Carmel

08 septembre 1894 – Marseille

 

Ma Très Révérende, et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui dans ses desseins impénétrables, alors que nous n'étions pas consolées de l'immense perte de notre bonne et sainte soeur Marie de Saint-Joseph, vient de nous imposer un nouveau et bien dur sacrifice, en enlevant à notre religieuse et fraternelle affection, notre chère soeur Marie Antoinette, Thérèse de Jésus, hostie du Sacré-Coeur professe de notre monastère, âgée de 28 ans et demi et de religion 10 ans et 7 mois. Vraie petite fleur du jardin de l'Epoux, dont le suave parfum révélait la présence peut se résumer eu ces quelques mots, d'après le témoignage d'éminents religieux: Elle a passé en faisant le bien.

C'est au sein d'une honorable famille de notre ville, où les moeurs patriarcales et les solides vertus sont héréditaires, que notre petite Thérèse vint au monde, le 30 décembre 1865. Une petite soeur plus âgée de deux ans, et qui devait plus tard la suivre dans le cloître, l'avait précédée au foyer paternel et saluait par des transports de joie son entrée dans la vie.

Élevée par les soins d'une mère aussi pieuse que tendre, qui considérait son enfant bien-aimée comme un véritable don de Marie, puisque l'année précédente, pendant l'octave de l'Immaculée-Conception, au pied de son autel elle lui avait demandé de la rendre mère une seconde fois. Thérèse montra bientôt les plus heureuses dispositions : un coeur très aimant, une intelligence vive, un jugement solide, une incomparable énergie,... autant de qualités qui la feront chérir de tous. C'est ainsi qu'à la seule audition de la douloureuse Passion elle éclatait en sanglots, et mêlait encore ses larmes à la paille de la crèche, au récit maternel du dénuement de l'enfant divin de Bethlehem, ou de la mort du Sauveur.

Prise subitement à l'âge de 2 ans d'une gastrite causée par la dentition, la famille éplorée la vit en deux jours aux portes du tombeau, mais Marie, sa bonne mère, allait montrer par un prodige combien cette enfant lui était chère. On était au mois d'août ; partout dans notre catholique cité se dressaient des reposoirs, les pavillons flottaient au vent, les murs se tapissaient de vertes guirlandes, pour saluer et acclamer au passage Marie Immaculée portée en triomphe par ses fils bien-aimés, les pénitents carmelins. Voulant à tout prix guérir son inséparable Thérèse, Claire, sa soeur aînée, se précipite au devant de la Très Sainte Vierge, et présentant un énorme cierge, elle s'écrie, arrachant des larmes à tous les assistants : « Bonne Mère chérie ! je vous en conjure, guérissez ma petite soeur !» En ce moment, Thérèse, dans les bras de sa mère, voyant la statue de Marie se tourner vers elle au chant de Salus infirmorum, s'écrie à son tour : «Oh ! quelle est bonne la maman de Jésus de bien vouloir penser ainsi à sa petite Thérèse!» Ce cri du coeur devait rester celui de la reconnaissance. La petite malade était guérie, et nous verrons, ma Révérende Mère, jusqu'à quel point elle s'est crue tenue à rendre la très Sainte Vierge entièrement maîtresse d'une vie qu'elle savait lui devoir doublement.

A peine sut-elle parler que son bonheur était de répéter : « Je me ferai religieuse de mon nom. » Oh qu'il était touchant de la voir, à 3 ans, attendre avec impatience l'arrivée d'un bon frère quêteur de l'ordre de Saint-François, pour lui offrir gracieusement le pain de l'aumône, et lui parler du bonheur qu'il avait d'être tout à Jésus. Viens lui disait-elle, le saisissant par son austère corde, viens voir ma sainte que j'aime tant ! et elle l'entraînait devant un grand, tableau de notre sainte Mère : là elle disait, en joignant ses petites mains, avec un radieux sourire : « Oh ! quelle est belle ! Oh ! que je l'aime ! » puis elle se mettait à raconter ingénument les traits qui l'avaient le plus frappée dans l'admirable vie de celle qu'elle devait si bien imiter, et qu'elle appelait toujours ma sainte. C'était un admirable contraste que ce pauvre vieillard aux cheveux blancs, et cette jeune enfant à l'aurore de la vie, unissant dans un même enthousiasme les noms de la séraphique Thérèse et du séraphique François en souriant tous deux à celui qui était si pleinement le maître de leurs coeurs.

