrempait, y prenait des forces, des lumières toutes nouvelles. Son zèle pour la récitation de l'Office divin était très grand; quelques notions de latin lui permettaient d'en comprendre assez le sens pour nourrir sa piété; aussi quelle douce joie pour notre chère Mère Prieure que la sainte psalmodie ! Son respect, sa révérence devant le Très Saint Sacrement étaient inimitables, son seul signe de croix y devenait une éloquente prédication.         
Unie toujours à son divin Bien-Aimé, on la trouvait recueillie en Lui, allant, venant, veillant à tout; mais récitant son chapelet ou élevant son coeur en haut par quelque pieuse aspiration qui trahissait son angélique ferveur.
Notre bien-aimée Mère avait une dévotion filiale envers la très sainte Vierge, qu'elle appelait sa bonne Mère du ciel. Abandonnée à Elle, les plus affreuses tortures lui semblaient peu de chose. Nous l'avons vu, ma Révérende Mère, en des circonstances que nous ne pouvons taire. Nous devons ce touchant hommage à la Reine du Carmel, cet aveu à chacun des membres de notre saint Ordre, que nous croirions priver, en l'omettant, d'un exemple qui rappelle les commencements de notre chère Réforme, ce doux berceau de Saint-Joseph d'Avila, où Marie de Saint-Jérôme, nièce de notre séraphique Mère, s'endormit du sommeil des saints.
Comme pour sa sainte devancière dans la Religion du Carmel, nous pourrions dire avec Ribera : « Le diamant précieux que Notre Seigneur laissa tomber des trésors infinis de son amour fut un mal affreux dont longtemps notre chère Mère garda le secret au plus intime  de son coeur. Forcée enfin par la sainte obéissance, elle doit se soumettre au remède cruel qui peut seul guérir son mal. Deux fois elle livre son corps au fer des médecins avec « le même transport de joie» (tout intérieure et calme) qu'elle l'aurait livré au fer des bourreaux. Elle voit la mort et l'affronte, l'oeil au ciel, le front serein, la pensée en Dieu. »
Les hommes de l'art la quittent étonnés, ravis, et disent bien haut le trésor de sainteté que possède notre Carmel. Partout, de tous côtés, arrivent des témoignages de sympathie, d'attachement, d'admiration. Elle seule s'en étonne, tout en sentant bien profondément ces délicatesses de la charité. Ah ! c'est que notre sainte Prieure s'est toujours ignorée!...
Ne pourrions-nous pas, ma Révérende Mère, lui appliquer ces mots de l'illustre solitaire de Bethléem, son cher saint Patron ? « Plus elle s'abaisse, plus aussi le Christ l'élève, elle se cache et ne peut être cachée. Elle fuit la gloire et l'acquiert en fuyant, parce que la gloire suit la vertu, comme étant son ombre, et que, en méprisant ceux qui la cherchent, elle cherche ceux qui la méprisent. »
En effet, ma Révérende Mère, notre bien-aimée Mère avait su bien vite conquérir l'estime, l'affection, la vénération, dirons-nous, de ceux qui l'approchaient, soit par lettre, soit à la grille. Son extérieur peu démonstratif, assez froid, son extrême réserve n'étaient pas un obstacle à cet élan qu'elle inspirait. On sentait que sous ce voile de religieuse modestie, dont elle s'entourait, battait un coeur profondément dévoué et sensible à la plus légère souffrance, quelle qu'en fût la nature.
Que nous voudrions qu'il nous, fût possible d'exprimer à tous et à chacun notre profonde et vive gratitude pour ces hommages rendus à notre regrettée Mère ! Que nos chers Carmels, tout particulièrement, trouvent ici l'expression la plus sentie de notre fraternelle reconnaissance. La Mère si tendrement aimée que nous pleurons, du haut du ciel, où toutes nos âmes la voient et la sentent déjà, se chargera, nous l'espérons, d'acquitter la dette de nos coeurs.
Après son culte pour la très sainte Vierge vient celui qu'elle rendait aux saints. Tous semblaient, chez notre excellente Mère, occuper une place de choix, tant elle fêtait et priait chacun d'eux. Mais les saints du Carmel, à commencer par notre Père saint Elie, dont elle avait embelli la gloire, en plaçant notre adoration perpétuelle au jour de sa fête, notre sainte Mère Thérèse, notre Père saint Jean de la Croix, saint Simon Stock et autres avaient bien quelque chose de tout spécialement tendre dans son pieux souvenir.
Comment oublier notre glorieux Père saint Joseph que, hier encore, elle invoquait au milieu d'indicibles angoisses et dans les premières crises de l'agonie ?
Passerons-nous sous silence son affectueuse dévotion aux saints Anges, et ce 2 octobre, jour cher entre tous à notre bien-aimée Mère, parce que, sous les auspices de ces bienheureux gardiens, l'eau sainte du baptême l'avait régénérée?
Se plaindre, ou plutôt parler d'une façon peu gracieuse de quelqu'un de ces habitants de la Patrie céleste, pour une grâce sollicitée et pas obtenue, était pour notre chère révérende Mère une véritable peine. Aussi se surveillait-on en récréation et cherchait-on une bonne parole, un aimable trait à envoyer à l'adresse de quelque bienheureux. Notre bonne Mère jubilait, et son regard exprimait assez à l'heureuse narratrice la joie maternelle dont elle était l'objet.
Perdue dans la volonté sainte de notre Père des cieux, elle ne voulait, ne désirait, ne souhaitait rien que l'accomplissement de ce vouloir sur-adorable. Être contente de Dieu fut aussi sa devise comme elle l'avait été du Père de Ravighan.

