Carmel

08 Septembre 1893 – Carthage

Ma Révérende et Très-honorée Mère,

 

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ dont la volonté, toujours adorable,

vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice en rappelant à Lui, entre la dernière heure du mois consacré à son divin Coeur, et la première heure du samedi consacré à la très sainte Vierge, notre bien aimée Soeur Elisa Marie-Madeleine de la Trinité, professe de Montpellier et doyenne de notre monastère, pour qui nous avons déjà demandé les suffrages de notre saint Ordre. Elle était âgée de 70 ans et avait 49 ans de vie religieuse.

C'est la première fleur cueillie par le bon Dieu dans notre chère fondation de Carthage, qui a commencé au mois d'avril sa neuvième année. Cette circonstance nous rend plus sensible la douleur de la séparation. Cependant, malgré nos regrets et le vide fait parmi nous, la mort si douce et vraiment digne d'envie de notre chère Soeur, après une longue vie de sacrifices et de dévouement, est pour nous une bien grande consolation et un encouragement à suivre ses traces.

Nous sentons aussi que, non seulement nous avons pris comme une nouvelle et plus réelle possession de cette terre des Martyrs de Carthage depuis que son corps y repose dans notre chère clôture, mais aussi qu'elle est encore réellement d'autant plus près de nous, que son âme est maintenant dans le sein de Dieu où il n'y a point de distance pour les coeurs unis en Lui par la divine charité.

C'est également une consolation pour nous, ma Révérende Mère, de nous entre­tenir avec vous des souvenirs édifiants que nous a laissés notre bien-aimée Soeur. Vu les circonstances si peu favorables de notre santé, qui sont pour beaucoup dans le retard de cette circulaire, nous avions d'abord pensé ne faire qu'un simple résumé de sa vie. Mais, en nous occupant de ce petit travail, il nous a semblé que plusieurs détails intéressants sur notre fondation de Carthage et se rattachant aux faits que nous avions à recueillir, pourraient faire plaisir à nos chers monastères, et cela nous a engagées à nous étendre davantage.

Notre chère Soeur naquit à Bédarieux, diocèse de Montpellier, d'une famille très honorable et très chrétienne, le 9 novembre 1823, fête de la dédicace de la Basi­lique du Sauveur qui voulut prendre aussitôt possession de ce nouveau temple vivant en permettant qu'elle fût baptisée le même jour.

Restée veuve de bonne heure, la pieuse mère de notre chère Soeur concentra toute son affection et ses soins sur ses quatre filles, dont deux devaient être religieuses de Saint-Vincent de Paul. Une intime amie d'enfance, nous écrivant sa profonde douleur de la mort de notre chère Soeur, nous fait en même temps l'éloge de la mère et de la fille en nous disant que celle-ci avait sucé avec le lait de son aimable mère, toutes les qualités dont elle était ornée et toutes les vertus qui font les saints.

Une circonstance remarquable, tout en préparant dans la maison paternelle même, la future fondation du Carmel de Bédarieux, influença, sans nul doute, pour une grande part, sur la vocation de notre chère Soeur pour notre saint Ordre. Nous aimons à y voir aussi le choix fait dès lors par notre Mère Sainte Thérèse de cette âme pour y déposer déjà la flamme apostolique manifestée de bonne heure par un attrait spécial pour les Missions dont elle aimait à s'entretenir avec ses jeunes amies, et qui, plus tard, devait la conduire dans notre Afrique pour contribuer à y réaliser le voeu de notre Mère Sainte Thérèse, lorsqu'à l'âge de sept ans elle voulait venir elle aussi sur ces rivages barbares, pour y porter la Foi et cueillir la palme du martyre.

Voici cette circonstance. Dans la maison de notre chère Soeur se trouvait un tableau de notre Mère Sainte Thérèse devant lequel l'aînée de la famille réunissait les jeunes filles les plus pieuses de la paroisse, formant une Congrégation sous son patronage en attendant la réalisation de leurs désirs pour la fondation d'un Carmel. L'aînée des soeurs écrivit même au Carmel de Montauban, qui était alors le plus rapproché, pour demander des prières et des renseignements sur la vie du Carmel. Nous avons retrouvé, conservée comme une relique dans les papiers précieux de notre chère Soeur, la réponse de la digne Mère Paule de Saint Jérôme. Elle est datée du 7 octobre 1834, la même année ou la suivante et presque à la même date que la première communion de notre chère Soeur M. de la Trinité, qui eut lieu le 8 octobre 1834 ou 35. Nous remarquons ces dates à cause de divers coïncidences intéressantes dont nous parlerons plus loin. Cette lettre de la Mère Paul de Saint Jérôme, qui contient, avec un précis de notre sainte Règle, les meilleurs encouragements et des conseils inspirés par le plus pur esprit de notre Mère Sainte Thérèse, dut certainement contribuer, sinon à faire naître, du moins à affermir la vocation si rudement ébranlée de notre Soeur à ses débuts dans le cloître.

Toutefois ce ne fut point d'abord à Bédarieux, mais à Montpellier que se fit une fondation du Carmel, et, comme nous l'avons lu, avec le plus vif intérêt, dans la deuxième série des Chroniques des Carmélites de France, ce fut le Carmel d'Auch qui envoya l'essaim fondateur sous la conduite de la vénérée Mère Thérèse de Saint Augustin (de Beaufort), professe de Toulouse. Nous aimons à remarquer ici la filiation qui unit le berceau religieux de notre chère Soeur à cette même souche féconde du Carmel de Toulouse d'où étaient déjà sorties plusieurs fondations florissantes, — entr'autres celle d'Oloron, dans les Pyrénées, — prédestinée à fonder le Carmel d'Afrique par l'en­tremise et le concours du Carmel de Pau, fondé lui-même par Oloron. Ainsi, malgré les distances, un lien particulier existait entre les divers monastères appelés à concou­rir à l'établissement du Carmel africain et à faire produire pour la première fois à la terre des Augustin, des Cyprien, des Monique et de tant d'autres saints illustres, les fleurs et les fruits du Carmel reformé par sainte Thérèse (i). Nous aimons encore à rappeler ici, comme un admirable trait d'union entre ces divers monastères, leur pre­mière et illustre fondatrice, la Mère Marie de la Trinité (M"° de Sevin), professe du premier monastère de Paris, surnommée la Mère Sainte, qui contribua pour une si grande part à la diffusion de notre saint Ordre dans toute la France, et dont un juge compétent, dans une belle étude sur cette Vénérable Mère, assure que sa puissante empreinte reste encore, deux cents ans après sa mort, dans les maisons qu'elle a fondées. Nous en avons eu nous-mêmes une preuve vivante dans notre chère Soeur qui avait un véritable culte pour les enseignements des premières Mères.

Mais revenons au tableau de Sainte Thérèse pour lequel notre future Carmélite par-

 

(i) Nous remarquons cependant que déjà le Carmel réformé avait été représenté en Afrique, précisément en Tunisie, par l'un des premiers et des plus illustres fils de sainte Thérèse, le P. Jérôme Gracian qui fut deux ans prisonnier pour la Foi au bagne de Tunis, et qui, avant d'y être débarqué, avait eu les pieds- marqués d'une croix, avec un fer rouge, par les Turcs fanatiques.

 

partageait la vénération de toute la famille. Entr'autres témoignages qu'elle lui en donna, elle voulut lui faire hommage de la couronne de roses blanches de sa première com­munion qu'elle fit, comme nous l'avons dit, peu de jours avant la fête de notre sainte Mère, et elle suspendit la couronne au-dessus du pieux tableau. Peu de jours avant sa mort, elle aimait à rappeler ce souvenir avec l'espoir que sainte Thérèse, après avoir porté si longtemps sa couronne, la lui rendrait au ciel. Notre sainte Mère ne lui avait- elle pas déjà donné le gage le plus assuré de cette suprême faveur par sa vocation au Carmel, et n'avait-elle pas voulu reconnaître encore son naïf et filial hommage en posant déjà sur son front, de sa main maternelle, la blanche couronne de roses des épouses de Jésus, aux beaux jours de sa profession et de sa prise de voile noir, le 15 et le 22 octobre, le jour et l'octave de la fête de Sainte Thérèse. C'est encore à cette même date, qu'elle devait voir réaliser son désir apostolique de venir travailler à notre fondation africaine.