Soucieux de donner à leur enfant une éducation aussi solide que profondément chrétienne, Monsieur et Madame G-D choisirent le Sacré-Coeur comme répondant en tous points à leurs désirs. Ce fut dans ce milieu béni dont elle garda le plus doux souvenir, que s'écoula la pieuse jeunesse de notre chère soeur; elle apporta dans les études l'application et le sérieux qu'elle mettait à tout ce qu'elle considérait comme un devoir.

Dès sa plus tendre enfance, sentant son coeur déborder de reconnaissance pour les grâces innombrables dont le Divin Maître l'avait comblée, elle cherchait par quel moyen elle pourrait témoigner son amour à Jésus Cru­cifié. Or, il était de pieuse coutume dans la famille de réciter en commun la prière du soir et de la faire précé­der d'une lecture sur la vie des saints. Thérèse admirait leurs mortifications et brûlait du désir de les imiter ; très ingénieuse elle se mit à l'oeuvre. Une croix de bois, de la longueur de son petit corps fut bien vite confectionnée; et l'instrument sacré fut placé tous les soirs furtivement dans son lit. La nuit se passait entre les bras de cette croix bénie, puis le matin venu, la croix disparaissait diligemment; c'est ainsi qu'à 8 ans, elle parvint à tromper pen­dant un mois la vigilance de sa tendre mère; mais un jour, Dieu permit pour notre commune édification que la croix fut trouvée, et Madame G-D, avertie par une fidèle servante, appela, non sans contenir une profonde émotion, son enfant chérie; puis, se doutant bien que ce cher petit ange était capable d'avoir poussé plus loin l'expression de son amour pour Dieu, elle arrive adroitement à retirer une forte corde à noeuds qui ceignait les reins de cette douce et innocente victime. « Ma fille, lui dit alors cette bonne mère, de telles pénitences ne sont méritoires que lorsqu'elles sont approuvées par l'obéissance ; enlève, pour l'amour de cette vertu, ce que tu as cru devoir faire pour Jésus. Il t'en saura gré puisque ta mère le commande. » La petite Thérèse obéit sans résistance, non sans être quelque peu confuse d'avoir vu son secret découvert.

Le jour tant désiré de sa première communion étant arrivé, avec quelle ferveur reçut-elle son Dieu ! avec quelle joie bien des années plus tard redisait-elle. « Ma vocation qui me vient du baptême, et qui m'a été donnée à ce moment solennel, Jésus l'a sanctionnée au jour de ma première communion ; je lui ai dit que j'étais à Lui sans retour, et j'ai senti qu'il recevait ma promesse. »

Tout son bonheur était de faire de petits autels, devant lesquels elle chantait le Salve Regina assistée de sa soeur, qu'elle constituait sacristain, tandis qu'elle se réservait les fonctions de célébrant; ces petites cérémonies se terminaient souvent par un sermon auquel elle convoquait toute la famille émerveillée du feu qui accompagnait ses naïves paroles. On conservait en particulier le souvenir d'un de ses discours enfantins, où elle avait pris pour texte cette question de Notre-Seigneur à saint Pierre : Pierre m'aimes-tu ? m'aimes-tu plus que les autres ? Elle en avait tiré des réflexions charmantes; aussi, quelle ne fut pas l'émotion de la pieuse famille, quand au beau jour de sa prise de voile, Monseigneur notre digne Évêque, qui nous faisait l'honneur de présider la cérémonie, prit pour texte de sa paternelle allocution ces paroles : Pierre, m'aimes-tu ? m'aimes tu plus, que les autres. A ce rapprochement les pleurs coulèrent de tous les yeux et notre bien-aimée soeur, au souvenir de son enfance, redisait au bon Maître à cet heureux moment avec l'Épouse des Cantiques parlant des fruits du saint amour : « Voici que je vous ai gardé les anciens et les nouveaux. »

Ainsi s'écoula l'enfance de notre chère soeur. Mais l'appel de Dieu, qui de tout temps s'était fait entendre à son coeur, redoubla de force et de véhémence, elle comprit qu'il fallait sans tarder s'en ouvrir à son directeur, qui d'ailleurs très intime dans la famille, n'ignorait pas les prédilections du bon Dieu pour cette âme. Elle avait 15 ans, quand elle lui fit part de ses désirs de vie monastique. Ce digne prêtre, aussi distingué par les dons de l'esprit que par les éminentes qualités du coeur qui ont rendu dans le clergé son souvenir impérissable, pria la pauvre enfant, tout en lui promettant d'y réfléchir sérieusement, de ne plus lui en parler jusqu'à ce qu'elle eût atteint sa 18e année.

