Carmel

08 mars 1890 – Paris Saxe

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de rappeler à lui, au commencement de cette sainte Quarantaine, notre chère soeur Juliette-Marie-Marthe de l'Immaculée-Conception, doyenne de nos Soeurs du voile blanc, âgée de soixante-neuf ans, dont quarante-six ans six mois de religion.

 

Nous voyons encore s'éteindre en cette excellente Soeur et parfaite religieuse, un de ces flambeaux des temps antiques, qui, jusqu'à leur déclin, projettent une lumière si vive et si douce à la fois, qu'à l'envi les âmes s'en rapprochent, avides de recueillir avec un saint respect et un sympathique empressement leurs derniers rayons pleins de vie et de chaleur.

Née dans la ville d'Arras, notre bonne Soeur Marthe appartenait à une famille parfaitement honorable et dont la situation eût paru, selon le monde, à l'abri des embarras de la vie ; Dieu qui voulait s'y choisir une élue de son coeur, changea promptement en douleurs et en revers cette apparente prospérité. Le père mourait, l'enfant ayant à peine quatre ans, et la position de la mère l'ayant presque obligée dans la suite à de secondes noces et à une translation de domicile, ce fut bien jeune encore que notre petite Juliette arriva, avec ce qui lui restait de famille, dans la capitale.

Placée en qualité d'externe chez les Soeurs de Saint-Vincent de Paul, l'enfant apprit là seulement à connaître les premiers éléments de notre sainte religion vers laquelle elle se sentait déjà portée par une impulsion intérieure. Son esprit s'essayait à comprendre, à réfléchir, mais surtout à aimer... Qui eût pu alors soupçonner que dans ce coeur d'enfant. Dieu qui voulait opérer et se choisir une consolatrice de son coeur, rencontrait son mortel ennemi en lutte contre lui et cherchant à la lui ravir? Elle n'avait pas encore atteint sa septième année et comme elle l'avouait plus tard, deux esprits divers semblaient se partager son âme : A peine avait- elle compris ce qu'était Dieu et d'horribles pensées de blasphème la pour­suivaient : son coeur voulait l'aimer et en même temps des sentiments de haine, faisaient seuls écho à ses désirs. « Je sentais, disait-elle, quelque chose ou quelqu'un qui m'empêchait d'aimer et semblait me dire intérieu­rement : Tu es à moi... Dieu! non. tu ne l'aimeras pas! »

Elle souffrait sans comprendre même sa souffrance et n'en disait mot... L'époque de la première Communion arriva et amena un moment de trêve : on eût dit que Dieu, pour cette heure solennelle, tenait enchaîné le monstre infernal, lui défendant de toucher ce petit coeur pondant qu'il allait se révéler à lui ; sans savoir de quelle manière Dieu lui fit sentir son action, elle affirmait elle-même qu'elle avait alors compris que devenant pleine­ment la possession de Dieu, elle trouverait, toute sa vie, dans cette seule pensée une force et une confiance inébranlable dans Celui qui la devait soutenir. Ce fut, disait-elle plus tard, le seul jour où je sentis ce qu'on doit appeler sans doute consolation spirituelle, elle ne devait point être mon partage, et il me sembla que je devais être consacrée à réparer le péché. Telle fut, en effet, sa voie toute spéciale, dès avant son entrée dans la vie religieuse comme durant toute sa carrière.

Vers cette époque à peu près, un fait assez remarquable nous en est une nouvelle manifestation. Un soir, comme elle reposait dans la chambre de sa mère, étant encore éveillée, une apparition étrange la frappe : Debout, entourée de flammes, une ombre en forme humaine se dessine, enveloppée d'une sorte de voile noir, que sa main ramène sur son visage. La pauvre enfant regardait avec effroi, quand au même moment sou père fit un mouvement dans la chambre, se disposant à passer au lieu où se trouvait l'apparition. Celle-ci sembla se glisser à l'endroit resté libre, au pied du lit de la jeune fille, qui, de plus en plus saisie, demanda à ses parents s'ils ne voyaient rien. Sur leur réponse négative, elle se tut. A ce moment, découvrant son visage empreint d'une profonde tristesse et d'une indéfinissable douleur, l'apparition s'évanouit. C'était un prêtre qu'elle venait de reconnaître. Le lendemain elle confiait le tout à son confesseur, qui lui conseilla de faire beaucoup prier pour le repos de cette âme.