Une de nos Soeurs raconte que lui confiant un jour, dans un moment de grande tristesse et de peine profonde, son désir de mourir et d'aller au plus tôt jouir de la vision divine, elle ajouta : « Et vous, ma Mère, ne voudriez-vous pas aussi aller voir Notre-Seigneur? il est si triste de vivre loin de Lui ! — Mon enfant, lui fut-il répondu, souffrir ou jouir, vivre ou mourir m'est complètement indifférent. Je ne souhaite au monde qu'une seule chose, la volonté de Dieu, et je suis bien joyeuse de tout ce que le bon Maître permet.
Sa délicatesse de conscience était exquise; un trait, ma Révérende Mère, au milieu de beaucoup d'autres, ce sera l'épi glané après une riche moisson. Nous tenons encore cela d'une de nos chères Soeurs qui ne peut se lasser de le raconter, tant elle le trouve beau ! Un jour, dans le feu d'une conversation assez animée, notre vénérée Mère crut, avoir, laissé, échapper une parole pas assez religieuse. La Soeur n'y fit aucune attention. Quelle ne fut donc pas sa surprise de voir le lendemain matin, à l'heure de la messe conventuelle, notre bonne Mère ouvrir doucement, comme elle savait le faire, la porte de sa cellule, s'approcher de son lit où la retenait une douce caresse de la croix, se mettre à genoux et lui demander pardon, dans les termes les plus humbles, d'avoir pu être pour elle un grand sujet de mauvaise édification. Comme la Soeur lui témoignait sa confusion de la voir, ainsi s'humilier, devant elle, surtout pour une chose où elle ne voyait aucun mal : « Mon enfant, répondit notre excellente Mère, laissez-moi faire cet acte comme je le dois, Notre-Seigneur me le demande, autrement je ne pourrais communier ce matin."
Que dirons-nous de la prudence, de la discrétion de notre bien-aimée Mère ? Son coeur était vraiment ce jardin clos, cette porte scellée où nul regard humain ne pénétra!... Eut-elle des peines?... des douleurs?... Cette âme était trop chérie de l'Epoux divin pour qu'il soit permis d'en douter; mais aucun n'en eut jamais le secret, si ce n'est Dieu et son Supérieur.
Vis-à-vis de ses filles, un oeil peu exercé l'aurait jugée par trop sévère, un peu raide par fois. En l'approchant on ne pouvait se méprendre. "Votre Mère, disait un pieux et docte ecclésiastique, ah! je la connais!... C'est un coeur tendre s'il en fut, mais aussi sainte que bonne, elle craint, tremble toujours de donner trop à la créature. S'épancher, pour si peu que ce soit, la met aussitôt en alarme, elle garde toutes ses délicatesses pour son Jésus. » Ceci, ma Révérende Mère, rend parfaitement un mot du délire de notre bien-aimée Mère : « Je fais violence à mon coeur ! je fais violence à mon coeur ! » répétait-elle souvent dans ses derniers jours. Oh ! oui, on le sentait ; réclamait-on un maternel sourire, un signe d'affection dans ces instants où l'âme se sent faillir et va près de ses Supérieurs chercher force et courage, on la voyait pensive faire presque à regret une petite croix sur le front et s'en aller bien vite, laissant comme bouquet : « Allez, ma fille, allez au Tabernacle, vous y trouverez le grand Consolateur!...»                                  
Ici encore se révèlent l'excessive bonté, les tendres délicatesses de ce coeur viril par-dessus tout. Ses heureuses infirmières ne peuvent tarir, ma Révérende Mère, sur une infinité, de détails touchants dans leurs rapports avec notre regrettée Mère. Sa Révérence, disent-elles, aurait voulu nous servir lorsque nous la servions, nous éviter la moindre course, le plus petit dérangement. Lui faisait-on attendre un service ; pas un mot, pas même un geste qui trahît la plus légère contrariété. Au contraire, si l'on se montrait confuse de ce retard bien sûr involontaire, le doux sourire de notre bien-aimée Mère, une parole souvent, disait tout de suite : c'est toujours trop pour moi.
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer en détail la vie si pleine de notre chère bonne Mère, les bornes étroites d'une lettre circulaire ne peuvent suffire. Ces lignes de nos Saints Livres doivent lui être appliquées : "En peu de temps, elle a fourni une longue carrière." Oui, onze années ont suffi pour former sa couronne d'épouse du grand Roi !... "Voyez commencer votre Mère, écrivait la chère Prieure de Lourdes à une de ses anciennes filles, vous la verrez continuer et finir sa carrière; toujours dans la même fidélité à son devoir, le même soin au plus petit acte." Nous pouvons toutes aujourd'hui rendre témoignage à la vérité de cette parole.                                                

