Carmel

08 novembre 1892 – Nantes

 

Ma Très Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La volonté adorable de ce bon Maître vient d'imposer un douloureux sacrifice à nos coeurs, en enlevant d'au milieu de nous, pendant l'octave de la fête de Notre Sainte Mère, notre bien chère Soeur Madeleine de l'Annonciation, du voile blanc, professe de ce Carmel et doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de 89 ans, 2 mois et 21 jours ; elle avait passé en religion 62 ans, 10 mois et 20 jours.

La séparation de cette chère Soeur nous est d'autant plus sensible, qu'elle avait conservé d'une manière extraordinaire ses facultés physiques et morales, et qu'elle était le dernier anneau rattachant notre génération à celle des vénérables Mères, témoins de la restauration de notre Carmel. Ses vertus, son esprit profondément religieux faisaient revivre leurs exemples. Elle était de ces caractères d'autrefois qui asseyaient les communautés sur de si solides bases.

Notre chère Soeur Madeleine de l'Annonciation naquit à Gorges, paroisse de ce diocèse, d'une très respectable famille de cultivateurs, où les habitudes chrétiennes étaient en grand honneur. Son père et son oncle paternel occupaient ensemble une même ferme, et ces deux branches, composées chacune de neuf enfants, vivaient dans une étroite union. Si plus tard la nécessité les obligea de se séparer, elles conservèrent entre elles les rapports les plus cordiaux. La petite Madeleine était la dernière venue au foyer de ses vertueux parents ; à ce titre elle devint la plus chérie de la famille.

A l'époque où elle vint au monde, les traces de l'orage révolutionnaire n'avaient pas disparu, et les souvenirs des jours sanglants étaient douloureusement empreints dans les mémoires. La paroisse de Gorges, peu éloignée de la Vendée, avait eu souvent à subir les passages désastreux des armées ennemies, et plus d'une fois ses habitants virent leurs jours menacés. Le père de notre chère Soeur souffrit particulièrement. La maison qu'il occupait fut brûlée, et en plusieurs rencontres il dut, la nuit, fuir avec sa famille, pour se mettre en sûreté, lui et les siens. Une fois même, les bleus (c est ainsi qu'on appelait les troupes républicaines), arrivant à l'improviste, menacèrent ces pauvres gens d'une fusillade générale. Ils n'échappèrent au danger que par une disposition providentielle.

Ce fut pendant ces tristes jours que naquirent les enfants aînés du bon François. Cet excellent chrétien, soucieux de l'âme de ses chers petits, s'efforçait, malgré le danger, de leur procurer au plus vite la grâce du Saint Baptême des mains d'un prêtre catholique. Les prêtres catholiques !... ils étaient rares alors, dans notre malheureuse France, car l'échafaud, la noyade et l'exil avaient presque anéanti le sacerdoce.

Quelques-uns, cependant, se dévouaient avec un courage héroïque, et au péril de leur vie, au salut de leur troupeau, sur le théâtre même de leur ancien ministère. C'est ainsi que la paroisse de Gorges eut le bonheur de conserver son ancien Pas­teur. Mais que de précautions ne fallait-il pas prendre pour dérober ce digne prêtre à la fureur des ennemis de la religion ? La maison de François devint alors le lieu des rendez-vous où les braves Chrétiens de la contrée venaient entendre la Sainte Messe, recevoir les Sacrements, faire baptiser les nouveau-nés. Les nuits où se tenaient ces pieuses assemblées, pour être plus sûr du secret, on faisait coucher les enfants au grenier, et lorsqu'à leur réveil ils descendaient dans la chambre, où venaient de se passer de si grandes choses, tout était rentré dans l'ordre habituel, sans qu'ils se fussent aperçus de rien.

Lorsque des temps meilleurs vinrent consoler les Catholiques de ces heures douloureuses, lorsque les églises se rouvrirent et que les ministres du Seigneur purent se mettre à réparer les ruines de leurs paroisses, le père de notre chère Soeur voyant que le bon Curé de Gorges n'avait plus d'asile (le Presbytère avait été détruit), acheta, de ses propres deniers, une petite maison contiguë à la sienne, la répara le mieux qu'il put et la proposa à son Pasteur, qui accepta avec reconnaissance une hospitalité si cordialement et si généreusement offerte. En retour, lui et ses successeurs vouèrent à cette chrétienne famille un intérêt plein d'estime et d'affection.

Les bénédictions du Ciel ne devaient-elles pas se répandre sur le berceau de notre petite Madeleine, berceau ombragé par les sentiments et les actes charitables de ses parents?... D'heureuses dispositions, en effet, se manifestèrent de bonne heure en cette chère enfant. Quoique vive et parfois un peu difficile, elle savait, par son bon coeur et son intelligence, se faire tendrement aimer de ses frères et soeurs, comme de tous ceux qui vivaient avec elle. Parmi ses frères, il y en avait un qui l'affectionnait particulièrement, et pour lequel, de son côté, elle avait une grande sympathie. Ces deux bons enfants, en gardant les bestiaux de leur père, se faisaient part mutuellement de leurs petites réflexions. Mathurin, plus âgé que sa soeur de deux ans, allait au petit catéchisme et rapportait à celle-ci ce qu'il y avait appris ; Madeleine accueillait ses paroles comme des oracles. Un jour, il lui dit : « Madeleine, si des boises de pois nous entraient dans les yeux, cela nous ferait grand mal, n'est-ce-pas, et nous n'y verrions plus... »- « Oh ! oui, répondit la petite soeur. » « Eh bien, Madeleine, pour voir le bon Dieu, il faut que notre âme soit plus pure de péché que les yeux de notre corps vides de boises pour voir le jour. »  Cette leçon resta si bien empreinte dans la mémoire de notre chère Soeur, qu'à 89 ans elle la répétait encore dans les mêmes termes, tant ils avaient frappé sa jeune imagination.

Elle lui était aussi demeurée bien gravée dans le coeur cette autre réflexion que son cher Mathurin fit à une marchande d'une petite ville voisine qui lui disait : « Que vous êtes heureux, vous autres, enfants de la campagne, vous pouvez facilement prier dans la solitude des champs. » « Et vous, madame, répondit l'enfant, ne vous est-il pas possible de prier comme nous, car, qu'est-ce que la prière, sinon l'élévation de l'âme vers Dieu ; et ne pouvez-vous pas toujours élever votre coeur vers Lui? »

Dès le plus bas âge, notre petite fille chercha à se livrer au travail ; elle n'avait que 4 ou 5 ans quand elle demanda à sa mère une quenouille et des fuseaux pour filer comme ses soeurs ; on accéda à ses désirs, et, au bout de très peu de temps, elle avait si bien tourné la thie qu'on put vendre trois francs, à la foire, son paquet de fil. Elle en était toute fière, sans com­prendre encore ce que valait cette grosse somme. Pour se divertir, ses frères se plaisaient à lui dire : « Madeleine, combien a-t-on vendu ton fil ?... Un écu ? »  La petite était franche et n'aurait pas voulu plus d'éloge pour son travail qu'il n'en méritait. « Non, répondait-elle gravement et avec dignité, pas un écu, mais 3 francs. »

A la franchise, Madeleine joignait la discrétion. Un jour, sa mère l'envoya acheter pour 2 sous de fil, dans le bourg, en lui recommandant de ne pas dire où elle allait. Dans son chemin, elle rencontre Monsieur le Curé qui l'aborde: « Où vas-tu, Madeleine? » — Et l'enfant de répondre : « Pas loin. » — " Mais où donc ?»- Par là. » - Mais enfin où ? » — « Eh bien ! je vais où, quand il faut un jour pour aller, on n'en met pas deux pour revenir. »

Le bon curé, qui, paraît-il, avait entendu les paroles de la mère, sourit en admirant comment sa petite paroissienne savait rester obéissante et discrète, tout en demeurant fidèle à la vérité.