Heureuse au milieu des siens, dont elle était tendrement chérie, Satan l'y poursuivait malgré tout et ne lâchait pas prise dans l'oeuvre qu'il avait résolu d'entraver. Par des machinations infernales il lui suscita mille embûches, et sa vertu eût sombré bien des fois sans l'assistance de Dieu qui, malgré son apparent délaissement, veillait sur sa future épouse. Sen­tant le danger surgir de tous côtés, Juliette demanda à ses parents de res­ter à demeure chez les Soeurs. Ni le père, ni la mère ne voulurent entendre parler d'une pareille détermination. La mère surtout jetait feu et flammes, quand le beau-père, qui l'aimait comme sa fille, lui dit pour la calmer : « Laissons-la aller un jour ou deux, elle n'y tiendra pas et nous revien­dra. » Le lendemain, la chère enfant se rend chez les Soeurs et à la fin de la journée demande à y rester.

 

A peine entrée dans ce saint asile, la jeune fugitive se trouva si bien dans son élément, que contrairement aux prévisions de son père, elle prit racine dans ce sol béni et y fleurit comme en sa terre natale. Son intelligence se prêtait peu à l'étude, mais en revanche le travail manuel était sa meilleure occupation. Malgré sa grande jeunesse, les bonnes Soeurs remarquant son ascendant sur les enfants et la grande sympathie qu'elle leur inspirait, l'établirent Sous-Maîtresse de la petite classe et de suite on vit tous ces coeurs enfantins se tourner vers elle, heureux de l'appeler leur petite Mère. « C'était une âme d'élite et très privilégiée du Bon Dieu, nous écrit la Soeur qui l'a élevée. Je ne lui ai jamais vu faire la plus petite faute et je crois qu'elle avait conservé son innocence baptismale. Elle était un modèle d'édification pour ses compagnes. Pieuse, bonne, obligeante pour tout le monde, cherchant toujours à faire ce qui répugnait le plus à la nature, excusant les coupables et s'offrant à faire la pénitence qui leur était imposée ; aussi elle était non seulement aimée mais respectée de toutes les élèves. »

 

Ses relations avec les religieuses n'en furent que plus fréquentes, et celles-ci admiraient en silence l'oeuvre mystérieuse et cachée qu'elles entrevoyaient plutôt par intuition que par les confidences de leur élève, qui gardait pour elle seule le secret des souffrances sanctifiantes qui la faisaient chaque jour grandir à son insu.

Juliette leur demandait souvent de lui apprendre à prier et cette parole entre autres venait surtout sur ses lèvres : « Qu'est-ce que c'est donc que l'oraison?» Les bonnes Soeurs de Saint-Vincent de Paul lui donnaient toutes les explications que leur fournissait leur piété, mais la même question toujours posée ne recevait pas toutes les solutions que l'idéal pressenti par la chère enfant lui inspirait d'adresser. Poussée souvent à bout une Soeur lui disait quelquefois : « Mais, mon enfant, je ne suis pas Carmélite, pour vous dire tout ce que vous me demandez il faudrait être Carmélite, elles font sans cesse l'oraison... » Et de temps en temps ce mot de Carmélite jeté comme rempart de défense et d'excuse, frappait l'oreille et plus encore le coeur de la pieuse jeune fille. « Eh bien alors, dit-elle un jour à cette bonne Soeur, conduisez-moi au Carmel car je veux être Carmélite pour y faire l'oraison. » Elle ne savait rien davantage de l'Ordre du Carmel ; mais on y priait, on y faisait oraison et cela suffisait à l'attrait dominant de son coeur.

Personne alors ne soupçonnait les tortures intérieures qu'elle avait à subir, les luttes effroyables qu'elle soutenait contre les assauts les plus terribles du démon. Celui-ci sentait en effet que pour obtenir cette âme il lui fallait redoubler d'efforts ou bien qu'elle lui en ravirait nombre d'autres pour les conquérir à Dieu.

Ce fut dans ces conjonctures qu'elle fut présentée à notre Vénérée Mère Camille, qui désirant vivement une Soeur du voile blanc et prévenue en sa faveur par le récit de ses vertus que lui firent ses bonnes Maîtresses, l'admit facilement.