Notre bonne soeur vit en ces mots la volonté du Divin Maître ; elle se tut pendant 3 ans, mais au jour précis de ses 18 ans : « Mon père, lui dit-elle résolument, le temps fixé par vous est écoulé, aurai-je enfin la permission tant dési­rée ? " Après quelques minutes de réflexion, le bon prêtre donna son assentiment ; il tint à avertir lui-même la fa­mille à laquelle il révéla, que depuis plus de 3 mois, la grâce le sollicitait nuit et jour d'offrir de suite au Seigneur la sainte enfant dont il avait fait choix. La douleur fut immense; Thérèse sentait d'autant plus vivement le coup qu'elle portait à ses bons parents, qu'elle connaissait à fond l'amour excessif, l'incomparable tendresse, dont ils entouraient leurs trois jeunes filles; mais elle savait aussi jusqu'où pouvait aller leur grand esprit de foi, et la gé­nérosité de leurs coeurs profondément chrétiens.

Nos chères mères, qui depuis plusieurs années, étaient en rapport avec la famille, et qui avaient pu ap­précier les qualités de leur future fille, désiraient le moment où les portes de notre sainte maison pourraient lui être ouvertes, Voyant que c'était l'heure de Dieu, généreuse comme toujours, elle n'hésita pas un seul instant à porter le coup terrible qui devait faire saigner le coeur de ceux qu'elle aimait tant.

Après avoir donné libre cours à leurs larmes, ce père vénéré, cette mère chérie acquiescèrent au désir de leur enfant, et voulurent l'accompagner jusqu'à la porte du cloître où à travers leurs sanglots ils lui donnèrent leur meilleure bénédiction.

Une fois entrée dans l'arche sainte, notre bonne soeur ne pensa plus qu'à se mettre généreusement à l'oeuvre ; notre sainte règle, nos saintes constitutions, nos saints usages, et jusqu'aux moindres détails de la vie du Carmel furent de sa part l'objet d'une étude profonde et soutenue. Serviable, empressée, d'une exactitude irré­prochable, notre aimable prétendante répondit entièrement à tout ce que l'on avait droit d'exiger d'elle ; aussi, après les épreuves ordinaires, fut-elle admise, au temps marqué, à la vêture et à la sainte Profession, à la satisfac­tion de la communauté, heureuse de s'attacher pour la vie un sujet dont le caractère sérieux, la bonne santé, et les précoces vertus faisaient tout espérer.

A quels sentiments de reconnaissance ne se livra-t-elle pas quand elle fut devenue l'épouse du divin Maître ; c'est alors que nous la vîmes entrer pleinement, suivant la profonde expression du Père Lacordère,[sic] « dans cette mort qui vit et cette vie qui meurt » se livrer tout entière à l'action de l'Esprit Saint dans son âme, Devenir une parfaite carmélite, consoler son divin Époux, et sauver les pécheurs, voilà les hauts sommets vers lesquels elle aspira, et qu'elle atteignit, nous pouvons bien le dire.

D'une extrême fidélité à la sainte oraison, elle en rendait compte tous les jours à sa bonne mère prieure et s'était composé, en l'adaptant aux besoins de son âme, toute une série de petites méditations pour l'Avent et le Carême, un mois de notre sainte Mère Thérèse dans lequel déborde tout son ardent amour pour elle. Tous ces petits écrits auxquels correspondent des pratiques de mortification analogues aux sujets traités, respirent une fraîcheur, un sérieux, une grâce ingénue, qui, se glissant à son insu dans ses lignes, révèlent bien l'admirable can­deur de son âme. Cette oraison chérie, elle la continua jusque dans les bras de la mort ; c'est pour y suppléer, alors que la faiblesse l'accablait, qu'elle répétait sans cesse ces oraisons jaculatoires qui parlant de son coeur tout brûlant nous arrachaient des larmes.