Sous l'influence de l'éducation chrétienne qu'elle recevait dans la maison paternelle, le coeur de notre petite Madeleine s'ouvrit de bonne heure à la piété. Elle aimait à aller à l'église où, suivant les enseignements de sa mère, elle se tenait fort modestement. « Ma fille, lui disait celle-ci, dans la maison du bon Dieu, on ne doit voir que l'autel et le prêtre. » En consé­quence, elle se serait fait scrupule d'y tourner la tête.

Après ses première et seconde communions, auxquelles elle apporta des dispositions de foi remarquables, elle voulut suivre encore les catéchismes. Comme elle était d'une haute taille, les jeunes filles de son voisinage lui disaient : « Comment n'as-tu pas honte, Madeleine, toi si grande, d'aller encore au catéchisme? » — « Moi, honte d'aller au catéchisme ? repartait- elle vivement, j'aurais bien plutôt honte d'aller aux assemblées. » C'est qu'en effet sa vertueuse mère avait su lui inspirer une horreur profonde de ces divertissements si dangereux pour la jeunesse. Elle n'eût pas souffert qu'aucun de ses enfants y prît part. Aussi notre chère Soeur, entendant parler de l'attitude peu réservée des jeunes personnes de nos jours, ne com­prenait pas ce contraste si regrettable entre la retenue de son temps et le libertinage du nôtre. « Ce n'était pas ainsi, répétait- elle, que l'on nous élevait autrefois. »

Cependant, à mesure qu'elle avançait en âge, Madeleine se sentait attirée davantage aux pratiques de la vie chrétienne. Il lui était néanmoins difficile d'approcher très souvent des sacrements, car le bon curé de Gorges, devenu vieux et infirme, ne pouvait plus, malgré ses désirs, répondre aux besoins de sa paroisse. Il fut réduit à ne permettre aux fidèles de se pré­senter au confessionnal que trois fois par an ; encore le travail de son ministère lui occasionnait-il de fréquents évanouisse­ments. La disette des prêtres était grande alors, et l'administration diocésaine ne put lui accorder un vicaire que longtemps après la réouverture des églises. Notre chère Soeur dut suivre jusqu'à 21 ans la règle imposée à tous les autres paroissiens; mais Dieu, qui aime les âmes, a, pour les attirer à lui, des moyens aussi multiples qu'admirables.

Vers l'âge de 15 ans, âge qu'elle appelait celui de sa conversion, la grâce fit sentir à notre chère Soeur que la solide piété a surtout pour base l'abnégation de soi-même. Quoique d'un très heureux caractère, Madeleine avait, dans les formes, quelque chose de rude, de brusque ; de là, certaines saillies qui faisaient parfois souffrir ceux qu'elle aimait cependant si sincèrement.- Un jour, rapportait-elle, ma soeur aînée, en qui j'avais une grande confiance, témoin d'une de mes sorties, me dit avec calme: « Penses-tu à t'accuser à confesse de ce que tu viens de dire là? Ces paroles furent pour moi, ajoutait notre humble Soeur, « toute une révélation. Je compris que j'offensais Dieu en blessant ainsi mon prochain, et je pris une forte résolution de « combattre si bien mon caractère, que je ferais toujours ce que les autres me demanderaient. » Elle fut si fidèle à la ligne de conduite qu'elle s'était tracée, que, dans les rencontres difficiles, son émotion se trahissait par ce seul mot : « Allons », puis on la voyait se rendre immédiatement aux désirs exprimés. Elle avouait plus tard, dans la vie religieuse, qu'elle était par­venue à avoir autant de peine à parler, quand quelque chose la contrariait, qu'elle en avait eu autrefois à se taire.

Dieu récompensa ses héroïques efforts en se révélant de plus en plus à son coeur. Dès ses plus jeunes années, elle s'était sentie éprise des charmes de la nature. Elle aimait à contempler les merveilles semées, par la main du Créateur, dans nos campagnes. A cette vue, son âme, remontant vers l'auteur de toutes ces choses, se pénétrait du sentiment de sa grandeur et de sa bonté. Dans le silence et la solitude des champs, elle rêvait au bonheur d'une vie uniquement employée à penser à Dieu, à l'aimer, à le louer.

Mais cette vie existait-elle sur la terre ?...

Elle avait bien entendu sa mère, dans les causeries du foyer domestique, parler des couvents qui existaient dans le pays avant la Révolution, pieuses maisons où les religieuses priaient Dieu continuellement, et dont elle ne sortaient jamais ; mais ces récits n'éveillaient dans son esprit que des idées vagues, et elle ne soupçonnait pas encore que le Seigneur l'appelait à vivre en l'une de ces retraites. « Oh ! combien je me suis sentie inondée de joie, disait-elle plus tard, en se rappelant, dans un sentiment de reconnaissance envers Dieu, le souvenir de ses impressions d'enfance et de jeunesse, « combien je me suis sentie inondée de joie, quand je reconnus que j'avais trouvé au Carmel cette vie qui me semblait si belle, si heureuse, dont mon âme se faisait tant besoin, et que je ne croyais pas qu'on pût mener sur la terre ! »

Pour la faire arriver à cette vie inconnue et si désirée, le Seigneur se servit des dignes prêtres qui prodiguèrent suc­cessivement leur dévouement à la paroisse de notre chère Soeur. Ce fut d'abord le zélé vicaire dont nous avons parlé. Sous sa conduite, Madeleine approcha assidûment des sacrements. Il n'avait pas tardé à reconnaître les sentiments de piété qui distinguaient sa pénitente ; il la fit communier tous les dimanches. Un nouveau curé fut envoyé à Gorges. Celui-ci vit encore plus clairement les desseins particuliers de Dieu sur cette âme simple et droite. Il lui donnait des conseils de perfection qui la charmaient, et auxquels elle se conformait en tous points. Bientôt elle se sentit pressée de s'ouvrir à son directeur de ses désirs d'une vie solitaire où elle pourrait être toute à Dieu. Elle lui dit que, s'il y avait quelque part des religieuses cloîtrées, elle voudrait aller avec elles. Le sage curé accueillit cette ouverture en faisant à Madeleine un tableau sévère de la vie reli­gieuse : mais elle n'en fut point déconcertée, et, à tout ce qui lui était représenté, elle n'eut que cette réponse : « Sans doute cette vie doit coûter à celles qui l'ont embrassée, elle pourra bien me coûter à moi-même, mais puisque d'autres la suivent, je pourrai bien la suivre aussi. »