Il ne faut pas croire cependant que la vocation de notre chère Soeur pour le Carmel fût, du moins à son début, une vocation d'attrait. Malgré sa piété et sa bonne conduite, elle avait une grande indépendance de caractère qui fut pour elle la cause de bien des combats, mais aussi de nombreuses victoires et de grands mérites. La voix de Notre-Seigneur dut se faire entendre fortement à son âme pour la décider à sacrifier sa liberté; mais dans cette nature ardente, il y avait aussi l'enthousiasme du bien et du beau et surtout le désir de répondre à l'appel du divin Maître. Elle quitta sa chère famille, ses horizons aimés pour entrer au Carmel de Montpellier. La vénérée Prieure qui gouvernait alors, avait l'expérience des âmes ; comprenant que la lutte du début serait terrible, elle donna à notre chère Soeur, en la personne de celle qui devait être la Mère Thérèse de Jésus, future fondatrice des Carmels de Bédarieux et de Trévoux, un Ange qui sut l'aider et la soutenir. La pauvre postulante s'appuyait parfois sur l'épaule de l'ange consolateur et versait d'abondantes larmes. Souvent, ces paroles s'échappaient de ses lèvres : « Je veux partir ! » Le pauvre ange obtenait que le départ fut différé jusqu'au lendemain et lui disait : « Ma Soeur, mon amie, ensemble regardons le ciel, il dure éternellement, et la vie est si courte ! » Jamais vocation ne fut d'ailleurs aussi certaine que celle de notre chère Soeur ; on n'en pouvait douter, pas plus que de l'énergie de sa volonté. Cette âme, qui dans le monde, avait dit tant de fois : « je ne veux pas! » savait vouloir pour Dieu coûte que coûte. Un saint Religieux qu'elle avait consulté et à qui elle avait confié toutes ses luttes, lui avait répondu, comme sa vénérée Prieure : « Ma fille, vous n'avez pas une vocation, mais trois. » Voici encore un trait de ce temps d'épreuves qu'elle se plaisait à raconter à nos chères novices pour les encourager à la fidélité aux moindres observances de la vie religieuse. Elle était portée à regarder certains détails comme des minuties qui parfois lui coûtaient beaucoup, entr'autres l'usage de ramasser par esprit de pauvreté, les moindres choses que l'on rencontre et qui peuvent servir encore, telles qu'une épingle, un bout de fil. Plus d'une fois elle passait outre, se disant : « Oh ! ce n'est pas la peine, puisque je ne veux pas rester. » Mais elle n'était pas loin, qu'un remords l'arrêtait : « Cependant si cette infidélité me faisait perdre la vocation! » Et elle revenait sur ses pas ramasser ces petits objets.

Dans ce combat de la nature et de la grâce, la nature aurait voulu qu'on lui dise : « Vous n'avez pas la vocation. » Mais la grâce lui faisait sentir le malheur de la perdre par sa faute, ce qu'elle ne voulait pour rien au monde. Lorsqu'elle avait ainsi rem­porté ces petites victoires, elle sentait, nous disait-elle, une très grande consolation avec un nouveau courage, et elle attribuait en grande partie sa persévérance à ces petits actes de fidélité qui semblent si peu de chose, mais auxquels la bonté de Notre- Seigneur et notre amour peuvent donner un grand prix.

Entrée au Carmel de Montpellier le 1er juin, notre chère Soeur M. Madeleine de la Trinité reçut le Saint habit au bout de trois mois, et l'année suivante, au mois d'octobre, elle fut admise à la sainte profession. Elle fut employée aux divers offices, méritant la confiance de ses Mères Prieures et elle remplit la charge de dépositaire à la satisfaction de toute la communauté. Nos Mères du Carmel de Montpellier nous ont écrit que leur bonne doyenne, qui a bien connu notre chère Soeur, ne pouvait se lasser de leur dire combien elle était dévouée pour ses soeurs, que sa charité n'avait pas de bornes, et que quand il s'agissait de rendre service, rien ne lui était impossible. Un petit trait confirme ce témoignage. C'était pendant une épidémie de grippe. Notre chère Soeur, restée seule debout, avait placé sa pauvre paillasse dans le dortoir afin d'être plus à même de donner les soulagements nécessaires à chacune. Nous pouvons ajouter ici que cette charité, reine des vertus, n'a fait qu'augmenter en elle, et que nous l'avons vue nous en donner les plus touchants témoignages jusqu'à l'extinction de ses forces.

En 1856, elle eut la consolation de faire partie de la petite colonie qui vint de Montpellier fonder à Bédarieux, sa ville natale, et réaliser ainsi le pieux projet conçu depuis si longtemps devant le tableau de sainte Thérèse vénéré dans la maison pater­nelle. Elle n'avait cessé de désirer cette fondation due pour ainsi dire à ses prières, à la bienveillance qu'elle avait su ménager de la part du digne Pasteur de la paroisse devenu ensuite le Père vénéré du Carmel. Plus tard, sur la terre étrangère, son regard se reportait avec amour sur « le petit Carmel abrité par la colline » et près duquel vit encore pieusement celle de ses soeurs restée dans le monde. D'ailleurs notre chère Soeur avait avec elle, en cette fondation, les objets de ses plus religieuses et profondes affec­tions, la vénérée Mère Saint-Vincent, type parfait de la vraie Carmélite et Mère Thérèse de Jésus, prieure et fondatrice, l'ange de son noviciat, pour qui elle conserva toujours une tendresse mêlée d'admiration. Notre chère Soeur redoubla de dévouement et sut recourir à mille industries pour diminuer les difficultés des commencements. Chargée de la sacristie, elle arrosait, pour ainsi dire, de ses sueurs, les belles fleurs qu'elle aimait à cultiver pour en orner l'autel du divin Prisonnier.

Sa tendre mère vivait encore. Un jour, déjà souffrante, quoique rien ne pût faire prévoir ce qui allait arriver, elle vint au parloir visiter sa chère fille Carmélite. Leur entretien pouvait rappeler celui d'Augustin et de Monique près de la fenêtre d'Ostie; elles parlaient du ciel et de ce bonheur des Saints que l'oeil de l'homme n'a point vu... Avant de partir, la pieuse mère dit à sa fille que cette visite pourrait bien être la dernière, mais que lorsqu'elle apprendrait sa mort, elle ne perde pas le temps à pleurer, que plutôt elle prie pour elle. Elles venaient à peine de se séparer, lorsque notre chère Soeur apprit que sa mère venait de mourir subitement dans l'attitude de la prière, avant même d'avoir pu gagner sa demeure. Par une permission de Dieu, la Carmélite qui avait tout sacrifié, avait été la seule parmi ses soeurs, pour recueillir les derniers accents d'une mère chrétienne et vénérée.

Les années s'écoulaient paisibles et sanctifiées. Mais notre chère Soeur avait l'âme apostolique ; elle portait en elle comme une attraction irrésistible malgré une santé déjà bien ébranlée. Elle eût dit volontiers comme saint François Xavier : « Seigneur, aller aux extrémités du monde, sauver une âme, puis mourir ! » Elle compta pour rien l'immolation de son coeur dans la pensée de venir en aide à notre cher Carmel Africain alors à Blidah avec qui elle était en relation. Elle était alors Sous-Prieure à Bédarieux. Elle quitta cette chère Maison en même temps que les fondatrices de Trévoux. En se séparant à Nimes de sa bien-aimée Mère Thérèse de Jésus, notre chère Soeur parut être un moment comme réduite en agonie, et ses forces faillirent l'abandonner. Qui n'eût admiré son courage? Elle avait alors cinquante ans. Elle était pâle, amaigrie. On l'eût prise pour une convalescente, plutôt que pour une vaillante allant au combat. Depuis longtemps, son pauvre coeur était comme à l'étroit dans sa poitrine haletante; souvent la fièvre la dévorait. Mais ces appréhensions de la nature, que Dieu permet, nous dit notre Mère sainte Thérèse, afin d'augmenter par là le mérite et la récompense de nos sacrifices, ne durèrent pas longtemps chez notre chère Soeur. Déjà, à son passage au Carmel de Montpellier, nous ont écrit nos bonnes Mères, elles furent frappées de sa joie de venir nous rejoindre et de son amour pour les Missions. — Nos bonnes Mères de Marseille, boulevard Guigou, dont nous ne pourrons jamais oublier toutes les bontés, surtout leur si cordiale hospitalité pour la petite colonie fondatrice du Carmel Africain, et qui firent le même accueil fraternel à notre chère Soeur M. de la Trinité, nous ont écrit également l'excellent souvenir qu'elles ont gardé de toutes ces bonnes et si aimables qualités.

