Carmel

08 mars 1894 – Morlaix

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient, dans ce saint temps consacré aux mystères douloureux de sa Passion, de nous unir plus intimement à ses divines souffrances, en rappelant à Lui, dès les premières Vêpres de la fête des Cinq Plaies et le premier jour du mois de notre Père saint Joseph, notre très chère Soeur Marie de Saint-Joseph du Coeur de Jésus, professe de notre Monastère, âgée de 69 ans 5 mois, après 46 ans de Religion.

Le bon Dieu lui fit la grâce de naître dans une famille éminemment chrétienne qui, avec la foi antique, garde fidèlement ses traditions d'honneur et de dévouement au pays.

Au foyer paternel, notre chère Soeur n'eut jamais que des exemples de vertu et de charité. Sa vie tout entière en est restée imprégnée. Les enfants y recevaient cette éducation forte et sérieuse de notre vieille Bretagne. Les bénédictions dont le Ciel comblait cette famille, ne les devait-elle pas au courage avec lequel, pendant la Révolution, elle avait défendu sa foi et sauvé la vie de plusieurs prêtres ? L'entrée d'un des petits neveux de notre Soeur au Grand Séminaire la combla de joie. Elle y vit la récompense des sacrifices que ses vieux parents, avaient faits pour la défense des Saints Autels.

A quelle époque de sa vie l'appel divin se fit-il entendre ? Nous croyons que cet appel fut précoce, et qu'il lui fallut prendre patience avant de pouvoir réaliser ses pieux désirs. L'heure sonna enfin pour elle à un moment où elle eut besoin de toute la générosité dé son âme pour y répondre, A ce foyer, qui comptait huit enfants, Dieu venait de faire deux vides douloureux. La bonne et pieuse mère de famille s'était envolée vers le Ciel, et la plus jeune des filles venait d'entrer au Monastère des Ursulines de Saint-Pol pour s'y consacrer à Dieu. Mais à des coeurs fortement trempés, il ne plaît pas de compter avec Dieu. Le vénérable et digne père donna son consentement au départ de cette autre fille pour le Carmel, et ce triple vide au foyer paternel y attira du Ciel de riches trésors de bénédictions.

La jeune postulante, heureuse de vivre dans la maison du Seigneur, s'appliqua de toutes ses forces à la pratique des vertus religieuses. Ses Mères et Soeurs, voyant ses efforts persévérants, l'admirent, aux époques ordinaires, à la prise d'habit, puis à la sainte profession.

Notre chère Soeur était une âme de prière. Elle nous a constamment édifiées par son assiduité au Choeur, pour les Matines surtout, auxquelles jamais elle ne manquait, même après les plus rudes journées. Le Rosaire était sa prière favorite. Pendant toute sa dernière maladie elle a tenu en mains son cher et précieux chapelet. Quelques instants avant sa mort elle joignait encore les mains en le pressant avec amour. Mais, ma Révérende Mère, sa grande dévotion était la Sainte Communion. Elle avait faim et soif de son Dieu, au point de tout souffrir pour se ménager le bonheur de le recevoir une fois de plus.

Ame du devoir, elle remplit toujours avec un parfait dévouement les offices qui lui furent confiés; et jamais on ne la vit perdre un instant. Elle savait s'oublier en toutes circonstances pour rendre service aux autres. Quelle bonté et quelle charité dépensées pour soulager ses Soeurs et leur faire plaisir ! Le bon Dieu a compté ses actes ! Ils restent gravés au fond de nos coeurs et leur souvenir nourrit chaque jour en nous la plus vive reconnaissance,