Le bon Prêtre, qui n'avait voulu que l'éprouver, lui demanda alors si elle était prête à tout. Sur sa réponse affirmative il lui dit ces paroles qui la comblèrent de joie : « Allez, ma fille, vous serez religieuse, retenez bien cela. » Lui-même s'occupa de la faire entrer en notre Carmel et l'y fit conduire par sa propre soeur, excellente chrétienne qui avait pour la jeune villa­geoise une estime pleine d'intérêt. Notre postulante était âgée de 26 ans. Elle venait de perdre son respectable père ; aussi ce ne fut pas sans un grand déchirement de coeur qu'elle abandonna sa vénérable mère, qui plus que jamais se faisait besoin de son dévouement filial. La séparation de ses frères et soeurs avec lesquels elle avait toujours été si unie ne lui fut pas moins douloureuse. Ceux-ci, de leur côté, ne pouvaient se consoler de son départ. Cependant, au milieu de leurs larmes, ces vrais chrétiens avouaient que Madeleine avait choisi la meilleure part et que le Seigneur faisait un grand honneur à leur famille en appelant à son service un de ses membres. Leurs sentiments à cet égard ne s'affaiblirent jamais. Ils les transmirent à leurs enfants qui tinrent eux-mêmes à bénédiction de conserver de fréquentes relations avec leur bonne tante Carmélite. Il était touchant, ma Révérende Mère, de voir arriver chaque année, à l'époque du premier de l'an, à l'adresse de notre chère Soeur, un faisceau de lettres dans lesquelles une multitude de petits-neveux et arrière-petits-neveux venaient lui exprimer leurs souhaits affectueux. Pas un mariage, pas une naissance, pas une première communion n'avait lieu dans cette nom­breuse et respectable famille sans que la tante Madeleine ne fût priée d'appeler sur ces actes la bénédiction du Ciel. C'est qu'ils savaient tous que, dans son heureuse mémoire, elle conservait le nom de chacun pour le présenter souvent à Dieu.

Mais, revenons, ma Révérende Mère, aux premiers pas de notre chère Soeur dans la vie religieuse. Ils furent marqués par l'épreuve.

Présentée à notre maison en même temps que deux autres soeurs converses, elle y arriva la dernière. On se demandait s'il fallait l'y faire entrer. Cependant, comme la santé de celles qui déjà avaient été admises laissait à désirer, et que celle-ci, dans son attitude rustique, paraissait forte, on se décida à lui ouvrir la porte. Mais la Prieure était alors souffrante, et son absence des actes de communauté fut cause qu'on ne s'occupait pas de la nouvelle venue, comme on a coutume d'eu user avec les postulantes. La pauvre enfant fut trois jours sans pouvoir recevoir la bénédiction de sa Mère. Elle se trouvait bien un peu isolée ; mais, résolue de faire tout ce qu'on lui dirait, elle attendit patiemment qu'on la mît à l'oeuvre. On ne tarda pas, en effet, à l'initier aux occupations de sa laborieuse vocation, et bientôt on put espérer que l'amour du travail, le dé­vouement, ne lui feraient pas plus défaut que les forces physiques.

Cependant, la coupe des tribulations n'était pas épuisée... Heureuse dans une vie qui répondait à toutes les aspirations de son âme, elle se sentit arrêtée dans l'ardent désir qu'elle avait de prendre l'habit religieux, par les hésitations de sa Prieure. Celle-ci craignait que ses formes, un peu rudes, ne fussent l'indice d'un caractère difficile. Ma Soeur de l'Annonciation dut attendre quatorze mois sa vêture et plus de deux ans, ensuite, sa profession. Elle soutint cette épreuve avec un grand esprit religieux.

Pendant ces trois longues années et demie d'attente, elle priait avec ardeur la sainte Vierge de la garder en sa mai­son. Cette divine Mère sembla lui donner un gage sensible de sa protection. Voici le fait :

Notre chère Soeur, encore postulante avec le petit habit, était allée seule, après la Sainte Messe, laver à un étang pro­fond, situé à l'écart, dans l'enclos du monastère ; elle glissa et tomba dans l'eau, sans pouvoir parvenir à regagner le bord. En vain appela-t-elle à son secours ; la Communauté était encore à l'action de grâce : personne ne l'entendit. Cependant, ses cris de détresse parvinrent aux oreilles d'un jardinier qui travaillait dans une tenue voisine. Soupçonnant un accident arrivé à l'étang des Carmélites, il courut au tour avertir de ce qu'il craignait. Mais il fallait, avant que l'on arrivât, un temps assez considérable, et beaucoup plus que suffisant pour qu'on la trouvât noyée. La sainte Vierge veillait sur sa fille, et nous pou­vons croire qu'elle renouvela, en sa faveur, le prodige que tant de fois elle opéra en semblables circonstances, par le moyen du Saint Scapulaire : ma Soeur de l'Annonciation fut trouvée debout au milieu de l'eau qui lui venait à la poitrine, ses pieds ne touchant pas le fond de l'étang. Elle était comme suspendue. Elle avoua qu'elle n'éprouvait aucune frayeur, se sentant soutenue comme par une main invisible. «  J'ai toujours cru, ajoutait-elle, que cette main était celle de la sainte Vierge, qui me faisait sentir la vertu du scapulaire que je portais. »

Dieu, pendant ces temps d'épreuve, ménagea à la chère novice la consolation de revoir le bon prêtre qui l'avait dirigée dans le monde. Ayant appris ses angoisses, il voulut venir l'encourager. « 11 me donna peu d'instants, racontait-elle, mais, en se retirant, il me laissa ce mot d'espérance : Madeleine, ne vous ai-je pas dit que vous seriez religieuse? Je vous le répète, ma fille, vous ne sortirez pas d'ici. » Notre chère Soeur tenait ce digne ministre de Jésus-Christ pour un saint. Ses pa­roles lui parurent une prédiction dont l'accomplissement ne pouvait être mis en doute.

Néanmoins, un jour, l'attitude de sa Prieure à son égard lui fit croire que définitivement on allait la renvoyer. Alors, avec sa franchise ordinaire, elle se présente à elle, et, sans préambule, lui dit : « — Ma Mère, je crois que vous voulez me mettre dehors?... — De qui tenez-vous cela, repartit la Prieure. — De personne, ma Mère, mais je le vois. — Eh bien!    oui, répondit la Mère Prieure, » La pauvre novice avait le coeur bien gros. Elle alla confier son chagrin à son confesseur. C'était le saint prêtre qui, après avoir prodigué un dévouement tout paternel à notre Communauté, dans les premières années de sa restauration, continuait à diriger les novices. Il l'accueillit avec une grande bonté et lui promit de parler en sa faveur à la Révérende Mère. Cette démarche eut tout le succès désirable, et, quelque temps après, notre chère Soeur, en laquelle du reste on reconnaissait, sous un extérieur rustique, de grandes qualités et une véritable élévation de sentiments, eut la joie de se voir enfin fixée par les Saints Voeux dans son cher Carmel. Sa reconnaissance envers Dieu et la Communauté fut profonde ; elle sentit toujours si vivement la grâce qui lui avait été accordée, qu'elle ne pouvait retenir les élans de son bonheur ; souvent, elle faisait le tour de l'enclos en disant le Laudate pour remercier le Seigneur d'avoir élevé nos murs entre elle et le monde.