Comme nous l'avons déjà dit, notre Mère Sainte Thérèse sembla manifester encore sa maternelle intervention dans cette circonstance importante de la vie notre chère Soeur, en la faisant arriver en Afrique précisément pour la grande fête du 15 octobre 1873 où elle put chanter avec nous cet hymne de l'Eglise si cher à nos Carmels Africains : « Messagère du Roi suprême, — Tu abandonnes la maison paternelle, — O Thérèse, pour donner aux pays barbares — Le Christ ou ton sang ! » Multipliant ses faveurs pour sa chère fille, notre Séraphique Mère ajoutait ainsi à la couronne des Vierges fidèles, les palmes d'un véritable martyre, celui du dévoûment et de l'immolation au service de Dieu dans un. état d'infirmité et de souffrances presque continuel malgré lequel notre chère Soeur, grâce à une énergie peu commune, sut rendre à notre fondation plus de services qu'une autre plus robuste mais moins courageuse. Du reste, on voyait qu'elle était dans son élément dans ce pays de mission qui semblait vraiment pour elle la terre promise, et cela augmentait ses forces.

C'est à Blidah que se place un trait touchant des attentions vraiment maternelles de la divine Providence à notre égard, et en particulier pour notre chère Soeur qui savait se les attirer par sa confiante simplicité et ses actions de grâce continuelles. Un jour qu'elle était malade avec un grand dégoût de toute nourriture, nous lui demandâmes ce qui pourrait lui faire plaisir. « Oh ! ma Mère, nous dit-elle, sur le ton de la plaisanterie, tellement elle y comptait peu, il n'y aurait qu'un petit oiseau. » C'était, en effet, assez difficile., vu surtout notre éloignement de la ville. Mais, peu d'instants après, nous voyons accourir, du fond du jardin, le chien de garde, que notre situation isolée et nos murs peu élevés nous obligeaient d'avoir. Il tenait entre ses dents l'oiseau désiré qu'il paraissait tout fier et heureux de nous apporter, et qu'il déposa, sans difficulté, entre nos mains, malgré sa voracité habituelle. Notre chère Soeur en fut, comme nous, si touchée, que cela lui fit trouver dans cet oiseau providentiel, toutes les délices de la manne du désert et toutes celles que notre Mère Sainte Thérèse, malgré l'austérité de notre Règle, veut que l'on donne à nos chères malades. Elle eut aimé voir bâtir un monastère à Blidah dont le site enchanteur, au pied des montagnes de l'Atlas et au milieu des plantations d'orangers et de lauriers roses, aurait aussi été du goût de sainte Thérèse qui désirait, autant que possible, de belles vues pour ses monastères, comme étant favorables à notre vie contemplative. Mais le trop grand éloignement d'Alger était un obstacle pour les ressources et les vocations. Malgré les sympathies et les dévouements trouvés dans cette petite ville, le Carmel dut être transféré à Alger, le 26 février 1876, dans le quartier désigné sous le nom de Cité Bugeaud ou faubourg Bab-el-Oued, non loin de la colline où se trouve le sanctuaire vénéré de Notre-Dame d'Afrique.

Notre chère Soeur eut sa bonne part des travaux de cette translation et installation dans la nouvelle et petite propriété qui était loin d'avoir les avantages de celle de Blidah, mais dont la situation nous était plus favorable. C'est là que, dépositaire pendant plusieurs années, notre chère Soeur se dépensa au service de Dieu et de sa chère Com­munauté, contribuant plus encore par sa confiance en Dieu et en saint Joseph, le grand pourvoyeur du Carmel, que par un travail incessant, à soutenir notre Carmel si pauvre alors, où les sujets nous arrivaient nombreux mais où les ressources étaient encore rares. Voici, entre beaucoup d'autres, un trait de sa confiance absolue en saint Joseph et de la manière dont le bon Saint savait y répondre. Il y avait à payer dans quelques jours une somme de cinq cents francs. Il fallait aussi songer à la prochaine vêture religieuse de nos trois premières postulantes, et, pour tout cela, il n'y avait que quelques sous dans la bourse de la pauvre dépositaire. Sans se troubler, elle met les sous aux pieds de saint Joseph en lui disant : « Bon Père, vous voyez ce que nous avons, et vous savez ce qu'il nous faut. » Puis elle s'avisa de suspendre à son cou un échantillon de chaque genre d'étoffe nécessaire pour le trousseau de nos postulantes. Le même jour, nous arriva, par une voie tout à fait inattendue, la somme précise de cinq cents francs. Ce secours si prompt nous émut jusqu'aux larmes. Mais saint Joseph n'avait pas oublié qu'il devait encore habiller nos trois postulantes. Peu après, nous recevions une lettre d'un de nos chers Carmels à qui nous avions parlé depuis quelque temps de nos enfants. Par une charité vraiment maternelle dont nous garderons toujours le souvenir, nos bonnes Mères nous disaient avoir été inspirées de nous expédier les trois trousseaux complets qui arrivèrent bientôt sans que rien n'y manquât.

Elle avait placé dans son office cette sentence qu'elle affectionnait particulièrement : « Après l'Eternité, il n'y a rien de plus précieux que le temps. » Nous pouvons dire que, jusqu'à la fin, elle fut fidèle à cette devise, toujours occupée à quelque ouvrage. Elle a rendu de grands services à plusieurs paroisses du diocèse d'Alger, en même temps qu'elle augmentait nos petites ressources, par la réparation des vieux ornements qu'elle avait un attrait et un don spécial pour remettre à neuf sans trop de frais, grâce aussi à ses quêtes de diverses fournitures auprès de nos chers Carmels, à qui nous avons tant d'autres obligations pour lesquelles notre bien aimée Soeur nous aidera, mieux que jamais, du haut du ciel, à acquitter notre dette de recon­naissance. Nous eussions désiré qu'ils fussent témoins de sa joie et entendissent ses exclamations de surprise et de bonheur à l'ouverture des colis. On avait toujours si bien deviné ce qu'il lui fallait, et elle savait tirer parti des moindres choses. Tout était rangé et classé, avec l'ordre parfait qu'elle mettait à tout ce dont elle s'occupait. Au sujet de ce travail des ornements et pour nous faciliter bien des choses, nous ne devons pas moins à la religieuse amitié et bienveillance des bonnes Mères Trappistines de Lyon, avec qui nous avons contracté, par l'entremise de notre chère Soeur qui a commencé et entretenu la correspondance, une de ces unions formée par Dieu lui- même, et qui nous reste comme un de ses plus doux souvenirs.

C'est ici le lieu de parler d'un autre travail qui avait ses prédilections à cause de sa tendre dévotion pour le divin Enfant Jésus. Ce sont ses crèches de Noël dont elle faisait chaque année un nombre considérable de toutes grandeurs, le plus souvent sous la forme d'un joli rocher en berceau qu'elle entourait de mousse et de fleurs avec beaucoup de goût et encore plus d'amour. Elle a ainsi grandement contribué, avec le bienveillant concours de nos Monastères qui fabriquent les enfants Jésus de cire, à propager en Afrique cette touchante dévotion. Le démon, qui, sans doute, ne voyait pas avec plaisir le bien qui en résultait pour les âmes, faillit le lui faire payer cher. Peu de jours avant Noël, elle était montée sur une sorte d'échafaudage pour atteindre, au plus haut rayon d'un placard très élevé, les statues en cire de la sainte "Vierge et de saint Joseph, obtenues par elle pour la crèche d'un de nos chers Carmels. Elle avait saint Joseph entre les bras, lorsque son pied glisse et elle tombe à la renverse, la tête sur le carrelage. Faible comme elle était, elle aurait dû se tuer, ou, tout au moins, se faire beaucoup de mal. Mais sans doute que les Anges de la Sainte-Famille l'avaient soutenue entre leurs mains, car elle en fut quitte pour quelques contusions, et saint Joseph, qu'elle avait eu la présence d'esprit de ne point lâcher, était aussi resté intact. En parlant des Saints Anges, nous devons dire encore qu'elle savait en obtenir bien d'autres faveurs et protections, recourant à eux dans toutes ses affaires et difficultés, s'adressant spécialement aux Anges gardiens des personnes de qui elle dési­rait obtenir quelque chose.

Nous étions depuis trois ou quatre ans à Alger, lorsqu'une grave maladie, la fièvre typhoïde, la conduisit aux portes du tombeau. Mais le moment de l'éternel repos n'était pas encore venu pour elle. Avant de lui donner la couronne du ciel, notre Mère sainte Thérèse voulait lui laisser le temps de rembellir encore et la consolation de travailler à sa glorification pour les fêtes de son troisième Centenaire célébré dans toute l'Eglise avec un si grand éclat. Elle déploya dans cette circonstance un zèle et un dévouement tout filial pour la décoration de notre petite chapelle. C'est aussi à cette occasion, qu'avec le concours charitable d'un bon Père Trappiste de l'abbaye de Notre-Dame de Staouëli, près Alger, dont le Révérendissime Père Abbé fut pour nous par ses bienfaits une véritable Providence, elle s'occupa d'une photographie, souvenir du Centenaire, représentant la Vierge du Carmel qui, sous l'influence féconde de notre séraphique Mère, étendait, à cette époque, ses rameaux dans quatre parties du monde (i). Cette photographie, dont le dessin composé par elle à l'aide d'anciennes images de l'Ordre, laisse, il est vrai, à désirer, fut offerte en souscription à nos chers Carmels, et, par leur bienveillant accueil, produisit une belle offrande pour la chapelle de sainte Thérèse, dans la basilique du Sacré-Coeur à Montmartre, suppléant ainsi, par son zèle ingénieux, à ce que notre pauvreté nous eût privées de faire.