Soeur Marthe, introduite dans la chère Clôture, n'y rencontra pas les consolations ni les suavités dont Notre-Seigneur lui avait fait pressentir dès son entrée dans la vie l'entière soustraction, mais ce que peut-être on comprendra difficilement, elle y savoura avec délices, elle y embrassa jusqu'à l'étreindre cette sainte Croix de l'ignominie intérieure, de la persé­cution à outrance d'un ennemi qui se vengeait sur elle des âmes qu'elle s'efforçait de sauver; et jusque dans ses dernières années on l'entendait dire et répéter avec un visage aussi calme que convaincu : « On est bien étonné de mes paroles et c'est cependant toute la vérité, eh bien oui, ma vocation était une vocation d'attrait et malgré que je n'aie pas eu dans ma vie religieuse une heure de consolation sensible, je ne donnerais pas ma part pour toutes les joies spirituelles et elle ajoutait avec un accent inexpri­mable: oh! quelle grâce de vivre dans la Maison du Bon Dieu ! quelle grâce que d'être Religieuse... et Carmélite!"

 

Elle avait vingt ans à peine à son entrée et malgré toute sa bonne volonté il lui fallut relativement un assez long délai pour s'habituer aux travaux des Soeurs du Voile Blanc, auxquels elle n'avait jamais été appliquée. Ce labeur ne fut cependant pas au-dessus de sa vertu, et, aidée de la grâce, elle vainquit tous les obstacles, non pourtant sans répugnance, car quand la Vénérée Mère Camille lui demandait parfois si elle se trouvait à son affaire au milieu de ses casseroles et à la chaleur de son fourneau, la pauvre postulante avec un geste très expressif ne pouvait que lui répondre que tout lui faisait horreur, « mais que ne peut-on pas avec le Bon Dieu et pour lui, » ajoutait-elle avec son sourire toujours égal comme elle le dira toute sa vie. Deux ans de postulat furent jugés néces­saires par notre Vénérée Mère, non par défaut de vertu, quoi qu'en disait notre humble Soeur, mais pour former la chère enfant à ses nouveaux devoirs matériels, et aussi pour ne pas lui faire embrasser si vite toute l'austérité de la règle dans un âge encore peu avancé.

Elle prononça enfin ses saints voeux après deux années de noviciat dans toutes les angoisses d'une âme écrasée sous le poids de la justice divine, qui lui demandait de nouveaux déchirements et de nouvelles dou­leurs. Sa seule préparation fut une disposition intérieure d'abandon à la volonté de Dieu, persuadée qu'elle était de plus en plus de sa vocation spéciale à la souffrance et à la réparation, qui commençait à se formuler par une grande impulsion vers les âmes sacerdotales en danger de se perdre.

La victime était offerte, l'épouse consacrée et avec l'amante des can­tiques elle pouvait dire : « Mon Bien-Aimé m'est un bouquet de myrrhe, ajoutant encore avec elle, « je l'ai placé sur mon coeur, librement et de mon plein gré. Oui, toujours avec Lui, je monterai la montagne de la myrrhe, mais parce que sans cesse aussi je gravirai la colline de l'encens. »

Ce fut bien là, en effet, l'histoire de ces quarante-deux années partagées en deux étals qu'elle sut mener simultanément avec une grâce remarquable : Marthe par le travail que lui imposait ses devoirs de soeur du voile blanc, et toutes nous pouvons attester que son parfait dévoue­ment ne s'est jamais démenti, mais Marthe plus encore, nous osons l'affirmer par ce labeur incessant de pénitence, de lutte persévérante contre l'enfer et ses terribles suggestions, elle restait avant tout la Marie assidue de Jésus humilié, soufrant et outragé.

Nous ne pouvons la suivre dans les détails de cette double vie qui mettraient trop à découvert le secret du Roi, qui doit rester la propriété de l'épouse et nous entraîneraient trop loin. Il nous suffira de dire que Notre-Seigneur comptait tellement sur sa fidélité qu'il ne lui laissait entrevoir que ses douleurs personnelles, sans paraître se préoccuper du nouveau far­deau dont il l'accablait. Dans les premières années de sa vie religieuse, une nuit du jeudi au vendredi saint, le divin Maître lui découvrit quelque chose de l'immense douleur de son Coeur sacré pendant cette période de sa Pas­sion: mais selon la voie que Dieu lui avait tracée cette grâce fut un redou­blement d'angoisses pour son âme, tant parce qu'elle comprenait davantage l'horreur du péché, cause des souffrances de Jésus-Christ, que parce qu'elle croyait le voir en elle-même par les abominables suggestions dont elle était circonvenue de toutes parts.