Dès lors commença pour notre bonne Soeur de l'Annonciation cette existence religieuse, si simple en apparence, mais si pleine de Dieu, qui, pendant plus de 62 ans, ne devait pas avoir une heure de défaillance. Ici, ma Révérende Mère, nous éprouvons une émotion bien douce, en repassant avec vous les vertus qui furent la trame solide sur laquelle cette chère Soeur tissa son édifiante vie. Sa foi était profonde. Cette foi la faisait aller à Dieu droit comme un boulet de canon, selon l'expres­sion du saint curé d'Ars. Elle était la base de tous ses actes. Accomplir son devoir en vue de Dieu, voilà la devise qu'elle mit constamment en pratique. Aussi ne comprenait-elle pas qu'on pût se faire besoin d'autres choses. Entendant un jour parler en récréation des directions recherchées avidement par certaines personnes : « A quoi tout cela sert-il ? dit-elle. Eh ! « ma Soeur, n'avons-nous pas nos règles, nos constitutions, les volontés de nos Mères ? Est-ce que cela n'est pas suffisant pour connaître ce que le Bon Dieu nous demande ? Pour moi, il ne me faut rien davantage. »

Cette recherche pure et simple de Dieu, sans se soucier de l'opinion des créatures, lui faisait répondre à une de ses com­pagnes toute tristes, parce qu'elle croyait avoir perdu la confiance de ses Mères : « Vous avez perdu la confiance de nos Mères ! ! « Ah ! ma pauvre Soeur, vous n'avez pas perdu grand'chose... Qu'est-ce que cela fait donc? Que l'on pense de nous ce que l'on voudra, pourvu que le bon Dieu soit content de nous. » Ce dégagement des créatures, elle l'avait compris dès son noviciat, et Dieu semblait dès lors vouloir y établir son âme. C'est ce que prouve la réponse si digne et si religieuse qu'elle fit un jour à sa Prieure. Ma Soeur de l'Annonciation n'avait pas une grande ouverture dans ses directions qui étaient, par cela même, toujours courtes, ce qui faisait contraste avec l'empressement d'une de ses compagnes à rechercher la conversation de sa Prieure. Celle-ci, craignant sans doute que la chère novice n'eût souffert de la manière un peu brève avec laquelle elle l'avait écoutée en une certaine rencontre, lui demanda si elle ne serait pas aise qu'on en usât avec elle comme avec sa compagne, c Ma Mère, répondit l'humble novice, je voudrais pouvoir le mériter, mais je ne le désire pas, »

De sa foi simple et vive naissaient avec Dieu des rapports empreints d'aisance et d'une confiance filiale. Elle lui parlait comme à son père. Souvent son âme s'unissait à lui par le chant des cantiques. Lorsqu'elle cuisait le pain d'autel surtout, on entendait sa voix élevée et champêtre redire avec respect les beaux refrains du Père de Montfort, où elle trouvait tout à la fois un aliment pour sa piété et la répétition de son catéchisme. La passion de Notre-Seigneur faisait le sujet le plus ordinaire de ses pensées ; elle aimait à lire les ouvrages qui en traitent, et quand elle parlait de ces grands mystères, on sentait que son coeur en était imprégné. Un jour, en licence, une jeune Soeur lui demanda : « Ma Soeur de l'Annonciation,

« Qu'est-ce qui vous occupe le plus dans vos oraisons ? » Alors, baissant la voix, d'un air mystérieux et recueilli, elle répondit avec un ton pénétré : « Les humiliations de Jésus-Christ, ma Soeur. »

C'est encore l'esprit de foi, ma Révérende Mère, qui inspirait à notre chère Soeur le profond respect qu'elle portait à ses Prieures ; elle voyait véritablement Dieu en elles. De là son abandon tout filial à leur conduite, cette confiance qu'elle leur témoignait. Toutes celles qu'elle a eues pour Mères ont pu lui accorder cet éloge. Jamais elle ne se serait permis un mot de blâme sur ce qu'elles décidaient, « Notre Mère l'a dit, notre Mère le veut, faisons la chose. » Voilà comme elle accueillait leurs ordres. Elle n'eût pas souffert qu'on eût dit en sa présence quelque chose qui démentît cet esprit de foi. Quand elle ra­contait les épreuves de son noviciat, jamais on ne surprit une parole amère contre celles qui étaient alors les dépositaires de l'autorité. A ses yeux les supérieurs participaient à l'infaillibilité de celui qu'ils représentent. Un jour, au parloir, elle apprit qu'une de ses compatriotes, après avoir passé 17 ans en religion, était revenue dans sa famille. Comme on essayait d'excuser son infidélité au Seigneur en disant : « Elle n'avait pas de bons supérieurs », notre chère Soeur, qui, jusque-là, avait écouté le récit avec une sincère compassion pour la pauvre fugitive, s'indigna à ce propos, et l'interrompit en disant : « Elle se plaint de ses supérieurs ! !.. C'est une mauvaise religieuse ! !.. » En sortant du parloir, et encore tout émue, pleine de son indigna­tion, elle vint raconter le fait à sa Prieure, déplorant le malheur de cette pauvre âme. Pendant longtemps elle demeura sous cette impression, qui ne disparut qu'en apprenant plus tard que la pauvre fille avait la tête malade ; et encore disait-elle énergiquement : « Il faut toujours se soumettre à ses supérieurs, quand même il en coûte » Nous pouvons dire qu'elle fut fidèle à cette règle jusqu'à la fin de sa vie. Lorsque sa Prieure lui avait fait quelque plaisir, donné quelque ustensile pour ses travaux, ou bien quand, dans la direction, elle avait senti le coeur de sa Mère, elle la regardait en souriant, et cette parole : « Oh ! ma Mère, que vous êtes bonne ! » s'échappait de ses lèvres sur un ton plein de reconnaissance. Aux fêtes de ses Mères, jamais elle ne manquait de préparer ses petits couplets longtemps d'avance. Comme elle ne savait pas écrire, elle avait permission de choisir une secrétaire; mais celle-ci n'avait simplement qu'à prêter ses doigts et sa plume. Notre chère Soeur tenait à n'exprimer que ses pensées. Du reste elle les traduisait très facilement en vers. Lorsque, par respect pour l'art poétique, la secrétaire proposait quelques corrections qui ne s'adaptaient pas avec les sentiments de son coeur « Ce n'est pas comme cela que je veux dire, répondait-elle ; qu'est-ce que cela fait donc que mes mots ne riment pas bien ? » C'était toujours avec un affectueux respect qu'elle venait aux pieds de sa Prieure chanter ses petites poésies, qu'elle ne manquait pas d'accompagner d'une offrande de pelotons ou d'écheveaux de fil, filés, blanchis et tournés de ses mains, avec le soin et la perfection qu elle mettait à toutes choses.