Lorsque, par suite de plusieurs circonstances providentielles, il parut à notre illustre et regretté Cardinal, Monseigneur Lavigerie, que le moment était venu de faire notre fondation de Carthage, notre chère Soeur n'en fit pas d'abord partie et continua au Carmel d'Alger sa vie de dévouement. Mais elle avait déjà le pressentiment et presque la certitude qu'elle viendrait nous rejoindre, comme elle le dit à plusieurs de nos Soeurs. Dieu permit en effet qu'environ trois ans après notre arrivée à Carthage, les circonstances favorisèrent, avec l'autorisation de Son Eminence, sa venue au milieu de nous qui l'accueillîmes avec bonheur. Sa Grandeur, Monseigneur Dusserre, alors coadjuteur d'Alger, où il est maintenant le digne successeur de notre regretté Cardinal, écrivit, à cette occasion, à notre chère Soeur, une lettre des plus paternelles où, tout en lui exprimant ses regrets de son départ, il reconnaît que c'était bien la volonté de Dieu.

A Carthage, où elle trouva avec tous les grands et saints souvenirs qui en sont la gloire, le bon air, les vastes horizons et ce souffle puissant de résurrection religieuse dû au zèle et au génie du nouvel Apôtre de l'Afrique, notre grand Cardinal, elle aussi sembla revivre, et, après quelques jours de repos, à la suite d'un voyage assez fatigant, elle se remit, avec une ardeur nouvelle, à tous nos saints exercices et au travail. Elle fit avec bonheur son premier ouvrage pour le tableau de la Vierge mira­culeuse, N.-D. de la Melleha, vénérée dans notre chapelle. Nous croyons intéresser nos chers Carmels en leur donnant quelques détails (2) sur cette sainte Vierge titulaire de notre monastère. Son nom est celui d'une localité de l'île de Malte, où se trouve au bord de la mer, la grotte primitive où elle fut honorée, ainsi que son antique et célèbre sanctuaire dont l'origine remonte aux temps apostoliques. Le tableau original, resté, jusqu'à nos jours, l'objet de la plus grande vénération, est attribué au pinceau de l'Evangéliste saint Luc, et y fut apporté, selon la tradition, par l'Apôtre saint Paul, lorsqu'à l'occasion de son naufrage dans cette île, l'an 56 de Jésus-Christ, il y prêcha l'Evangile, comme il est dit aux Actes des Apôtres. Par les soins de notre vénéré Cardinal, si dévoué au culte de la sainte Vierge, une copie fidèle fut prise de ce précieux tableau, et, après avoir passé toute une nuit sur l'autel du sanctuaire de Malte, comme pour y participer à toutes ses grâces, elle fut apportée à Carthage et installée solennellement dans notre chapelle par le Cardinal lui-même pour y être le but d'un pèlerinage sollicité avec instance par les Maltais, très-nombreux en Tunisie. Inaugurée le 8 Décembre 1884, six mois avant notre arrivée, Notre-Dame de la Melleha

 

(l) Le Carmel de Sidney, dans la cinquième partie du monde, l'Océanie, n'existait pas encore, ayant été fondé la même année que le nôtre à Carthage.

(î) Extrait des Archives du Sanctuaire de N.-D. de Melleha de Malte.

 

sembla vouloir attendre ses humbles gardiennes pour accorder ses premières faveurs et nous encourager ainsi dans les difficultés des premiers temps. Du moins, le premier ex-voto fut apporté le premier mois après notre installation, en mai 1885.

Dès lors, la divine Mère n'a cessé de multiplier ses faveurs attestées par autant d'ex-voto suspendus près de la sainte image. Il nous est doux de contribuer, selon nos trop faibles moyens, à faire refleurir le culte de la très sainte Vierge dans ces lieux où elle eut autrefois de si magnifiques sanctuaires, et qui ont maintenant un si grand besoin de sa puissante intercession pour y voir renaître, selon le voeu de notre grand Roi, Saint Louis, expirant sur ces rivages de la Tunisie, la foi des anciens jours. Comme pour les Madones miraculeuses de Rome, le tableau de Notre-Dame de la Melleha, placé en arrière et au-dessus de notre unique autel, doit toujours être recouvert d'un voile, excepté pendant la sainte Messe. Lorsque, dans la journée, les pèlerins désirent vénérer la Madone, ils s'adressent à une de nos Soeurs tourières, chargée de la leur montrer. C'est ce voile de soie brodé avec une couronne royale entourée de branches de lis, qui avait besoin d'être renouvelé, et auquel notre chère Soeur travailla avec toute sa piété filiale.

Elle avait toujours eu l'attrait et l'intelligence du jardinage, malgré son peu de forces physiques. L'espace ne manque pas dans notre enclos; mais les ombrages y sont rares et la plupart des arbres fruitiers ont péri. Elle gémissait du manque de moyens qui nous prive encore de cette utile ressource, et voulut essayer d'y suppléer en préparant de petites pépinières dont le succès ne répondit pas a ses peines. Les antiquités, morceaux de marbres de toutes couleurs, débris de colonnes, etc., qui ne sont pas rares dans nos terrains, donnaient, pour elle, à ces travaux un charme particulier. Elle eut même un moment la pieuse ambition, aidée par notre petite Soeur Kabyle (i) qui avait déjà entrepris des fouilles à cette intention, de vouloir découvrir le tombeau du grand évêque Martyr de Carthage, saint Cyprien, excitée par ce qu'elle avait lu dans la belle lettre de notre illustre Cardinal, relative à notre fondation de Carthage, que ce tombeau, dont on ne connaît pas encore le lieu précis, pouvait être situé sous le même monticule que notre Monastère. Mais elle dut bientôt abandonner ce travail au dessus de ses forces. En attendant la découverte si désirable de ce saint tombeau, une immense joie nous a été donnée la première année de notre arrivée à Carthage. Nos bonnes Mères du Carmel de Moissac nous firent le don précieux d'un charmant reli­quaire, contenant une belle parcelle avec authentique du chef de saint Cyprien, alors que notre nouvelle cathédrale, dont saint Louis est le titulaire, mais dont saint Cyprien est, ainsi que de tout le diocèse, le Patron principal, n'étant pas encore bâtie, personne ne s'était occupé de la recherche de ses reliques, et qu'il n'y en avait pas une seule dans son propre pays. Afin, sans doute, de préserver ces restes sacrés du fanatisme musulman. Dieu avait destiné notre chère France à nous les conserver. Ils y furent transportés par des envoyés de Charlemagne, et, par un enchaînement de circonstances, déposés, en dernier lieu, dans une Abbaye royale de Moissac, ville dont notre saint Evêque martyr est resté le Patron.

Mais notre chère Soeur n'était pas venue pour rien sur la terre des Martyrs. Neuf mois seulement après son arrivée à Carthage, une violente crise de sa maladie de coeur se déclara pendant la semaine sainte, et la cloua sur la croix avec Notre-Seigneur pendant trois longs mois. L'enflure énorme et le poids de son corps qui avait été

 

(i) Les Kabyles sont les descendants des anciens chrétiens d'Afrique. Ils ne renoncèrent à notre sainte Religion que forcés par les cruelles persécutions des Mahométans. Aussi refusèrent-ils toujours de se mêler à leurs vainqueurs fanatiques. Ils forment encore une race distincte des Arabes, habitant un pays montagneux surnommé par notre illustre Cardinal, dans un de ses éloquents discours, le Liban africain. Moins barbares que les autres infidèles, ils se convertissent plus facilement. Quant à notre petite Soeur, recueillie par l'Ar­chevêque d'Alger avec d'autres enfants à l'époque de la grande famine de 1866, elle avait été placée chez les Soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, où une éducation chrétienne favorisa sa vocation pour le Carmel.