Une autre raconte que notre Mère, l'engageant un jour à faire gain pour l'éternité de certaines petites souffrances envoyées par le divin Maître, elle se recueillit, et laissa tomber ces quelques mots qui ne rendent pas l'expression toute, céleste de son visage en les prononçant : "Ma fille, lorsque vous souffrez, dites : Mon Dieu, je souffre parce que je l'ai mérité ! Vous ne sauriez croire, ajouta-t-elle, ce qu'il y a de doux dans cet acte d'humilité.» La Soeur la crut sur parole, le reflet tout surnaturel de sa physionomie en laissait encore penser davantage.
Nous arrivons enfin aux dernières heures de cette magnifique journée. Ce n'est pas la nuit, mais les ombres s'avancent!... Notre bien-aimée Mère reçoit le jeudi 28 juin le Viatique de l'éternité, et les saintes Onctions la fortifient pour le grand combat. Ses sentiments de foi, d'espérance, d'humilité, d'amour se ravivent et grandissent à mesure qu'approche l'instant suprême. Le pardon demandé à la Communauté fut touchant : « Mes Soeurs, dit-elle, après les formes consacrées par nos saints Usages, lorsque je n'ai pas fait mon devoir c'est que je ne l'ai pas connu ; et je ne l'ai jamais compris. Que Dieu me fasse miséricorde ! » ajouta-t-elle, dans un profond sentiment de mépris d'elle-même.  

Le digne vicaire général que Monseigneur notre Évêque avait délégué pour lui administrer les derniers sacrements et qui avait toute la confiance de notre bonne Mère, se retirait en exprimant ainsi ses impressions : « On ne peut que se réjouir de voir partir pour le ciel une âme aussi bien préparée. »  

Sa Grandeur vint le même jour. Visité par la souffrance, notre saint et vénéré Prélat brava cependant les fatigues d'une montée pénible pour arriver à notre Monastère et apporta à notre chère mourante, avec ses bénédictions, ses consolantes et sympathiques paroles. Notre Mère le reconnut et l'entretint assez longuement.
C'est un besoin pour notre filiale reconnaissance de réclamer les prières de tous nos chers Carmels pour la santé de ce vrai Pasteur de nos âmes, dont le dévouement pour notre petit monastère est de tous les instants.                                                 
Après la visite de notre bon Évêque, notre Mère baissa sensiblement. L'agonie commença le samedi 30 juin – elle devait se continuer huit longs jours encore, durant lesquels sa patience fut aussi parfaite qu'elle l'avait été pendant cette douloureuse période de souffrances, ce vrai martyre enduré avec un héroïque courage. Patience et courage qui, avec son profond mépris d'elle-même, furent sûrement les traits caractéristiques de cette belle existence. Sa petite infirmerie devint un sanctuaire où la prière s'élevait sans cesse vers Dieu pour obtenir un allégement à ses violentes tortures.      
Le vendredi 6 juillet, au matin, notre sainte et vénérée malade perdit complètement con naissance et parole. Rien à l'extérieur du moins n'indiquait qu'elle comprît ce qui se passait autour d'elle. Un long gémissement nous avertissait de ses mortelles angoisses !... Nous suppliions le ciel !... La récitation du Rosaire succédait aux prières du Manuel ; de pieuses aspirations, les saints noms de Jésus, Marie, Joseph, Thérèse, ceux de ses saints patrons, des bons anges, etc., etc., étaient souvent répétés.
Nous continuâmes ainsi tout le jour, nos coeurs agonisaient, avec notre bien-aimée mourante !... Enfin, vers sept heures, un peu après l'Angélus, moment béni de son entrée en religion, notre chère révérende Mère Marie de Saint-Jérôme entrait dans son éternité!....
Si cette âme détachée et vraiment morte à tout avait pu former un désir, il lui aurait été bien doux de demander à quitter la terre un vendredi. Sa dévotion à la Passion de Notre-Seigneur était si grande qu'elle ne manqua jamais, croyons-nous, de faire chaque jour le Chemin de la Croix.
La sainte Vierge que notre chère Mère a tant aimée et honorée n'a-t-elle pas voulu aussi, en prolongeant un peu son martyre, la faire jouir au plus tôt de l'inestimable privilège de la bulle sabbatique ?...
En terminant cette longue circulaire, mais trop courte notice pour rendre parfaitement la vie si pleine de notre vénérée Mère, ne pourrions-nous pas citer encore Ribera, qui laisse parler lui-même la Vénérable Mère Anne de Saint-Barthélemy, et dire, nous aussi, de notre sainte Prieure : « La grâce dont Dieu remplit l'âme de Marie de Saint-Jérôme en l'appelant à la religion n'a jamais cessé de croître depuis ce moment. Dès qu'elle entra au Carmel elle fut très exacte observatrice de la Règle et d'une obéissance accomplie, « enfin un miroir de perfection. » N'est-ce pas là le plus bel hommage à rendre à la mémoire de celle que si justement nous pleurons ?