Ce respect pour l'autorité était la source d'une obéissance ponctuelle. Toutes celles qui, à un titre ou à un autre, avaient le devoir de lui donner une direction, étaient sûres de trouver en notre chère Soeur la plus entière soumission, quel que fût, d'ailleurs, leur jeune âge ou leur inexpérience des choses. Dans les dernières années de sa vie, alors que sa faiblesse obli­geait l'infirmière d'aller dans sa cellule l'aider à s'habiller, celle-ci lui demandait souvent si elle voulait qu'elle agît de telle ou telle manière. « Comme vous voudrez, ma Soeur, » était la réponse invariable. Un jour, elle lui dit : « Mais, ma Soeur de l'Annonciation, pourquoi me dites-vous toujours : Comme vous voudrez, puisque je vous demande ce qui peut le mieux vous arranger? » Alors, cette vraie religieuse lui fit celte belle réponse : « C'est, ma Soeur, que je voudrais mourir dans un acte d'obéissance à mon infirmière. »

L'esprit d'obéissance lui inspirait un amour remarquable de la régularité. Le son de la cloche était pour elle la voix de Dieu. Elle quittait tout à cette voix, pour aller où la règle l'appelait. Lorsque l'âge et les infirmités la retinrent d'abord en sa cellule, puis à l'infirmerie, sa fidélité sur ce point, loin de s'amoindrir, sembla s'accroître encore. Rien ne pouvait la dé­tourner de ses exercices spirituels, ni l'en distraire quand elle y était appliquée. Il nous est arrivé d'entrer à l'infirmerie avec une Soeur à qui nous voulions parler, pendant que ma Soeur de l'Annonciation faisait sa lecture; elle ne levait même pas les yeux, ne s'apercevait de rien, et continuait son exercice, comme si elle eût été seule. Les jours où elle devait communier avant la messe, elle recommandait à son infirmière de venir de bonne heure pour l'aider à se lever, et bien avant l'heure convenue, elle commençait à détacher son voile de nuit, puis aussitôt qu'elle entendait la porte s'ouvrir, elle se jetait tout d'un coup au bas de son lit, en disant : « Dépêchons-nous, car nous n'arriverons pas à temps. »

A cette édifiante régularité, notre chère Soeur joignait une mortification que nous pouvons appeler universelle. Dès son entrée en religion elle avait compris cette grande loi de la vie chrétienne et surtout de la vie religieuse. Le trait suivant nous l'atteste.

Elle aimait beaucoup les huîtres. A l'époque dont nous parlons, ce coquillage, très abondant sur nos côtes, était, à Nantes, la nourriture des pauvres, parce qu'il était peu cher. Chaque dimanche on en servait à la Communauté. La première fois que notre postulante s'aperçut du dîner qui se préparait, sa nature en fut assez satisfaite. Mais il arriva qu'à la cuisine, on crut que ce mets n'était pas de son goût, et on ne lui en servit pas. « C'est bien, se dit-elle, voilà deux profits à faire par le « double sacrifice de ne pas avoir ce qui flatterait ma sensualité et de ne pas être traitée comme la Communauté. » La chose s'étant renouvelée plusieurs dimanches de suite, la Mère Prieure, qui n'aimait pas les singularités, surtout chez les postu­lantes, lui demanda pourquoi elle ne mangeait pas d'huîtres, et si elles lui faisaient mal. « Non, ma Mère, répondit avec une grande simplicité notre chère Soeur, je n'en mange pas, parce qu'on ne m'en donne pas. » La méprise fut réparée, et l'on demeura très édifiée de l'esprit de mortification de la jeune Soeur.

Jamais dans le cours de sa vie religieuse il ne fut possible de savoir ce qui, au réfectoire, lui répugnait, ou lui faisait plaisir. Les portions les plus inférieures devenaient souvent sa part, parce que l'on était sûr qu'elles seraient reçues avec la même reconnaissance que les meilleures. Pendant presque toute sa vie religieuse, on lui servit, sans le savoir, un poisson pour lequel elle avait une extrême répugnance ; ce ne fut que dans ses dernières années, lorsque son estomac ne pouvait plus le supporter sans douleur, qu'elle fut contrainte de dévoiler son secret. — Racontant une fois à son infirmière un rêve où elle s'était vu servir, dans un grand repas, deux mets qu'elle n'aimait pas, celle-ci ne put jamais obtenir qu'elle les lui nommât. La chère infirme eût craint que la charité de ses Soeurs, en évitant de les lui donner, ne lui dérobât une précieuse occasion de mortifier sa nature. — Elle s'était imposé de ne jamais se permettre la satisfaction de regarder par la fenêtre le temps qu'il faisait. Elle fut toujours fidèle à cette pratique.

Avec sa mortification, ma Révérende Mère, nous apparaît son esprit de pauvreté.

Ma Soeur de l'Annonciation était très soigneuse de tout ce que la religion mettait à son usage. Tout ce qu'elle faisait ou préparait avait un cachet d'ordre, de propreté, de fini qu'on aimait à reconnaître ; mais tout aussi portait en elle la marque de la sainte pauvreté. Entrée en religion dans un temps où les ressources de la maison ne permettaient pas d'ajouter à la cuisine un pot dont on n'avait pas strictement besoin ; où personne n'avait de lampes particulières ; dans un temps où elle avait vu la Mère Prieure venir, avant le dîner, faire les parts pour qu'il y en eût assez pour toute la Communauté, notre chère Soeur avait acquis des habitudes d'économie qu'elle n'oublia jamais d'introduire dans ses manières de faire les choses. Quelque­fois on l'entendait répéter : « Ah ! quand je suis venue en religion, nous étions loin d'avoir tout ce qu'il nous fallait. Et les choses marchaient tout de même. » Puis elle ne manquait pas d'ajouter quelques traits pour peindre le soin que la Pro­vidence avait toujours pris d'envoyer le nécessaire à la Communauté. « Nous... ici, nous défier de la Providence ! ! disait-elle, oh ! non jamais. Le bon Dieu a toujours eu soin de la maison, et il en aura toujours soin, pourvu qu'on ne se fasse pas « besoin de superflu. »

Que vous dirons-nous maintenant, ma Révérende Mère, de la charité de notre chère Soeur et de son dévouement à son Carmel dans les rudes travaux de sa vocation? Le souvenir de l'un et de l'autre reste profondément gravé dans nos coeurs. Ma Soeur de l'Annonciation aimait sincèrement sa Communauté. Depuis le jour où elle y entra jusqu'à celui où ses forces l'abandonnèrent, elle ne s'épargna en rien pour la servir. Dans les premières années de sa vie religieuse, elle boulangeait le pain de la maison, faisait la cuisine à son tour, cuisait le pain d'autel et prenait part à tous les labeurs de nos Soeurs du voile blanc. Jamais elle ne se plaignait de ses fatigues. Plus tard, après 25 ou 30 ans de vie religieuse, de graves infirmités vinrent lui interdire certains travaux qui eussent compromis son existence ; mais elle sut trouver le moyen de se rendre fort utile à la Communauté. On lui confia le soin de la basse-cour, celui de fournir le fil au dépôt ; elle fut surtout employée à la cuisson du pain d'autel, où elle réussissait parfaitement. Souvent aussi elle aidait la fruitière à récolter et à soigner les fruits.