 

jusqu'alors d'une maigreur excessive, rendait tout mouvement pénible et difficile, ce qui n'était pas le moindre martyre pour une nature active comme la sienne. Elle attribuait cette maladie, assez extraordinaire, à l'offrande qu'elle avait faite d'elle-même à Dieu pour le succès d'une caravane de Missionnaires partis pour l'Afrique équatoriale et dont nous apprîmes en effet l'heureuse arrivée malgré les dangers d'un si long et périlleux voyage, ce qui l'encouragea et consola beaucoup dans ses souffrances. Elle fut, pendant cette maladie, trois semaines en danger de mort, et nous dûmes lui faire recevoir l'Extrême-Onction.

Ce fut sans doute, avant tout, la volonté de Dieu qui la rappela, une fois encore, des portes du tombeau. Nous croyons aussi que les soins dévoués de notre bon Docteur et de nos charitables infirmières y furent pour beaucoup, comme elle aimait à le recon­naître, sans trop regretter la prolongation de son exil. Elle se sentait entourée de l'affection de ses Soeurs et trouvait qu'elle avait encore fait si peu pour nous aider, qu'elle ne refusait pas le travail. Néanmoins notre chère Soeur ne se remit jamais bien de cette maladie qui augmenta ses infirmités, ses jambes affaiblies pouvaient à peine la soutenir et elle dut dès lors se servir d'un bâton. Un de ses plus grands sacrifices fut la perte de l'ouïe qui lui imposa de bien sensibles privations. Entr'autres, il lui était très pénible de ne pouvoir autant qu'autrefois participer à nos joyeuses récréations auxquelles elle savait si bien contribuer par une foule de traits édifiants et amusants qu'elle racontait avec un charme toujours nouveau et les expressions les plus pittores­ques. C'est alors que, pour la dédommager, nous lui donnâmes la permission de chanter dans sa cellule, ce qui lui fut une grande consolation. Les beaux cantiques du P. Hermann sur l'Eucharistie avaient ses préférences, et elle en charmait ses heures de solitude et de travail. Sa conversation était vraiment dans le ciel dont elle aimait à se dire plus près depuis qu'elle habitait notre colline, dans sa petite cellule où elle avait une belle vue sur la mer aux teintes variées spéciales aux rives de Carthage.

Toujours fidèle à sa devise sur le prix du temps, elle ne perdait pas une minute de celui qui lui restait entre nos saints exercices auxquels elle fut toujours exacte, quoique par suite de ses infirmités, surtout à cause de la situation de notre choeur au rez-de-chaussée et au bout d'un long corridor, elle ne put toujours y assister avec nous, ce qui était une de ses grandes privations. Elle fut fidèle à la récitation du saint Office tant que sa vue le lui permit, et pour les parties qu'elle savait par coeur, jus­qu'aux complies de sa dernière journée sur la terre. Souvent, nous étions tout émues et édifiées en voyant notre vénérable doyenne, après une journée de travail assidu, dont son ardeur toujours jeune semblait vouloir prolonger le cours, assise sur une galerie devant la porte de sa cellule, son bréviaire entre les mains, obligée de changer de place plusieurs fois pour suivre un rayon de soleil dont elle avait besoin pour y voir et achever son Office.

C'est aussi à Carthage, que ses infirmités ne permettant pas de lui donner d'emploi trop assujettissant, elle eut la consolation de pouvoir suivre davantage son attrait de travailler pour nos chères Missions, ce que nous étions heureuse de lui permettre pour suppléer un peu à ce que notre pauvreté nous prive de faire sous ce rapport. Outre les ornements pour lesquels elle teignait elle-même, avec succès, les étoffes quand il en était besoin, citons encore ses oriflammes pour les processions des négril­lons, les gandouras ou petites robes de cotonnade blanche pour les pauvres enfants nègres, Kabyles et Arabes, puis les fameuses blagues aux vives couleurs destinées aux petits cadeaux qui font des amis aux Missionnaires, servant même quelquefois à procurer la nourriture qui leur manque, circonstance qui excitait au plus haut point son zèle charitable. Mais ces petits travaux étaient loin de satisfaire son ardeur apostolique. Elle se dédommageait de son impuissance par la ferveur de ses désirs et de ses prières pour le succès de toutes les Missions surtout celles de notre Afrique ont un droit spécial à notre dévoùment, suivant avec le plus vif intérêt leurs progrès ou leurs épreuves dans le Bulletin ou dans les lettres reçues directement des Missionnaires dont plusieurs ont été nos Aumôniers. Nous devons dire ici quelque chose de l'attrait spécial qui, ces derniers temps, l'avait fait, avec permission, se constituer novice du Sahara. Elle avait vu, dans les écrits de notre illustre Cardinal, l'importance de cette vaste Mission voisine de l'Algérie et de la Tunisie, la première arrosée du sang de nos Missionnaires massacrés en haine de la foi au nombre de six en 1876 et 1882, surtout les avantages de sa situation pour faciliter, avec l'aide de la France, l'entrée directe dans le centre de l'Afrique, et hâter ainsi la délivrance et le salut d'une immense partie du noir Continent. Pénétrée de ces grandes pensées, notre chère Soeur, avait pris au sérieux sa nouvelle charge, offrant désormais pour cette intention spéciale ses prières, ses souffrances et le dernier travail de ses mains avec un entrain qui ne sem­blait pas s'apercevoir du déclin de ses forces physiques.

Cependant chaque hiver, l'air assez vif à Carthage, la laissait plus affaiblie. Au printemps dernier, son état, loin de s'améliorer comme d'habitude avec le retour des beaux jours, ne fit que s'aggraver. Ses jambes, déjà très enflées depuis le mois d'avril, ne pouvaient presque plus la porter. Il lui fallut se résigner à ne plus descendre au choeur que deux ou trois fois la semaine pour la messe et la sainte Communion. Elle s'était heureusement dédommagée par avance en communiant presque tous les jours, depuis un an, par l'avis de notre Père Confesseur. Il était vraiment touchant et édifiant de voir notre vénérée doyenne, courbée et appuyée sur son bâton, arriver tout essoufflée pour recevoir le pain des forts. Elle avait toujours eu le désir de mourir au choeur les armes à la main, comme elle l'avait entendu dire de plusieurs de nos anciennes Mères. Pour s'encourager à cette course si pénible avec sa maladie de coeur, elle partait, disait-elle en s'unissant aux rudes marches des Missionnaires à la poursuite des âmes dans le désert brûlant du Sahara ; ou, mieux encore, elle suivait, en esprit, la divine Victime du Calvaire, s'arrangeant de manière à faire, dans la journée, les quatorze stations du Chemin de la Croix. Nous admirions cet esprit intérieur qui animait de plus en plus toutes ses actions et qui ravissait nos bonnes Soeurs infirmières par ce qu'elle leur en disait avec une simplicité touchante. C'est ainsi que, le soir, obligée par son état à se coucher de bonne heure, sans pouvoir s'endormir de suite, elle leur disait qu'elle allait rester en compagnie de Notre-Seigneur dans tel ou tel mystère selon le temps ou la fête et suivant l'esprit de l'Eglise. Les belles fêtes de Noël avaient toujours été l'objet de sa plus tendre dévotion. Elle ne quittait plus la sainte Famille. Ce soir, disait-elle, je pars pour Bethléem avec la sainte Vierge et saint Joseph, puis avec les bergers et les Mages, ensuite en Egypte et à Nazareth. Après cette der­nière fête de l'Ascension, elle dut passer sur son lit presque toutes ses journées, et partait encore en esprit avec les Apôtres dispersés pour évangéliser le monde. Elle avait toujours eu une grande dévotion pour le signe de la Croix ne pouvant souffrir qu'on le fît imparfaitement. Elle-même le faisait toujours avec dignité et une piété des plus édifiantes.