Longtemps notre chère Soeur fut la compagne de la très honorée Mère Saint-Jean-Baptiste, de sainte mémoire. Elle lui fut une vraie consolation pendant les douze années de paralysie qui ont été le sacrifice du soir offert par cette chère Mère au Maître adoré. Citons une de ces attentions touchantes prodiguées à la vénérable infirme par notre chère Soeur, Un jour, pendant une promenade à deux au jardin, la Soeur remarque une fraise qui est la primeur de la saison. Elle n'est pas encore mûre, mais voilà qui sera bientôt pour notre infirme, se dit-elle. Une fois de retour à la salle de communauté, elle s'aperçoit que le temps devient pluvieux. La précieuse fraise va devenir la proie des limaçons ! Soeur Saint-Joseph demande la permission de sortir, et elle revient bientôt triomphante, apportant le fruit qu'après autorisation elle offre toute joyeuse à la bonne Mère infirme. Et la vénérée doyenne rit de tout son coeur de cette charmante simplicité et de cette attention délicate à lui être agréable.

Elle avait un grand amour pour la pauvreté. Elle choisissait toujours pour elle-même ce qu'il y avait de moins bon. Elle pratiquait cette vertu jusqu'aux dernières limites, et nous faisait dire qu'on ne pouvait être plus pauvre. Pour ménager sa petite lampe, elle imagina de se servir d'un verre cassé, y brûlant de mauvais petits débris de cire. La lanterne n'était pas élégante et provoquait la joyeuse surprise de ses compagnes. La chère Soeur était tout heureuse de son invention.

Un vif esprit de foi la portait à pratiquer jalousement le plus grand respect pour l'autorité. Nous nous sentons encore émue à la pensée des grands efforts qu'elle continuait à s'imposer jusqu'à ces derniers temps pour s'agenouiller quand nous lui parlions, alors même qu'elle pouvait à peine marcher.

A toutes ces vertus elle joignait un profond esprit de recueillement qui l'unissait à son Jésus. Nous avons pu l'admirer avec une grande édification pendant la longue maladie qui prépara sa fin.

Le bon Dieu avait doué notre chère Soeur d'un merveilleux courage pour suivre toujours ponctuellement notre sainte règle. Austère dans ses goûts, elle ne connut jamais les recherches de la nature pour se satisfaire, et ne se plaignait jamais de rien.

Cependant il y a toujours des ombres dans les vertus de la terre, et Dieu les permet pour qu'elles servent à faire ressortir l'effort, la générosité, le mérite de nos actes. Notre chère Soeur connaissait moins les vertus aimables. Son caractère sérieux la rendait peu dilatée en récréation. La susceptibilité venait aussi mettre son coeur sous le pressoir; et il lui fallait de grands efforts pour triompher d'elle-même lorsqu'elle se sentait aux prises avec ces restes de l'amour-propre. Mais, à peine s'était-elle aperçue de son écart, qu'elle se multipliait en prévenances et en réparations, comme une enfant qui veut faire oublier sa faute, en couvrant de tendresse celle qu'elle aime de tout son coeur et qu'elle vient de contrister sans le vouloir. Quels remerciements émus après les réprimandes, alors qu'elle répétait avec grande humilité : Je tâcherai de faire mieux une autre fois.

Notre chère Soeur a eu le bonheur de servir Notre-Seigneur, presque toute sa vie religieuse, comme seconde à la sacristie, où elle s'est dépensée sans compter. Elle aimait tant le Dieu du Tabernacle ! Elle prévoyait tout longtemps a l'avance. L'un de ses derniers actes, à cet office, a été de brûler les rameaux pour le jour des Cendres. A peine pouvait-elle se traîner ! Egalement chargée des pains d'autel, sa grande piété y goûtait une joie toute céleste. En coupant ces chères petites formules, elle adressait à son Jésus de bien doux actes d'amour, dont la continuité transformait toute sa journée en une seule et même communion spirituelle. Son office était donc un vrai sanctuaire où elle priait de tout son coeur et de toute son âme Jésus, Marie et Joseph.

Ainsi la vie de notre chère et bien aimée Soeur s'est écoulée, comme vous le voyez, ma Révérende Mère, dans la paix, l'humilité, l'obéissance, sous le regard de Dieu seul, tout à Lui et pour Lui.