Ici encore elle déployait des aptitudes particulières. Chaque arbre du jardin lui était connu. Elle indiquait d'une manière sûre son espèce, sa valeur et le moment de récolter ses produits. Ce fut elle qui procura à la Communauté une véritable ressource en indiquant comment on peut sécher les fruits au four.

Lorsqu'il y a à peine 5 ans, la faiblesse de notre bonne Soeur la contraignit de se retirer complètement de la cuisson du pain d'autel, son bonheur était d'aller s'offrir à ses compagnes pour les aider à tout ce à quoi elles voulaient bien l'employer, les jours de lessive, par exemple, on l'invitait ordinairement à être seconde à la cuisine. Dès le matin, elle se présentait à la première, et, avec une dépendance admirable, se prêtait à tout ce que celle-ci lui demandait. Bonne et chère Soeur ! que de services n'a-t-elle pas rendus à sa bien-aimée Communauté, et que de fois n'a-t-on pas dit dans la maison : « Oh ! comme ma Soeur de l'Annonciation manquera lorsque le bon Dieu la rappellera à Lui ! !.. » On peut dire que l'amour du travail ne l'a quittée qu'à sa dernière heure ; car elle laissa près de son lit de mort le fuseau de fil inachevé qu'elle avait encore entre ses doigts le jour où elle fut saisie de la maladie qui nous l'enleva.

Mais ce qui ajoutait au prix des services qu'elle rendait à ses Soeurs était la manière impartiale avec laquelle elle savait obliger. Chacune avait un droit égal à son affection et à son dévouement. Une Soeur voulant un jour lui faire avouer qu'elles s'entendaient bien toutes les deux dans l'office dont ensemble elles étaient chargées : « Je m'entends bien avec tout le monde, » répliqua-t-elle avec sa brusque franchise, comme pour éloigner le soupçon d'une amitié particulière. — Étant à l'infir­merie, sa Mère Prieure lui demanda une fois comment elle se trouvait de son infirmière, si elle était bonne pour elle. « Ma « Mère, dit-elle, toutes les infirmières que j'ai eues étaient bonnes. »

Par une heureuse disposition de son caractère, notre chère Soeur de l'Annonciation voyait toujours le bon côté des choses et ne jugeait les autres qu'en bonne part. Si parfois la vivacité de sa nature laissait échapper quelques saillies, quelques paroles un peu rudes, elle s'en humiliait aussitôt devant la Soeur qu'elle avait cru contrister et venait, avec une grande franchise et droiture, s'en accuser à sa Prieure. Un jour, faisant à celle-ci l'aveu d'une sortie provoquée par des difficultés qui s'étaient présentées : « Oh ! ma Soeur de l'Annonciation, ce n'est pas bien d'avoir parlé ainsi, » lui dit la Prieure. Alors, de ce ton accentué, qu'elle prenait quelquefois pour mieux affirmer ses sentiments : « Mais je le sais bien, reprit-elle, que cela n'est pas bien. C'est pour cela que je vous le dis, car je veux que vous sachiez tout. » Quand elle s'était ainsi franche­ment accusée, son âme redevenait calme et sereine, pleine de joie et d'espérance de mieux faire à l'avenir. Elle ne gardait aucune susceptibilité, et, s'il lui arrivait d'avoir un souvenir trop sensible d'une chose qui lui avait été pénible, elle se hâtait d'accuser ce sentiment comme pour en triompher et le chasser de son esprit en le désavouant. Pour elle, elle ne voulait con­damner personne. Il ne faut jamais juger, disait-elle un jour à une Soeur; on se trompe souvent dans ses appréciations, puis elle ajouta : « J'en ai fait l'expérience. Il y avait une de nos Soeurs que le bon Dieu a rappelée à Lui. Comme pendant sa vie j'avais vu souvent en elle des mouvements de vivacité, je m'étais sentie portée à beaucoup prier pour elle, pensant qu'elle aurait peut-être un bon purgatoire à faire. Eh bien ! je m'étais trompée. » La bonne Soeur s'arrêta là, mais elle faisait, dans son esprit, allusion à un fait surnaturel que nous croyons pouvoir rapporter pour votre édification, ma Révérende Mère, parce que la digne Mère, qui en a eu la confidence, et qui nous l'a raconté, y reconnaît toutes les marques de la réa­lité. Voici donc ce que notre chère Soeur de l'Annonciation dit à sa Prieure, il y a environ 27 ans, dans les jours où mourut une de nos anciennes Soeurs, et aussi son propre frère : « J'étais tout occupée à prier pour ma Soeur me sentant inspirée de lui appliquer des indulgences plutôt qu'à mon frère. Un soir, à la fin de la récréation, je me levai dans l'intention d'al1er promptement, après Complies, terminer quelque ouvrage que j'avais à faire à la cuisine, et de me rendre ensuite faire le Chemin de la Croix pour notre Soeur défunte. Au seuil de la porte de la récréation, je vis celle-ci, dans son habit religieux. Inclinant la tête, comme pour me remercier, elle me dit : « Plus besoin, plus besoin ! ! » Elle me suivit au choeur, resta près de moi pendant Complies, me suivit encore à la cuisine, où j'allai achever mon travail, puis au Chemin de la Croix, m'accompagnant à chaque station. Je montai ensuite au dortoir ; elle marchait à mon côté, entra avec moi dans notre cellule et s'assit sur notre sellette. Je n'avais aucune frayeur. Je me déshabillai et me couchai. Elle était toujours là. Alors je lui dis : Ma Soeur si c'est vous, donnez-moi un signe. « Aussitôt elle lève le bras, et je vis tomber de sa main des boutons de cristal qui avaient la forme de boutons de roses. « Oh ! ma Mère, c'était si beau, si beau, si brillant, que je ne saurais le dépeindre. Il me parut alors que la cloison, qui sépare notre cellule du dortoir, n'existait pas. Une partie de ces boutons tombait dans le cloître, et une partie dans notre cellule. Je compris, à cet instant, que les premiers représentaient les grâces accordées à la Communauté, et les autres figuraient celles qui m'étaient faites. Puis l'apparition disparut. »  Ma Soeur de l'Annonciation est une âme si droite et si simple, ajoutait la bonne Mère qui nous a rapporté ce récit, que je ne suis pas étonnée que Dieu lui ait fait cette faveur. De plus, son imagination est si calme que je ne la crois pas capable de l'illusionner. »