Son amour pour l'obéissance la rendait sous la main de ses prieures, auxquelles elle fut toujours très unie, un instrument d'une excessive souplesse, ne se permettant jamais le moindre retour sur un commandement quelconque, aussi put-elle dire quelques mois avant sa mort dans un entretien intime : « Je n'ai aucune peine , j'ai toujours fait tout ce que l'on m'a commandé, comme on me l'a ordonné, ni plus, ni moins, au moment prescrit ; vous ne sauriez croire combien cette pensée me repose en prévision de l'avenir. »

Son esprit de pauvreté était extrême. Encore dans le monde, elle remettait à ses parents jusqu'aux derniers centimes de ses étrennes ou de ce dont elle pouvait disposer pour ses menus plaisirs, disant en souriant quand on la pressait de garder cela : « Non, non, prenez tout, je n'ai besoin de rien ; je veux pouvoir dire que j'ai vécu pauvre en tout et partout, comme Jésus, mon divin Maître, » Aussi, ma Révérende Mère, nous n'avons rien trouvé à son départ pour la patrie céleste à offrir à ses nombreux amis ; pas même quelques images qu'elle rendait aussitôt qu'on les lui donnait.

Vraie fille de notre sainte Mère Thérèse, elle avait pour la sainte Église un tendre et filial amour. Ses prières continuelles pour le clergé, l'intérêt qu'elle prenait à tout ce qui le touche, nous ont souvent édifiées ; c'était surtout pendant les retraites pastorales qu'elle redoublait de ferveur, s'efforçant d'obtenir du Seigneur ses grâces abondantes qui, en se répandant sur ses ministres sacrés, retombent en une pluie de bénédictions sur les heureux fidèles.

Successivement employée à la lingerie, à l'infirmerie et à la sacristie, elle se montra toujours très dili­gente dans l'accomplissement de ses devoirs. De quelle attention n'entoura-t-elle pas trois de nos soeurs gra­vement malades, dont deux complètement infirmes réclamaient des soins continuels et pénibles ? elle ne comptait jamais avec la fatigue et savait puiser en Dieu seul, cette force d'âme qui la rendait si généreuse et si fervente, toujours semblable à elle-même.

Pénétrée de ses obligations comme Carmélite elle aurait eu une certaine tendance au scrupule, ce qui la rendait quelquefois d'un abord un peu raide ; mais le moindre mot de sa mère prieure suffisait pour tout dissiper. C'est ainsi que pendant sa dernière maladie, lui offrant de faire entrer un R. Père Dominicain, ami dévoué de sa famille qui pendant plusieurs années avait mis paternellement à son service ses hautes lu­mières et son dévouement, elle refusa disant :  "Mon âme jouissant d'une profonde paix, il vaut mieux m'en pri­ver pour éviter de donner à la nature une satisfaction quelconque. »

Cette mortification des sens fut pour nos soeurs un sujet constant d'édification, elle la poussait si loin qu'elle suscitait parfois de petites récréations dont voici un exemple. Lorsque le bon Maître appela à la vie reli­gieuse sa soeur aînée par laquelle elle se savait si tendrement aimée, elle eut peur que ce sentiment naturel fut la cause primordiale de sa décision, et dans cette idée, elle mit tout en oeuvre pour la décourager lui faisant ressortir les difficultés et les mortifications de la règle. Après avoir ainsi éprouvé la vocation de sa bien-aimée soeur, s'étant heurtée à une résolution inébranlable elle s'habitua à la considérer comme une de ses compagnes ordinaires, lui adressant très rarement la parole et évitant même durant les récréations le moindre rapprochement, passant à droite, si elle l'apercevait à gauche, ce dont nos bonnes soeurs riaient fort. Quand elle se voyait criblée de leurs petites railleries, elle riait comme elles pour terminer au plus tôt l'incident.

Elle avait pour le silence un culte tout particulier et le pratiqua toute sa vie avec une rare perfection. Pendant sa maladie, comme nous lui exprimions la grande peine où nous jetait sa continuelle solitude, car vu sa grande faiblesse elle n'acceptait personne auprès d'elle : « Oh ! ma mère, nous dit-elle, soyez sans nul souci, je ne m'ennuie pas un moment, je vais en esprit à Lourdes, à Paray le Monial, et là, dans ces sanctuaires chéris, je passe les plus heureux moments. Puis s'interrompant, et jetant sur nous un de ces regards profonds qui disaient tant de choses : «Voyez, dit-elle, bonne Mère, depuis un an que je suis malade, que de fautes n'ai-je pas évitées en me taisant.»