Nous voudrions maintenant vous retracer en quelques lignes, ma Révérende Mère, la dernière phase de sa vie. Mais elle a été si sainte, si consommée en vertus, que nous ne nous sentons point capable de vous redire la beauté de cette chère âme au moment où le bon Dieu l'a trouvée digne de la récompense éternelle. Le bon Dieu exalte les humbles et manifeste son amour de prédilection pour eux.

Depuis huit mois, notre chère Soeur était atteinte de la maladie à laquelle elle a succombé. Usé par les austérités, son estomac commença par refuser la nourriture pendant quelques jours. Après une amélioration passagère, survenait une nouvelle crise qui l'affaiblissait beaucoup plus ; et c'est ainsi que notre chère Soeur a suivi la voie douloureuse qui conduit au Calvaire et à la mort,

Cette mort, elle l'a vue venir à elle jour par jour, minute par minute. Elle suivait avec une lucidité parfaite les progrès de son mal, le tout avec une paix, un calme, un abandon de vraie sainte !

Elle nous a montré dans la pratique ce qu'une âme peut faire pour son Dieu, quand elle est bien établie dans le mépris d'elle-même et l'abandon à ses divins vouloirs. Elle ne diminuait en rien sa ponctualité aux exercices de la vie religieuse. « Elle mourra debout ! » disions-nous, en voyant son énergie. Jamais une plainte, jamais un désir. Toujours la volonté des autres : « Je suis à l'obéissance, nous disait-elle; faites de moi ce que vous voudrez ». Elle ne s'est pas démentie un seul instant; et nous croyons qu'on ne peut guère aller plus loin dans la mort à soi-même.

Dès les premiers temps de sa maladie, elle nous dit un jour en parlant d'elle-même : « La petite vieille ira bientôt vers le bon Dieu. » Nous lui demandâmes si elle était contente d'aller voir le bon Jésus et sa sainte Mère qu'elle aimait tant. Avec un accent que nous ne pourrions rendre, elle nous répondit : « Si je suis contente, ma Mère ! Oh ! je crois bien ! C'est tout ce que je désire ! »

Ce désir et cette joie l'ont accompagnée jusqu'à la fin. Réduite pendant près de trois semaines à ne pouvoir plus prendre que de l'eau et en très petite quantité, il semblait à chaque instant que sa vie s'en allât, et elle ne retrouvait de force que pour se diriger vers la sainte Table. De crainte d'une surprise nous lui parlâmes de l'extrême onction. Jusque là elle ne croyait pas la mort si proche. Elle reçut cette nouvelle avec grande consolation, et se prépara par un redoublement de piété à cette suprême grâce.

Le lendemain notre bon Père aumônier vint lui apporter la Sainte Communion qu'elle reçut à jeun, car, malgré sa soif ardente, elle se privait d'une goutte d'eau pour recevoir son Dieu plus souvent, et avec plus de respect. Après la Sainte Eucharistie, elle reçut le Sacrement des mourants, s'unissant avec une grande ferveur à toutes les prières; et à chaque onction elle répétait de tout son coeur : « Pardon, mon Dieu, pardon des péchés que j'ai commis par la vue... »

Sa joie toute céleste après cette cérémonie ne peut s'exprimer. En nous revoyant, elle nous ouvrit ses bras et nous dit : M. l'Aumônier m'a demandé si j'étais contente d'aller voir le bon Dieu. Je lui ai dit : « Contente, mon Père?... Je tressaille de joie et de bonheur à la pensée de le posséder bientôt. » Puis elle ajouta : « Non, non ! il m'est impossible de vous dire tout mon bonheur ! Oh ! que le bon Dieu est bon ! qu'il est bon ! qu'il est bon ! Je suis écrasée par toutes ses grâces, je suis sous un déluge de bonheur et d'amour ! » Son visage était rayonnant, son coeur oppressé d'amour ne pouvait exprimer toute son ardeur.