Depuis cette lumière reçue, chaque année cette nuit mémorable ramenait sinon la même grâce, au moins les mêmes amertumes et le môme besoin de réparation. Telle souffrante qu'elle fût on ne pouvait lui refuser la permission de la passer tout entière et soit qu'elle demeurât dans sa cellule ou qu'elle put se rendre près de Jésus au reposoir, son coeur ne quittait pas Celui qu'elle se sentait chargée d'office de consoler et d'aider par ses propres souffrances dans la rédemption des âmes.

 

On le suppose facilement, en dehors de ces dates solennelles, son occupation la plus ordinaire était la Passion du Sauveur, ses humiliations, ses anéantissements; et quand son âme en détresse sentait l'orage redou­bler de fureur, que tout paraissait l'abandonner et qu'elle se voyait devenir la proie de l'enfer, son seul refuge était l'oraison prolongée des heures entières soit le jour, soit la nuit à l'exemple du divin Agonisant. « Là, après une lutte et des angoisses qu'on ne peut rendre, disait-elle, je me mets sous les pieds de tous les démons avouant que je suis capable de tout et de pire qu'eux, mais quand j'ai eu assez de liberté pour pouvoir faire cette affirmation de ma foi à mon néant, je les défie d'être plus forts que Dieu. J'ai lu cela dans saint François de Borgia, et vraiment on ne saurait croire quelle force on trouve à s'humilier ainsi. Puis je renouvelle mes saints voeux et alors le calme renaît un peu pour quelque temps. »

 

Ce qui est certain, c'est que son corps était brisé et la plupart du temps ce n'était qu'alors que la souffrance morale commençait à céder.

D'un très fort tempérament, notre bonne Soeur Marthe soutenait à la fois ses travaux ordinaires et cet état accablant. D'ailleurs rien n'annon­çait au dehors les conjurations et les secousses du dedans... et si le trouble, l'inquiétude accompagnaient parfois ces terribles moments, la partie supérieure de son âme restait assez maîtresse d'elle-même pour être aban­donnée toute à Dieu.

Ceux qui avaient charge d'elle, avaient encore remarqué que lorsque quelque événement particulier menaçait la sainte Église, un accroissement de souffrance s'annonçait dans son état intérieur, qui devenait parfois into­lérable. Certaines crises dont Dieu seul avait le dernier mot, achevaient de la réduire à un état aussi humiliant que pénible et qui parfois pouvaient prêter à des conjectures capables de déconcerter une âme moins fortement trempée que la sienne. Elle en souffrait cruellement et avouait que cer­taines passes avaient eu pour elle toutes les horreurs du plus affreux délais­sement. Dans ces assauts redoublés, on la voyait quelquefois quitter subitement sa cellule et s'enfuir à l'Oratoire y chercher du secours... puis soudain revenir en proie à un effroi indicible. Ces moments passés, elle redevenait sereine et autour d'elle on eût pu croire simplement à un état maladif mal défini, tant il est vrai que Dieu aime à cacher les siens dans le secret de sa Face, soit qu'il les illumine ou qu'il les broie dans une égale miséricorde.

 

Cet aperçu de la vie intérieure de notre Soeur bien-aimée ne peut nous faire oublier le côté éminemment religieux et pratique que seules la plupart d'entre nous connaissaient. Elle était aimée et chérie de toutes avec une profonde tendresse et en même temps respectée davantage même que ne le comportait sa position dans la communauté. D'où venait ce double sentiment ? — De son coeur éminemment dévoué et profondément aimant, et ensuite de sa vertu d'une suavité d'autant plus remarquable quand on sait les tourments de son âme.

Vraiment Marthe, en effet, répétons-nous ici volontiers, on la vit tou­jours irréprochablement fidèle aux devoirs de sa vocation, pleine de défé­rence pour les Soeurs du choeur, remplie d'un respect qui touchait au culte pour ses Prieures auxquelles indifféremment elle rendit toujours compte de son âme avec une simplicité d'enfant.

D'ailleurs ici comme en tout et plus encore peut-être, brillait en elle ce cachet de la vraie vertu qui sait dire les choses les plus saintes et les plus élevées avec tant de naturel, que volontiers les états les plus difficiles et les actes les plus héroïques ne prennent plus que la forme de l'accom­plissement d'un devoir.