II y a 13 ans, ma Révérende Mère, nous eûmes la consolation de célébrer les noces d'or de notre chère Soeur. Cette douce fête de famille, à laquelle elle se prêta avec une grande simplicité et cordialité, fut rehaussée par une circonstance fort touchante. Nous avions convoqué à la cérémonie religieuse toute sa famille, à laquelle la Communauté offrit ensuite un repas. Au jour et à l'heure indiqués, 30 ou 40 neveux, petits-neveux et arrière-petits-neveux se trouvaient réunis dans la chapelle, ornée comme dans les grandes solennités. Après la messe et le discours que voulut bien lui adresser M. notre Aumônier, toutes ces générations montèrent au parloir. Leur joie était inexprimable en contemplant les traits si bien conservés de cette bonne tante que la plupart n'avaient jamais vue, mais qu'ils avaient appris dès leur enfance à vénérer. Elle, de son côté, leur témoignait une affection imprégnée de l'esprit religieux. Elle mit le comble à leur bonheur en leur distribuant de petits livres de piété qui furent reçus et conservés, comme souvenir, avec un profond respect. Tous la quittèrent en lui exprimant le désir de la revoir 10 ans plus tard, à ses noces de diamant. Le bon Dieu exauça ces voeux. 11 y a trois ans, à l'âge de 86 ans, notre Chère Soeur célébra, pour la 60e fois, dans de grands sentiments de reconnaissance, l'anniversaire de son entrée dans la vie religieuse.

Ce jour encore, elle fut entourée de sa chère famille, augmentée de plusieurs arrière-petits-neveux qui, eux aussi, occupaient comme les autres une grande place dans son coeur et dans ses prières.

Après vous avoir parlé des vertus que notre chère Soeur a pratiquées pendant sa vie, nous avons à vous raconter, ma Révérende Mère, l'édification qu'elle nous a donnée dans ses derniers jours. Plusieurs fois, dans le cours de son existence, ma Soeur de l'Annonciation fut atteinte de fluxions de poitrine qui la conduisaient aux portes du tombeau. Les derniers Sacrements lui furent administrés quatre ou cinq fois, et les prières de l'agonie récitées près d'elle. Dans ces graves maladies, elle se montrait toujours fort religieuse et tout abandonnée à la volonté divine. Quand on la plaignait de l'état d'immobilité où sa faiblesse la forçait de rester, elle montrait son crucifix en disant : « Lui,... il n'a pas branlé sur la croix. » Lorsqu'on lui témoignait le désir de la voir vivre encore au milieu de la Communauté :  « J'aime bien mes soeurs, répondait-elle, mais « j'aime mieux encore mon bon Jésus. » D'autres fois on l'entendait répéter : « Est-ce votre heure, mon Dieu?... C'est aussi la mienne. » Mais l'heure du bon Maître ne sonnait pas. De chacun de ces assauts notre chère Soeur sortait plus affaiblie. Cependant, ni sa mémoire ni son intelligence ne subissaient d'atteinte ; sa ferveur et sa régularité se retrouvaient à leur niveau. Nous lui disions alors : " Ma bonne Soeur de l'Annonciation, vous nous enterrerez toutes ; vous vivrez jusqu à cent ans. »: Elle souriait à ces paroles en répondant : « Comme le bon Dieu voudra : je suis entre ses mains, prête à rester, prête à partir. » Elle était en effet parfaitement abandonnée à la volonté divine.

Néanmoins une certaine crainte des jugements de Dieu la dominait, et elle l'exprimait par ces paroles de l'apôtre saint Paul : Nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

Au mois de février de 1'année dernière, elle fut atteinte de l'influenza, comme plusieurs d'entre nous. Cette fois encore elle échappa à la mort ; mais ses forces restèrent considérablement diminuées. La bonne Mère qui était alors en charge lui proposa de rester à l'infirmerie, ce qu'elle accepta en disant qu'elle sentait ne pouvoir plus retourner jamais dans sa cellule. Entourée des soins les plus attentifs de ses charitables infirmières, sa santé redevint relativement bonne. Elle reprit son cher fuseau et aussi ses exercices de piété, ses lectures favorites sur la passion de Notre-Seigneur et dans les Annales de la Pro­pagation de la Foi, à laquelle elfe s'intéressait particulièrement. On la roulait dans un fauteuil au choeur, pour y entendre la Messe et y faire, trois fois par semaine, la Sainte Communion. Les jours où elle recevait Notre-Seigneur étaient des jours de joie. La veille, en se couchant, elle ne manquait pas de chanter avec son infirmière un cantique sur l'adorable Sacrement de nos autels. Mais quand elle ne devait pas communier le lendemain, on l'entendait dire tristement : « Allons, pas de Sacrement demain. »

Quoique notre chère Soeur pût à juste titre bénir Dieu de la vieillesse exceptionnellement exempte d'infirmités qu'il lui accordait, elle ne manquait pas cependant de souffrances. La difformité de son corps, usé par l'âge, lui occasionnait des oppressions pénibles, et, malgré sa fermeté d'âme, elle demandait souvent à celles qui l'entouraient de prier pour que le Seigneur lui donnât la patience. Elle demandait que ses Soeurs vinssent longuement la visiter, disant qu'en leur parlant elle se sentait soulagée. On remarquait, en effet, un changement sensible dans sa parole après quelques minutes de conversation. Nos Soeurs sortaient toujours d'auprès d'elle charmées de l'esprit religieux qui se glissait au milieu des interminables histoires de tous les temps et de toutes les générations, qui sortaient de sa mémoire. Ses infirmières ne l'étaient pas moins en l'entendant, le soir, lorsqu'elles la déshabillaient, leur exposer les pensées qu'elle avait eues dans ses oraisons de la Journée. « C'était une « bonne école, disait l'une d'elles : j'y ai appris des choses bien précieuses. »