C'est encore la tendresse du Coeur de Jésus qui est venue l'encourager à ses derniers moments par la bénédiction toute paternelle que lui a transmise notre Evêque vénéré et très aimé Père. Comme elle a témoigné sa joie de cette faveur, et remercié Jésus, en le priant d'acquitter lui-même cette dette de sa pauvre et chétive créature !

A partir des derniers Sacrements, notre chère Soeur, qui, auparavant nous disait avec tristesse : « Je ne souffre pas ! le bon Dieu ne me trouve pas digne de souffrir pour Lui ! » a été pleinement satisfaite et a su souffrir de la manière la plus sainte, la plus héroïque. Jamais elle n'a proféré une plainte, jamais elle n'a dit : Quand est-ce que ce sera fini?... Elle avait tout donné à Dieu, il la prenait; elle ne lui a rien refusé ni rien repris.

Deux jours avant de mourir, se sentant écrasée sous le poids de toutes les grâces que le bon Dieu et la Sainte Vierge lui avaient faites pendant sa maladie, elle nous exprima son vif désir de voir toutes les soeurs pendant la récréation. Elle désirait qu'on lui chantât un beau Laudate sur le ton de l'Eglise, et une strophe du cantique du Paradis qu'elle avait traduite elle-même du breton. Le tout était pour remercier le bon Maître de ses grandes et innombrables miséricordes à son égard. Vous comprenez, ma Révérende Mère, combien cette scène fut attendrissante. Les coeurs étaient vivement émus. Elle chanta avec nous de tout son coeur, et nous dit ensuite qu'elle croyait entendre le chant des Cieux tellement il était beau !

Le bon Dieu mêle toujours l'épreuve à la consolation. Les deux derniers jours allaient l'unir aux angoisses de son Jésus et à son Crucifiement. « Je vais bientôt, disait-elle avec un saint tremblement, subir le jugement inexorable et éternel de Dieu. ». De plus, son mal lui brûlait toute la poitrine, et à peine pouvait-elle prendre une goutte d'eau. Sa langue était sèche comme un morceau de bois. Dans ce martyre, toujours sa pensée était en Dieu. Elle multipliait les actes de confiance et d'abandon. Elle se redonnait à Lui à tout instant pour souffrir et pour aimer toujours plus, toujours mieux le divin Sauveur !

Son âme avait soif de se purifier constamment. « Pardon, mon Dieu, pardon », répétait- elle sans cesse. Elle s'adressait de même à nous avec des sentiments de repentir des plus touchants. Elle suppliait avec un amour si ardent Jésus, Marie, Joseph de lui venir en aide, que nous ne pouvons douter qu'elle n'en ait reçu une assistance privilégiée.

Son dernier jour a été d'une sainteté éminente, qui nous laisse dans une profonde admiration des bontés du Seigneur à son égard et de sa générosité à y correspondre. Elle est morte, oh ! nous pouvons bien le dire en toute vérité, dans le baiser du Seigneur, avec sa pleine connaissance, les yeux au Ciel, portant sur son visage le reflet d'une âme bien­heureuse, et nous laissant à toutes une impression de paix et de confiance qui nous porte à l'invoquer.

Cependant, comme le bon Dieu trouve des tâches jusque dans ses anges, et qu'il demande beaucoup à qui a beaucoup reçu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt, à Soeur Marie de Saint-Joseph, les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes Œuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et quelques invocations au Coeur de Jésus, à Marie Immaculée, à Notre Père saint Joseph, à saint Pierre, et enfin à tous les Saints, objets de sa particulière dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, avec un religieux respect et en union avec vous dans le Coeur de Jésus.

Votre humble Soeur et Servante,

Sr Marie du Sacré-Coeur, r. c. i.

De notre Monastère de Notre-Dame du Mont Carmel des Carmélites de Morlaix, le 8 mars 1894.

 

 

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