Le samedi 27 mai, veille de sa grande fête de la sainte Trinité, ses jambes, dont l'enflure était augmentée, s'étaient fendues et coulaient. Elle se trouvait de plus si mal, qu'il était évident qu'elle ne pourrait aller au choeur le lendemain pour la messe et la sainte Communion. Elle s'y résigna, non sans regret. Mais Dieu, qui avait voulu lui donner le mérite de ce sacrifice, et qui prend un soin si paternel des âmes qui lui sont dévouées, lui fit, en cette circonstance, une grâce qui la combla de joie. Le soir, après le pansement de ses jambes, elle s'endormit, contrairement aux nuits précédentes d'un très bon sommeil, si bien qu'après Matines, la Soeur infirmière ne voulut pas l'éveiller pour lui faire prendre un peu de nourriture comme elle en avait besoin depuis quelque temps, laissant cependant auprès d'elle ce qui était nécessaire. Quelques minutes avant minuit, notre chère Soeur s'éveilla doucement d'elle-même et se sentit fortement inspirée de se hâter de prendre quelque chose, ce qu'elle fit, sans plus de réflexion et sans songer à l'heure qu'il pouvait être. Puis aussitôt, la pensée de la sainte Communion, qu'elle avait sans doute perdue pour une si grande fête, la remplit de regrets. Mais en même temps, un certain espoir en la sainte Trinité, qui semblait lui reprocher de n'avoir pas en Elle une confiance assez filiale par la crainte respec­tueuse que lui inspirait ce sublime Mystère, l'engagea à se traîner à la porte de sa cellule près de laquelle se trouve la pendule ; quel ne fut pas son bonheur en voyant l'aiguille sur minuit précis. Comblée de joie et de reconnaissance, elle se remit au lit et se trouva assez bien le lendemain pour aller à la messe et faire la sainte Communion. Après sa dernière Communion au choeur, le dimanche 11 juin, elle se serait encore forcée pour y aller, si nous n'avions jugé nécessaire de la retenir à cause de l'état de ses pauvres jambes où la gangrène aurait pu se mettre avec nos grandes chaleurs. La maladie s'aggravait de plus en plus. Le samedi 17 juin, notre bon Docteur fut d'avis qu'il ne fallait pas tarder à lui faire recevoir les derniers Sacrements. Quant à notre chère Soeur, elle ne croyait pas que ce fût si pressé, étant déjà plusieurs fois revenue de si loin. Mais le Docteur nous ayant dit qu'avec sa maladie de coeur, elle pouvait mourir subitement, nous la préparâmes à recevoir l'Extrême-Onction et le saint Viatique pour le 12 juin. Ne pouvant aller au choeur, selon son désir, mais ne se trouvant pas assez mal pour recevoir les Sacrements au lit, elle nous demanda d'aller au Noviciat voisin de sa cellule dans laquelle nous l'avions laissée comme étant plus commode pour elle que notre infirmerie. Elle s'y rendit, appuyée sur ses infirmières qui l'installèrent devant le petit autel orné encore pour l'octave de saint Elisée patron des novices du Carmel. Par esprit de pauvreté et de mortification, elle refusa un petit coussin qu'on voulait mettre sous ses pieds énormément enflés, à cause du carrelage, disant qu'il suffisait d'une planche. Elle avait eu aussi des scrupules de se servir sur son lit de quelques coussins, dont un de paille que son oppression continuelle lui rendait néces­saire et nous avait dit à ce sujet : « Mme Louise de France, étant, elle aussi, gravement malade, s'appuyait simplement sur une planche. Il est bon de se rappeler ces choses. » Nous avions dû la rassurer en lui disant que ce n'était pas la même maladie. Pendant que l'on achevait de disposer près d'elle ce qui était nécessaire pour l'Extrême-Onction et le saint Viatique : « Maintenant, dit-elle, il faut faire comme nos anciennes Mères qui se préparaient à la mort en chantant » et elle commença ce beau cantique du P. Hermann :

« Je l'ai trouvé le Dieu que j'aime !

« Son coeur repose sur mon coeur...

« Tout le ciel, je l'ai dans moi-même !

< O paix! ô joie! ô vrai bonheur!...

« Douce union ! sainte présence !

« En toi mon coeur est abîmé...

* Faibles mortels, faites silence!

« Laissez parler mon bien-aimé ! »  

Elle nous demanda pardon, selon l'usage, ainsi qu'à la Communauté, dans les termes les plus humbles et les plus touchants. Notre bon Père aumônier, si dévoué au bien de nos âmes, lui conféra l'indulgence de l'Ordre, et lui dit, avec sa grande piété, les paroles les plus encourageantes et consolantes. 11 revint plusieurs fois encore lui porter la sainte Communion en Viatique.

Nous fîmes aussi prévenir notre digne Père Supérieur, Mgr Tournier, l'un des évêques administrateurs du diocèse de Carthage, qui, malgré ses grandes occupations s'empressa de venir lui porter ses paternels encouragements et sa bénédiction. Elle en fut très consolée et reconnaissante. Déjà le 24 juin, fête de Saint-Jean-Baptiste, notre chère Soeur avait reçu avec nous une autre précieuse faveur, la première bénédiction de notre nouveau pasteur et primat d'Afrique, Mgr Combes, désigné par le Saint Père pour venir succéder, à Carthage, à notre regretté Cardinal, après avoir déjà occupé à Hippone le siège illustre de Saint Augustin. Sa Grandeur, dans une lettre des plus paternelles daignait nous dire combien il comptait sur les prières de notre petit Carmel pour l'aider dans sa glorieuse mais difficile mission. Notre chère Soeur a pu empor­ter au ciel cette recommandation. Mais nous aimons à la confier encore à nos chers monastères afin qu'ils veuillent bien nous aider à nous en acquitter, et à hâter aussi la venue du pasteur dans son église en deuil depuis près d'un an.

Depuis la visite de Monseigneur notre Supérieur, les souffrances de notre chère Soeur augmentèrent encore, ne lui laissant presque aucun repos ni le jour ni la nuit. L'en­flure était montée jusqu'à l'estomac. La main droite était aussi très enflée avec une teinte violacée que nous savions n'être pas bon signe. Ces cruelles tortures achevaient de la purifier et d'embellir sa couronne. Dans les angoisses de cette lutte suprême, elle sentait aussi le besoin d'être aidée par les prières de la Communauté et les demandait avec instances. Aussi nous récitâmes plusieurs fois pour elle les belles prières du Manuel.

Depuis quelque temps surtout, nous avions remarqué les progrès de cette belle âme dans toutes les vertus religieuses ; son obéissance si respectueuse et filiale qui semblait lui être devenue naturelle et témoignait ainsi de sa complète victoire sur elle- même; son esprit de pauvreté et de mortification en toutes choses; son humilité sin­cère et profonde qui, malgré son âge, lui faisait si bien prendre nos observations; sa remarquable droiture et simplicité; enfin, par dessus tout, sa charité qui, de Dieu où elle prenait sa source, s'étendait à tous. Elle savait que c'est cette divine vertu qui donne du prix à toutes les autres, et que, sans elle, le martyre même ne sert de rien, comme dit saint Paul, et comme elle- même le témoigna, lorsque, l'excitant à faire des actes d'amour de Dieu, elle nous dit : « Oh ! oui, il n'y a que la charité qui reste ! » Les actes héroïques que nous lui voyions pratiquer de toutes les autres vertus, étaient pour nous un indice que le divin Epoux ne tarderait pas à venir cueillir ce fruit mûr pour le ciel. Sans se croire encore elle-même, malgré tant de souffrances, aussi près de la mort, son abandon était complet. « Mon Dieu, répétait-elle souvent, tout comme vous le voulez, pour la vie ou pour la mort. » Elle s'était bien réjouie avec nous, avec sa simplicité ordinaire, à la pensée de célébrer bientôt ses noces d'or de vie religieuse auxquelles nous désirions donner la plus grande solennité possible, étant, depuis des siècles, le premier événement de ce genre à Carthage et la première jubilaire de notre Carmel. Mais elle se consolait de ne pas faire cette fête sur la terre par l'espoir qu'elle serait encore plus belle au ciel. Elle avait une extrême reconnaissance pour les soins que lui prodiguaient à l'envi ses bonnes infirmières, s'efforçant toujours de leur épar­gner le plus de peine qu'elle pouvait, et les accueillant toujours avec un gracieux sou­rire ainsi que toutes nos Soeurs qui se partageaient les heures pour ne pas la laisser seule, comme son état l'exigeait. Surtout, elle aimait encore à rappeler, avec une tou­chante expression, les exemples et enseignements de ses premières Mères en Religion, ainsi que les circonstances édifiantes de leur sainte mort. C'était comme un héritage sacré qu'elle tenait à transmettre à nos jeunes Soeurs. Elle se chargeait volontiers de toutes nos commissions pour le ciel, pour le moment où il plairait à Dieu de l'appeler à Lui. Une de ses joies était de voir réunie près d'elle la petite Communauté. « Oh ! disait-elle alors, qu'il est doux d'être entourée de ses Soeurs !:.. » Notre-Seigneur sembla même vouloir lui donner, les derniers jours, un signe sensible du prix qu'il veut que nous attachions, comme Lui, à cette union fraternelle que l'Esprit Saint compare, dans le magnifique psaume Ecce quam bonum, à un parfum précieux, et sur laquelle, il y est dit encore que Dieu a répandu la bénédiction et la vie pour l'éternité. « Oh! disait-elle, avec un air tout épanoui, malgré sa souffrance, aux Soeurs qui entraient dans sa cellule pour lui rendre quelque service, ou lui tenir compagnie, qu'avez-vous donc sur vous? vous m'apportez les parfums du ciel! » Son esprit de foi, et le lien d'affection religieuse qui nous unissait depuis si longtemps sur cette terre d'Afrique, lui faisaient accueillir avec une joie toute filiale chacune de nos visites que notre état de santé ne nous permettait pas de lui faire aussi souvent que nous l'eussions désiré l'une et l'autre. Elle évitait, du reste, de nous laisser voir tout ce qu'elle souffrait, recom­mandant aux infirmières de nous laisser reposer et assurant qu'elle nous ferait aver­tir quand ce serait le moment, car elle voulait mourir entre nos bras, et elle fut vraiment fidèle à sa promesse. Nous avions, du moins, la consolation de nous voir remplacée auprès d'elle par notre bonne Mère Sous-Prieure, qui lui était attachée par une sainte amitié, et qui, malgré une santé également bien fragile, lui prodigua, jus­qu'au dernier moment, les témoignages de l'affection la plus pieusement dévouée.