Ce n'est pas sans une émotion profonde, ma Révérende Mère, que nous ajoutons encore les lignes qui vont suivre. En dépouillant respectueusement les papiers de notre vénérée Mère, dans l'espoir d'y recueillir quelques précieux documents utiles pour cette circulaire, nous n'avons pu trouver que le récit de ses prétendues fautes !.....Vrai prodige d'humilité dont Dieu seul s'était réservé le secret, que la terre n'a pas connu ! Notre chère Mère jouira bientôt, nous l'espérons, des allégresses et de la gloire des saints !
Sa dépouille mortelle, exposée au choeur toute la journée du samedi, semblait vouloir y présider pour la dernière fois, pendant le chant du Salve Regina, sa prière favorite. Les pieux fidèles sont accourus nombreux et recueillis; on envoyait des fleurs, des bouquets, des couronnes pour être déposées sur son cercueil. Son visage transfiguré parlait déjà de la Béatitude et disait à tous que «la mort du juste est précieuse devant Dieu !...»
Le lendemain, dimanche, notre modeste chapelle était beaucoup trop petite pour contenir la foule venue pour les funérailles; beaucoup durent rester dans la cour servant comme de vestibule à notre humble oratoire. Monseigneur, dont la bonté de Père ne se lasse jamais, avait voulu rehausser par sa présence l'éclat et la solennité de cette triste cérémonie. Sa Grandeur fit lui-même les trois absoutes prescrites par nos saints Usages, assistât de ses Vicaires généraux, entouré du Chapitre de sa cathédrale, des directeurs du grand Séminaire et de beaucoup d'ecclésiastiques dontnotre regrettée Mère avait su conquérir la sympathique estime. Chacun avait tenu à honneur de rendre hommage à sa mémoire. Qu'ils en soient tous bénis et remerciés... Au ciel on se souvient, et notre chère révérende Mère n'oubliera pas !...
Et vous, Mère chérie, sainte Prieure, vos filles vous ont conduite au champ des morts, à l'éternel repos!... Dormez maintenant le grand sommeil, leur amour ne vous réveillera pas. Elles vous aiment, mais pour vous.... Dans peu qu'est le temps au regard de l'Eternité, chacune à son tour ira vous rejoindre là-bas ...mais surtout là-haut!..... où votre âme jouit, car elle a bien souffert..... Mère !..... en attendant cette heureuse réunion, vous veillerez près de Dieu, sur toutes et sur chacune, sur nos amis et sur nos bienfaiteurs à qui nous devons tant!... Les intérêts de ce cher Monastère vous sont connus!.... Qui donc mieux que vous en parlera au divin Maître ?..... Nous attendons.... et nous nous consolons !.....              
C'est dans ces sentiments d'abandon et de confiance aux bontés du Seigneur, tout embaumée du céleste parfum des vertus de notre vénérée Mère, que nous vous supplions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui accorder par grâce, avec les suffrages de notre saint Ordre, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, un rosaire et quelques invocations aux saints de l'Ordre, à ses saints Patrons et aux saints Anges. Notre regrettée Mère vous sera très reconnaissante de cette effusion de charité, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec le plus profond et le plus religieux respect,
DE VOTRE RÉVÉRENCE,    
L'humble soeur et indigne servante,
Soeur MARIE-ARCHANGÈLE DE L'ENFANT-JÉSUS,
r. c. i. Sous-Prieure.

De notre Monastère de Jésus, Marie, Joseph, Thérèse, des Carmélites de Tulle, le 9 juillet 1888.

Bar-le-Duc. — Typ. de l'Œuvre de Saint-Paul, Schorderet et C. — 960

Retour à la liste