 

Notre Vénérée Mère Camille avait été, on peut le dire, sa grande Maî­tresse de Noviciat. Dans ces commencements, où tant de nos vénérées anciennes réclamaient des soins assidus, la jeune soeur Marthe était la garde-malade de toutes, mais son amour pour sa vénérée Prieure la tenait fréquemment à ses côtés. Celle-ci qui avait de suite senti tout ce que le coeur de sa chère enfant recelait de dispositions à la vie religieuse, s'étu­diait en toutes circonstances à les développer. Chaque matin l'heureuse Novice allait pendant les Heures rendre à cette digne Mère les petits services que son grand âge réclamait, et cette heure bénie apportait toujours quel­que enseignement nouveau recueilli avec un religieux et saint empresse­ment.

Tout ce qui, de près ou de loin, touchait aux saints usages, aux antiques traditions, au renoncement le plus complet à sa propre volonté, à l'austérité de notre sainte règle et en même temps à la conservation des santés de sa chère Communauté, était commenté, expliqué par cette digne Mère avec la plus grande précision. Le dernier point surtout revenait fré­quemment. «Rappelez-vous bien, disait-elle à sa bonne Marthe, comme elle l'appelait, que des soeurs du Voile Blanc dépend beaucoup le maintien de la règle dans nos chers Monastères. Sans recherche et sans raffinement le soin qu'elles apportent à tout ce qu'elles font, surtout à la cuisine, permet aux santés de se soutenir; les soeurs, ajoutait-elle, se peuvent mortifier elles-mêmes, mais vous n'êtes pas chargées de les mortifier... Votre négli­gence en ce point peut leur devenir un sujet de tentation et exciter des désirs ou des regrets contraires à la mortification religieuse. »

 

Ces enseignements si sages avaient si bien pris racine dans l'esprit de notre bonne soeur, qu'ils étaient devenus sa règle invariable de con­duite et qu'elle les répétait souvent à ses compagnes. D'un caractère tou­jours égal, douée d'une bonté qui allait jusqu'à la tendresse, en même temps qu'animée d'une charité qui savait trouver les délicatesses les plus fraternelles, soeur Marthe était le type achevé de la soeur du Voile blanc, telle que la désirait notre sainte Mère, qu'elle aimait si filialement et qu'elle étudiait avec une assiduité qui lui permettait, dans bien des circons­tances, de dire des mots d'un à-propos charmant à quelque postulante ou novice pour l'encourager et l'exciter à la ferveur. Puisque nous avons nommé ces chères enfants, comment ne pas dire un mot de l'impression singulièrement religieuse que la chère soeur Marthe faisait à ces jeunes coeurs : toutes l'aimaient, la respectaient et sans se douter de l'oeuvre remarquable de Dieu en son âme, elles subissaient l'ascendant mystérieux de sa vertu.

 

Son union avec Dieu lui donnait une telle perspicacité, que souvent elle saisissait les mille nuances de l'action crucifiante de Dieu sur les âmes. Parfois même avec un affectueux intérêt, dirigé par une discrétion et une réserve où se peignait sa profonde humilité, elle faisait comprendre à l'âme éprouvée combien son coeur compatissait et priait Dieu pour elle. « Ma soeur, dit-elle un jour à une jeune religieuse, pardonnez-moi ce que je vais vous dire et ne me répondez pas si je suis indiscrète. Il y a déjà longtemps que je pense à vous devant le bon Dieu car, il me semble que par moment vous devez beaucoup souffrir dans vos rapports avec Lui. Si c'est vrai et que vous préfériez ne pas me le dire, je continuerai quand même à prier, mais je ne crois pas me tromper. » La soeur fut saisie et on même temps singulièrement aidée en son âme de cette confidence, telle­ment qu'il s'en fallut de peu qu'elle lui fît part de ce qui se passait en elle, mais l'humilité de la vénérée soeur lui fit aussitôt détourner la conversation laissant son interlocutrice profondément touchée et édifiée.

Silencieuse par nature et par grâce, tout en elle portait ce cachet distinctif de l'âme vraiment unie à Dieu. Ses mouvements, sa manière d'être, son aspect recueilli, sans contention, son aisance et sa possession parfaite d'elle-même en toute circonstance, faisaient qu'en l'approchant on était fortement impressionné de cette révélation vivante et agissante de Dieu : mais ce que nous nous déclarons incapable de dire à son vrai degré, c'est cette invariable sérénité qui était le caractère très particulier de sa physio­nomie et de ses rapports avec nous toutes et dont on ne pouvait trouver le secret que dans une force et une énergie plus qu'ordinaire, qui la faisait vivre plus en Dieu qu'elle aimait, qu'en elle-même qui soufrait. C'était tout cet ensemble qui la rendait la vraie Mère de ses compagnes. On disait quelquefois, en plaisantant, qu'elle était l'oracle de la cuisine, et que, quand soeur Marthe avait parlé, il n'y avait plus rien à ajouter ni à chan­ger.