Jusqu'à la fin. sa chère Mission du Sahara fut l'objet de ses sollicitudes. Ce fut pour elle un vrai sacrifice de laisser inachevés divers ouvrages commencés à cette intention. Moins de huit jours avant sa mort, elle avait invité une de nos Soeurs, dont elle avait remarqué le grand attrait pour les Missions, à venir l'aider à terminer de petites robes blanches, don d'une bienfaitrice, destinées aux petits anges blancs et noirs du Sahara à qui nos Missionnaires ont souvent l'occasion d'ouvrir les portes du ciel. Prévoyant qu'elle ne pourrait peut-être bientôt plus y travailler, elle fut ins­pirée de lui confier sa chère Mission du Sahara, et lui fit toutes ses recommandations et instructions à ce sujet, la chargeant aussi de la recommander aux prières des Mis­sionnaires quand elle leur écrirait et de leur dire que si Dieu lui faisait miséricorde, elle espérait leur être plus utile au ciel que sur la terre par ses petits riens.

Le 28 juin, veille de la fête des Saints Apôtres, elle fut pendant quelque temps comme en agonie. La première infirmière, très inquiète, fit prévenir notre Révérend Père Aumônier qui vint lui porter la grâce d'une absolution générale à l'occasion de la grande fête du lendemain. Elle en fut très reconnaissante, et, comme il lui deman­dait comment elle se trouvait : « Oh ! mon Père, répondit-elle, je souffre beaucoup ! vous ne pouvez comprendre combien je souffre ! » Le bon Père lui dit quelques unes de ces pieuses paroles dans lesquelles Dieu met toujours une grâce de force pour l'âme fidèle. Elle baisait souvent avec amour son crucifix, répétant cette aspiration : « Mon Sauveur Jésus, ayez pitié de moi selon toute l'étendue de votre grande miséricorde, Elle faisait aussi avec ferveur plusieurs offrandes du précieux Sang et disait encore ; « Mon Dieu, vous ne rejetterez pas un coeur contrit et humilié. » Une de nos Soeurs lui ayant dit : « N'est-ce pas qu'au moment de la mort, on est heureux d'avoir souf­fert » Elle répondit: « Surtout d'avoir bien souffert. » Elle offrait toutes ses souf­frances pour la sainte Eglise, pour la France que nous ne pouvons oublier près du tombeau de Saint-Louis, pour les Missions. Sa pieuse famille, avec qui elle entretenait toujours les plus pieuses et affectueuses relations, et qui nous a donné des témoignages touchants de sa reconnaissance pour les soins dont nous étions si heureuses d'entourer notre bien-aimée Soeur, ne fut pas oubliée à ses derniers moments. Elle chargea notre bonne Mère Sous-Prieure de leur transmettre ses derniers souvenirs.

Notre Saint Ordre tout entier, nos chers Carmels à qui nous devons tant, celui d'Alger dont nous avons appris avec tant de bonheur les prospérités toutes providen­tielles après avoir partagé les angoisses de sa pauvreté, avaient une place spéciale dans ses souvenirs. Tous nos bienfaiteurs spirituels et temporels, leurs familles et celles de nos amis étaient présents à sa pensée. Son coeur, comme celui de notre Mère sainte Thérèse, avait toujours débordé pour eux de reconnaissance. Leurs recomman­dations et intentions avaient toujours été l'objet de ses continuelles et ferventes sup­plications. C'est ainsi que nous l'avons vue, pendant plusieurs années, tant qu'elle a pu descendre au choeur, s'arrêter chaque jour devant un tableau de saint Antoine de Padoue qui se trouve sur le chemin, pour lui rappeler un malheureux égaré dont la famille ne pouvait retrouver la trace et qui avait été recommandé à nos prières. Nous pouvons dire que ce devoir si doux et si sacré de la reconnaissance, a été pour elle jusque dans les bras de la mort une de ses principales préoccupations et lui a inspiré une de ses dernières paroles. Pendant que nous lui confiions nos dernières intentions de prières pour le ciel, elle nous interrompit pour nous dire avec une touchante expression : Surtout, pour les bienfaiteurs ! N'est-ce pas à eux, en effet, que nous devons de pouvoir continuer notre apostolat de prières et de sacrifices sur cette terre d'Afrique? Aussi nous ne doutons pas qu'elle ne leur tienne parole au ciel, plus effi­cacement encore que sur la terre.

A l'aurore du 29 juin, fête de saint Pierre et de saint Paul, nous crûmes que les deux grands Princes des Apôtres voulaient récompenser son zèle apostolique, en l'in­troduisant eux-mêmes dans le ciel. Après une nuit des plus mauvaises, les signes précurseurs de la mort se manifestèrent. On vint en toute hâte nous chercher. Toute la communauté se réunit et commença les prières de l'agonie. Mais, après quelques instants, elle revint à elle et dit en souriant : « Je suis toute confuse ; je vais faire comme une jeune novice que j'ai connue. On croyait toujours qu'elle allait mourir, et elle revenait toujours à la vie. » A notre grand étonnement, cette avant-dernière journée de sa vie fut extraordinairement bonne. Elle eut même comme une sorte de résurrection de ses organes affaiblis, tels que l'ouie et la vue ; elle voyait et entendait très-distinctement. Cependant sa conversation était plutôt au ciel que sur la terre. Elle faisait, avec une présence d'esprit et un calme parfaits, ses derniers préparatifs pour le grand voyage de l'éternité, recommandant surtout aux infirmières de ne pas man­quer de la revêtir après sa mort du premier habit religieux qu'elle avait reçu, et qu'elle portait encore peu de jours auparavant avec une sainte fierté des innombrables pièces et reprises qui le recouvraient entièrement.

Ce mieux extraordinaire se prolongea jusqu'après Matines. Mais la seconde partie de la nuit fut très-mauvaise ainsi que la journée du lendemain 30 juin. Nous pûmes cependant profiter d'un moment de calme dans la matinée pour lui faire renouveler ses voeux, ce qu'elle fit très distinctement avec beaucoup de piété, tenant le cierge bénit allumé entre nos mains. Nous éprouvions toutes les deux une grande joie de l'accomplissement de ce pieux devoir. Après quoi, elle nous dit : « Ma Mère, si vous voulez me faire apporter le bon Dieu dans la journée, je crois bien que ce sera pour la dernière fois. » Nous lui en fîmes la promesse. Dans l'après-midi, elle renouvela sa demande, disant que c'était le moment et que si l'on tardait, il ne serait plus temps. Nous fîmes aussitôt prévenir notre bon Père Aumônier, qui arriva vers trois heures. Il la confessa et lui donna la sainte communion pour la dernière fois. Elle avait encore la voix si forte et la figure si animée, que le Révérend Père et son compagnon, un autre Père médecin, nous dirent en se retirant qu'elle semblait avoir encore pour huit jours de vie. Mais comme la soeur infirmière répétait cela à notre chère Soeur, l'encourageant à prendre patience, elle demanda quel jour c'était. Quand on lui dit que c'était vendredi ; « Ah ! dit-elle, je crois bien que ce sera pour demain samedi, et je l'espère. Mais comme le bon Dieu voudra. » Depuis très longtemps, elle demandait à la sainte Vierge de mourir un samedi, afin de bénéficier sans retard du privilège de l'indulgence sabbatine, don précieux de Notre-Dame du Mont-Carmel à ses enfants, et elle avait comme une assurance que cette grâce lui serait accordée.