Le saint Office avait pour elle un grand attrait : elle y mettait tout son coeur. Notre bonne soeur Marie de Saint-Joseph, de pieuse et regrettée mémoire, nous ayant marqué tous nos livres d'après les documents envoyés par nos mères de Paris, notre chère enfant mit toute son application à rendre aussi parfaitement que possible tout ce qu'ils indiquaient, et ce n'est pas sans une réelle édification que nous la vîmes observer, non seulement les pauses et les médiantes, mais jusqu'aux moindres respirations. Sa forte et bonne voix nous aidait puissamment ; elle la donnait entièrement, heureuse de rendre gloire à Dieu, en soulageant ses soeurs. Jamais elle ne compta soit avec la nature soit avec la fatigue. Le même esprit de mortification fut cause, que souffrant depuis quelque temps d'étouffements et de palpitations, elle crut devoir n'en rien dire; ce ne fut que deux mois plus tard qu'elle se décida à venir nous faire l'ouverture du mal dont elle souffrait. C'était le 18 juillet 1893, jour marqué pour la dernière purification, car cette période de sa vie ayant été très douloureuse, fut aussi très méritoire, ce qui mit le sceau à cette admirable vie si courte aux yeux des hommes, si longue et si bien remplie aux yeux de Celui pour qui les siècles sont une heure.

Voyant que tous les petits soins dont nous l'entourâmes pendant plusieurs jours ne suffisaient pas, le mal résistant à tous les remèdes, nous fîmes appeler notre médecin qui depuis de longues années met à notre dispo­sition son talent et son inépuisable dévouement. Il déclara une pleurésie et quelques jours après, la maladie de poitrine qui devait nous l'enlever. C'est aussi à la délicatesse de ce bon docteur que nous devons d'avoir pu, quel­ques mois plus lard, contenter la famille eu faisant traiter notre chère soeur par le médecin de ses bien-aimés parents dont les soins assidus, intelligents et désintéressés étaient pour notre chère malade le sujet d'une bien vive reconnais­sance. Elle eut en entrant à l'infirmerie la certitude de sa fin prochaine, et nous la vîmes se livrer entièrement au bon plaisir divin. Ses souffrances ne faisant qu'augmenter, elle nous avoua n'avoir pas une demi-heure de repos, mais, bonne ménagère de son temps, elle n'en voulait pas perdre un seul moment. Aussi l'entendions nous répéter : «Mon Dieu je vous l'offre ! Petit Jésus ayez pitié do moi, s'il vous plaît ! Tout pour vous, ô mon Dieu ! Mon Jésus que je souffre mais que je vous aime !» et cela pendant quatorze mois consécutifs sans se départir un seul instant de sa régularité et de sa patience.

Ayant été 5 ans employée à l'infirmerie elle avait fait mille remarques sur les signes avant-coureurs d'une fin prochaine; elle nous énumérait un à un les progrès de son mal, tâchant d'adoucir peu à peu l'inévitable coup qu'elle savait devoir ne pas tarder. Toujours généreuse et forte, jamais une défaillance de nature ne vint trahir la peine qu'elle éprouvait à la pensée de la séparation qui allait jeter la désolation au sein de sa chère famille. Cette même force d'âme fut cause, qu'acceptant quelquefois par obéissance sa soeur chérie auprès de son lit d'agonie, jamais une phrase trop sentie ne sortit de ses lèvres, et elle abandonna à la bonté de Dieu le soin de la consoler dans une telle souffrance. Mais le divin Maître, qui semble prendre d'autant plus de soin d'une âme que celle-ci est plus généreuse à tout abandonner pour lui, réservait aux derniers jours de notre chère soeur une bien douce consolation. Monseigneur notre Évêque vénéré, qui dix ans auparavant lui avait imposé le voile et pour qui notre chère soeur professait une vénération profonde, sachant la maladie de notre pauvre enfant, voulut venir, malgré ses nombreuses occupations, lui apporter avec sa paternelle bénédiction quelques paroles de consolation et d'encouragement. Quelle ne fut pas sa reconnaissance ! Aussi le lendemain ne cessait-elle de répéter : « Oh ! quel bonheur ! Monseigneur m'a promis de dire aujourd'hui la sainte Messe pour moi : y pensez-vous ? quelle bonté : aidez moi à acquitter ma dette de reconnaissance.» C'est autant, ma révérende Mère, pour satisfaire son désir que pour répondre au besoin de nos coeurs, que nous vous prions d'offrir à Dieu vos plus ardentes prières pour qu'il conserve encore longtemps ce Pasteur vénéré à l'affection de son troupeau.