Le vendredi, 14 octobre, notre chère Soeur fut atteinte d'un rhume. Rien de grave ne se manifestait néanmoins dans son état ; aussi, le jour de la fête de Notre Sainte Mère, elle assista à la sainte Messe, y communia et retourna à la grand'messe sans fatigue. Le soir, en soupant, elle édifia singulièrement sa jeune infirmière, en lui racontant la manière dont elle avait fait son action de grâce le matin. « Ma Soeur, lui dit-elle, je crois que je parle à Notre-Seigneur d'une manière bien impertinente. Je ne sais pas m'exprimer avec Lui. Ce matin, après l'avoir reçu, je n'avais pas d'expressions pour le remercier ; « alors, je me suis mise à lui dire : Seigneur, je ne suis qu'une pauvre fille bien ignorante, bien grossière, qui n'ai rien à vous offrir ; mais je vous présente toutes les actions de grâces de nos Soeurs qui sont si ferventes. Je vous offre tous les mérites de la Sainte Vierge, toutes les souffrances des martyrs, les vertus des vierges, tout ce qu'ont fait les saints. Je vous offre tout cela, Seigneur, pour suppléer à ma pauvreté. Et vous, ma Soeur, comment faites-vous? ajouta-t-elle, je voudrais bien apprendre à parler au bon Dieu. » Bonne Soeur! elle était trop habile dans cet art pour qu'on l'instruisît !! « Ecoutez encore, lui dit-elle, une petite prière que j'ai fait connaître à toutes mes infirmières, parce que l'on obtient par elle tout ce que l'on veut. Avant le repas, je dis à Dieu : Je vous offre, Seigneur, tous les mérites de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge et de tous les saints, pour le soulagement des âmes du Purgatoire. » Elle ajouta : « Ma Soeur, demandez donc pour moi que je fasse ma prochaine Communion dans les dispositions d'un acte d'amour parfait, et telles que je souhaite les avoir à l'heure de ma mort ; car le degré d'amour que l'on a à cette heure est celui que l'on aura pendant toute l'éternité. » Chose consolante !... Cette prochaine Communion devait être la dernière et se faire trois heures à peine avant son trépas ! !... La jeune infirmière fit la promesse demandée, puis ajouta : « Et vous, ma bonne Soeur, priez Notre-Seigneur pour moi, afin qu'il m'accorde de l'aimer autant qu'il est possible. » — « Oh ! oui, reprit-elle ; car sans l'amour, rien n'a de valeur. Elle se coucha dans ces dispositions. Le dimanche nous la trouvâmes trop fatiguée pour lui permettre d'aller à la messe. Le médecin la vit, et tout en conseillant de la veiller de près, même la nuit, pour prévenir un accident toujours à craindre à son âge, il assura qu'il ne la trouvait pas en danger.

Le lundi, dans une seconde visite, il dit avec assurance que, cette fois encore, elle se tirerait de ce mauvais pas, espérance qui fut confirmée par la manière dont se passa la journée du mardi. Ce jour elle eut la grâce de recevoir la visite de notre bon Père Supérieur, ce dont elle parut très heureuse. Le soir du mercredi, elle se sentit un peu plus oppressée, mais rien d'alarmant ne paraissait encore. Le jeudi 20, à 4 heures du matin, l'infirmière, se croyant appelée, arriva auprès d'elle, et la trouva assoupie, quoique avec toute sa connaissance. Contre l'ordinaire, les petites provisions de bouche, que l'on mettait auprès de son lit pendant la nuit, n'avaient pas été touchées. Elle lui donna quelques soins, et voyant à 5 heures moins le quart que la malade dormait profondément, elle regagna l'infirmerie voisine où elle couchait auprès d'une de nos Mères souffrante. A 5 heures, une Soeur du voile blanc vint près de notre chère Soeur de l'Annonciation et lui trouva le visage contracté et la respiration très gênée. Elle appela l'infirmière qui, reconnaissant le grand changement opéré dans l'état de sa malade, fit avertir la Mère Sous-Prieure. Car, ma Révérende Mère, souffrante nous-même, nous eûmes un sacrifice bien sen­sible à accepter : celui de ne pouvoir assister notre chère mourante que par la prière. De notre infirmerie, séparée de la sienne par un simple couloir, nous suivions, le coeur douloureusement serré, tout ce qui se passait à deux pas de nous. Le Seigneur seul peut apprécier ce qu'il nous en a coûté en nous voyant forcée de nous tenir éloignée de ce lit d'agonie au moment su­prême. Cependant, en arrivant à l'infirmerie, la Mère Sous-Prieure n'eut pas de peine à constater une congestion pulmonaire. La mort semblait précipiter ses pas, et ordre fut donné de tout préparer pour l'administration des derniers Sacrements. M. notre Aumônier, dont le dévouement sans bornes pour la Communauté se met à toute heure à notre disposition, arriva vers 6 heures. On avait mis des sinapismes à notre chère Soeur, ce qui la tira à ce moment de son assoupissement. Dieu lui fit la grâce de pouvoir se confesser. Elle reçut ensuite le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec sa connaissance, quoique déjà elle ne parlât plus. Après la cérémonie, la Mère Sous-Prieure renouvela en son nom ses Saints Voeux ; plusieurs de nos Soeurs s'étant ensuite approchées d'elle pour se recommander à ses prières, elle répondit par un léger mouvement des lèvres indi­quant qu'elle entendait encore. Mais sa respiration devenait de plus en plus haletante ; il n'y avait plus d'illusion à se faire, sous peu, tout allait finir. La Communauté la quitta pour aller réciter les Petites Heures et entendre la Sainte Messe, qui fut dite à son intention. Pendant le Saint Sacrifice, elle parut beaucoup souffrir. A peine l'action de grâce était-elle commencée qu'on appela nos Soeurs pour réciter les prières de l'agonie. Pas une ne manqua à l'appel, de sorte que le désir que cette chère Soeur avait tant de fois exprimé, de se voir entourée des prières de toute la Communauté à son heure dernière, fut pleinement exaucé. Pendant un quart d'heure environ la Mère Sous-Prieure continua à faire, auprès de la chère mou­rante, de touchantes invocations, parmi lesquelles le Salve Regina fut plusieurs fois récité. Quelques légères contractions de la bouche indiquèrent les efforts suprêmes de la mort, puis la respiration s'affaiblit insensiblement, et le dernier soupir de notre chère Soeur s'exhala d'une manière si paisible qu'aucune ne put le saisir. Toutes nos Soeurs, après sa mort, éprouvèrent un sentiment si doux de calme et de confiance qu'elles ne doutaient pas que cette bonne âme, dont la longue existence sur la terre avait été si bien remplie, ne fût, en sortant de son corps, admise aux joies éternelles.

Néanmoins, ma Révérende Mère, comme après cette vie l'âme religieuse doit rendre au Souverain Juge un compte ri­goureux de toutes les grâces qu'elle a reçues, nous vous prions d'accorder à notre chère Soeur Madeleine de l'Annonciation les suffrages de notre Saint Ordre, et, par grâce, une Communion de votre Sainte Communauté, l'indulgence du Via crucis, celle des six Pater, une journée de bonnes oeuvres, quelques invocations à la sainte Vierge, à saint Joseph et à sainte Madeleine, sa patronne. Elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un très pro­fond respect.

Ma Révérende Mère,

Votre,très humble Soeur et servante,

Sr MARIE DE SAINT-BERNARD

Rse C ind. Prieure.

De notre Monastère de Jésus-Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites de Nantes, le 8 novembre 1892.

 

Nos Mères de Limoges nous prient, ma Révérende Mère, de recommander instamment à vos prières et bonnes oeuvres l'âme de M. le chanoine Plainemaison, leur confesseur et aumônier, qui a exercé ces charges dans leur monastère pendant 23 ans, avec un dévouement et un désintéressement au-dessus de tout éloge, et s'est acquis des droits à leur éternelle re­connaissance ; il est mort, comme il avait vécu, en saint, le samedi 8 octobre 1892.

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