L'ayant vue si mal dans la journée, sans que rien pût la soulager, nous avions eu l'inspiration de faire demander pour le lendemain samedi une messe en l'honneur de la sainte Vierge à son intention pour obtenir de notre divine Mère qu'elle voulût bien bercer elle-même son enfant et lui donner toutes les grâces nécessaires à ce moment suprême. Nous fûmes exaucées d'une manière digne de la tendresse de la meilleure des Mères. Ce fut d'abord en terminant son action de grâces, après la sainte communion, que notre chère Soeur s'endormit paisiblement pendant plus d'une heure. Nous arrivions auprès d'elle quand elle s'éveilla et nous dit : « Oh ! ma Mère, quel bon sommeil ! il y a bien trois semaines que je n'ai si bien dormi ! » Un moment après elle nous dit tout à coup : « Oh ! si j'avais une grande feuille de papier blanc. -Et pourquoi faire, » demandâmes-nous, toute surprise dans l'état où elle était : « je voudrais, dit-elle, y écrire un grand merci pour notre bon Père Aumônier! » Elle retomba aussitôt dans une sorte de sommeil qui devait durer à peu près sans inter­ruption jusqu'à la fin. Ce furent presque ses dernières paroles qui étaient encore une expression de sa reconnaissance.

Vers les cinq heures du soir, une de nos Soeurs étant venue nous remplacer auprès d'elle, lui vit remuer les lèvres et faire encore toute assoupie, les deux signes de croix d'usage au commencement de l'Office des Complies qu'elle avait l'habitude de réciter à cette heure-là. Comprenant que ce n'était pas un sommeil ordinaire, vu surtout l'agi­tation si pénible des nuits précédentes, les infirmières demeurèrent en prières auprès d'elle pendant Matines. Il était près de dix heures, lorsqu'elle revint à elle tout juste le temps de dire : « Notre Mère, c'est le moment. » On accourut nous chercher. Quand nous arrivâmes en toute hâte, elle ne parlait plus et était retombée dans un profond et paisible assoupissement qui était bien la plus douce des agonies. Nous disions tout haut de pieuses aspirations pour le cas où elle aurait pu nous entendre. Nos Soeurs, revenant du choeur après Matines, la trouvèrent sommeillant toujours. Mais voyant que le pouls et la respiration s'affaiblissaient de plus en plus, nous permîmes à toutes de rester près d'elle, car toutes désiraient vivement assister à ce premier départ de l'une de nous pour la patrie, et à donner à notre bien-aimée Soeur ce dernier témoi­gnage d'affection. Nous eûmes le temps de réciter encore une fois les prières de la Recommandation de l'âme et cinq fois le Salve Regina avec une ferveur qui semblait nous montrer la sainte Vierge assistant avec Notre-Seigneur aux derniers moments de notre chère Soeur, comme le divin Maître en a fait la promesse à notre Mère sainte Thérèse, promesse si consolante rapportée, selon son vrai sens par le P. Bonise par laquelle Notre-Seigneur assure qu'il assistera toutes les Religieuses qui mourront dans les monastères du Carmel. Cette belle antienne du Salve Regina qui se chante solennellement dans tout notre saint Ordre, chaque samedi de l'année, en l'honneur de l'auguste Reine du Carmel, ne pouvait être plus à propos qu'à ce moment solennel où notre divine et miséricordieuse Mère, exauçant nos voeux, semblait vraiment bercer et endormir dans ses bras maternels notre chère fille, pour lui montrer, sans voile à son réveil son divin fils, Jésus, à la première heure du samedi selon sa promesse, et, selon le texte même de cette touchante prière, « aussitôt après sa sortie de la terre de l'exil et de la vallée des larmes. » Vers minuit, en effet, une légère contraction sur les traits de notre chère Soeur, nous fit comprendre qu'elle venait de rendre son dernier soupir. Au même instant, toutes nous remarquâmes sur son visage une expression de bonheur céleste et d'étonnement qui semblait un reflet de la vision divine et nous rappelait cette parole de saint Paul : « L'oeil de l'homme n'a point vu... » Malgré notre profonde douleur, nous sentions dans cette humble petite cellule quelque chose du ciel qui nous semblait être la réalisation de cette sentence écrite sur nos murs : « S'il est dur de vivre au Carmel, il est bien doux d'y mourir. » Et encore de celle-ci : « Du Carmel au ciel. » Notre petite Soeur Kabyle, qui, malgré une grande frayeur naturelle de la mort, avait voulu assister à celle de notre chère Soeur, sentit aussitôt disparaître toute sa peur, comme elle le lui avait promis. Nous récitâmes ensemble auprès d'elle le Subvenite.

Le lendemain, notre chère Soeur, exposée au choeur, selon l'usage, devant la grande grille ouverte, y demeura toute la journée du samedi et nous chantâmes encore auprès d'elle le Salve solennel du soir. Malgré notre isolement, plusieurs personnes vinrent la voir. Toutes furent frappées de la belle expression et même de l'air de jeunesse de son visage où nous voyons réalisé ce verset d'un psaume : « Je renouvellerai sa jeunesse comme celle de l'aigle. » Un des visiteurs s'exclama en la voyant : « Quel dommage de mourir si jeune ! » Quand on lui dit qu'elle avait soixante-dix ans, il ne pouvait y croire. Plusieurs personnes nous dirent qu'on se sentait plutôt porté à l'invoquer qu'à prier pour elle en voyant son air de béatitude.

Ses obsèques furent encore un triomphe. Mgr Tournier, notre vénéré Supérieur, ne pouvant venir, selon son désir, à cause d'une cérémonie d'ordination, ce fut le T. R. P. Provincial des Missionnaires de Tunisie qui nous fit l'honneur de venir y présider avec tout le grand Séminaire de Saint-Louis dont il est le Supérieur et le T. R. Père Curé Archiprêtre de la Primatiale de Carthage. Le R. P. Provincial était assisté par deux Pères ordonnés prêtres le matin. Cette phalange de Missionnaires avec leur beau et majestueux costume tout blanc, comme celui des arabes, formait une magnifique pro­cession qui accompagna avec nous notre chère Soeur jusqu'à sa tombe que nous avons heureusement dans notre enclos, et qu'elle entoura encore comme d'une blanche couronne en s'unissant aux dernières prières. Nous aimons à voir une première récompense du zèle apostolique de notre chère Soeur dans ce pieux concours à ses funérailles d'un si grand nombre de Missionnaires, toujours du reste si dévoués, aussi bien ceux du petit que du grand Séminaire, à nous prêter leur assistance pour nos principales fêtes.

Nous croyons, ma Révérende Mère, répondre à un voeu du coeur si reconnaissant de notre chère Soeur, en sollicitant pour tous un souvenir dans les prières de votre fervente Communauté, ainsi que pour toutes les personnes qui nous ont aidées dans cette douloureuse circonstance, sans oublier notre bon Docteur et son intéressante famille.

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer ces pages, que par cette belle pensée copiée par notre chère Soeur au revers d'une de ses images : « Immense charité de mon Dieu ! Providence infinie ! admirable surtout dans ses détails ! Vous avez réglé le rôle du moindre grain de sable dans l'équilibre des mondes, et vous avez mesuré la fonction précise que remplira, dans l'oeuvre du salut, chaque battement du coeur de l'homme ! » En exprimant et résumant, mieux que nous ne saurions le faire, cette humble et chère existence, ces belles paroles raniment aussi notre courage et notre confiance en cette admirable et divine Providence qui dirige nos pas, comme les siens, sur cette terre de Carthage, et qui, en daignant confier à nos faibles efforts une petite part dans la grande oeuvre du salut de cette pauvre Afrique, nous donnera aussi, nous l'espérons, les moyens nécessaires pour achever notre oeuvre en attendant d'aller rejoindre au ciel la chère Compagne qui nous y a précédées et les chères âmes que nous aurons eu l'ineffable joie d'aider à y arriver aussi.

Malgré les espérances que nous donne la mort si douce de notre chère Soeur Marie-Madeleine de la Trinité, nous vous demandons humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Cris et des six Par. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, avec un religieux respect.

 

Votre bien humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE DES ANGES.

r. c. i.

De notre Monastère de Notre-Dame de la Melle et de Saint-Louis.

sous la protection de saint Joseph, des Carmélites de Carthage, le 8 septembre 1893

 

P. S. Nous nous faisons, ma Révérende Mère, un devoir de religieuse affection et de reconnaissance, de recommander tout particulièrement à vos saintes prières et à celles de votre communauté, l'âme du bien-aimé Père de notre chère Mère Sous- Prieure, décédé à Baltimore (Amérique}, dans sa quatre-vingt-neuvième année. Il avait été converti du protestantisme depuis une vingtaine d'années par les prières de ses enfants et la médaille miraculeuse que lui avait envoyée notre chère Mère. Il est mort dans des sentiments admirables de foi et d'espérance chrétiennes.

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