Les jours suivants furent très pénibles; les souffrances augmentaient. La veille de sa mort se sentant plus mal, elle demanda le Saint Viatique, qu'elle avait eu la consolation de recevoir très fréquemment durant sa ma­ladie, car pour épargner à sa famille une douloureuse émotion, autant que pour lui procurer la grâce de la sainte Communion le plus souvent possible, nous l'avions fait administrer en même temps que notre regrettée soeur Marie, de St-Joseph. Mais ce fut la dernière visite du bien-aimé ; la petite épouse était prête... le lendemain devant être le jour des noces éternelles... Après une nuit des plus agitées la soeur qui la veillait la voyant plus mal, vint nous cher­cher en toute hâte : « Ma Mère, nous dit la pauvre enfant en nous voyant entrer, je sens que c'est fini, veuillez remer­cier nos chères soeurs de toutes les bontés qu'elles ont eues pour moi pendant les années qu'il m'a été donné de passer au Carmel ; qu'elles ne m'oublient pas dans leurs prières. » Elle exprima ensuite le désir de garder seulement auprès d'elle la mère infirmière aux soins de laquelle elle avait une grande confiance, ce que nous lui accordâmes bien volontiers. Elle revit le Docteur et lui assura qu'elle aurait au ciel un souvenir spécial de tout son dévouement.

Les derniers moments étaient proches, nous envoyâmes chercher notre Révérend Père confesseur qui lui donna avec sa paternelle bonté une dernière absolution.

Sachant bien que par délicatesse elle ne demanderait point sa chère soeur, nous la fîmes venir et la cons­tituâmes par obéissance sa garde malade, c'est ainsi qu'elle l'accepta à cette heure suprême; l'agonie dura environ un quart d'heure, toute la communauté réunie à l'oratoire récitait les prières des agonisants, tandis que nous priions au pied de son lit de douleur. Alors, sans efforts, les yeux levés au ciel, elle rendit à Dieu son âme si belle et si pure : il était 10 h.1/4, le jeudi 30 août.

« L'amour, dit le Père Lacordaire, n'a qu'un mot, en le disant toujours il ne le répète jamais : Tel est l'écho de la vie de cette sainte enfant : aimer Jésus du berceau à la tombe, pour lui dire sans fin dans l'extase de la recon­naissance éternelle : « Oui, mon Dieu, je vous aime ! »

Notre vénéré père Supérieur, malgré son état de santé, tint à présider lui-même la cérémonie des obsè­ques qui eurent lieu au milieu d'un nombreux clergé. Veuillez, ma Révérende Mère, recommander à Dieu la santé dé­licate de ce bon père dont l'incomparable dévouement pour ce Carmel est au dessus de toute expression.

Les chants de la messe de requiem furent exécutés par les enfants de Don Bosco sous la direction de leur habile Maître avec le goût et la précision qui les font si justement apprécier.

Le père et la mère chérie de notre bonne Soeur voulurent avoir la consolation de l'embrasser une der­nière fois. Après avoir passé de longues heures à la grille du choeur alors qu'elle était exposée, ils vinrent à la porte de clôture, admirables de courage et de résignation, embrasser et bénir encore celle qu'ils avaient donnée à Dieu et qui sera au ciel une de leurs plus belles gloires.

Bien que la vie exemplaire et les solides vertus de notre chère enfant nous donnent lieu d'espérer qu'elle aura trouvé grâce devant le Seigneur, il faut être si pur pour aller au ciel, que nous vous prions, ma Révérende Mère, de bien vouloir au plus tôt lui faire rendre les suffrages de notre saint Ordre et lui accorder par grâce une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du via Crucis et des six Pater. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui aimons à nous dire au pied de la croix,

Ma Révérende Mère, Votre très humble soeur et servante,

Sr Marie BEATRIX de St-Joseph

R. C. I

De notre monastère du St-Coeur de Marie des Carmélites de Marseille, rue Reynard, 72. Le 8 septembre 1894.

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