 

La note plus vraie serait qu'un esprit de conciliation aussi rare que judicieux, lui rendait facile l'apaisement de toute difficulté, lui faisait trou­ver le mot qui allait au coeur, ramenant à la règle et surtout à l'amour de Jésus et de sa chère Communauté. On lui confiait toujours les jeunes pos­tulantes du Voile blanc en qualité de bon ange et sa sollicitude était de tous les instants : mais avec quel soin surtout veillait-elle sur la conserva­tion des traditions qu'elle avait reçues. Avec quelle anxiété jalouse récla­mait-elle des jeunes arrivantes le culte de tout ce qui était ancien, mais avec une bonté, un entrain, qui loin de les déconcerter, lui attiraient ordi­nairement les coeurs. Une charité qui excuse tout, pallie tout, était sa règle constante, et dans les petites observations que son âge lui permettait de faire à ses compagnes, on sentait tant d'affection pour les personnes que jamais on ne vit un visage s'attrister à son occasion. Elle portait la joie sainte avec elle, la répandait dans les récréations, les fêtes de famille : tout l'intéressait; les parents de chacune étaient l'objet de ses prières ; les moindres incidents lui révélaient la conduite de Dieu qu'elle admirait et adorait sans cesse. Enfin tout dans cette âme rendait vraiment le son que Dieu attendait de sa fidélité et elle rachetait si bien les légères imperfections qui lui échappaient qu'on serait facilement tenté de se demander ce que le purgatoire aura à purifier en elle.

 

Comme toutes nos bonnes anciennes, elle avait reçu de notre vénérée Mère Camille cet esprit de famille qu'elle transmettait si naturellement autour d'elle. Par lui, on le sait, la discipline religieuse reçoit une plus suave interprétation sans rien perdre de sa vigueur, et les âmes fondues en une seule rendent plus de gloire à Dieu. C'était tout ce que sa personne révélait et il suffisait d'entrevoir l'expression de son bienveillant regard pour saisir combien elle possédait ce sens vrai de la fille de sainte Thérèse.

Cette vie si remplie de labeurs, si glorieuse à Dieu par l'affirmation de ses droits, ne pouvait manquer de profiter abondamment à l'Église militante. L'attrait de la réparation pour les âmes sacerdotales avait pris depuis l'époque de sa Profession, où nous l'avons vu germer, de très grands développements, et quand Jésus ne l'occupait pas exclusivement, c'était sur ses prêtres que retombaient les compassions et les satisfactions douloureuses de cette âme réparatrice. Toutes les recommandations faites à ce sujet en communauté étaient particulièrement adoptées par elle, et elle n'avait plus de repos que quand elle espérait dédommager quelque peu le Sauveur des blessures qu'il recevait de « ceux de sa propre maison. »

C'est dans la ferveur de ses supplications et dans la générosité tou­jours croissante de son abandon à Dieu qu'elle termina sa carrière ; on sen­tait même que dans ses dernières années, tout en suivant sa voie âpre et rigoureuse, son âme entrait dans une telle conformité à la volonté de Dieu que la consommation était proche. Ses retraites la laissaient toute perdue dans cette bénie disposition et la veille du jour où elle fut frappée, elle nous donnait encore l'assurance que le calme augmentait et que ses craintes de la mort disparaissaient.

Depuis déjà longtemps la santé de notre chère Soeur avaient été ébranlée par des maladies graves qui lui avaient laissé de nombreuses Infirmités, mais son courage lui faisait quand même reprendre ses occu­pations et de nouveau elle marchait jusqu'à une nouvelle chute. Des acci­dents de goutte venaient fréquemment augmenter ses douleurs et la clouaient pour des temps plus ou moins longs sur son lit sans que sa patience se démentît jamais.

A voir, dans ces derniers temps surtout, la chère Soeur se traîner péni­blement pour aider encore à l'infirmerie et se rendre utile autant qu'elle le pouvait, on sentait que toute sa vie les malades avaient eu sa prédilec­tion et ses soins délicats.

Depuis plusieurs mois notre vénérée doyenne se sentait vraiment mieux et dimanche encore elle nous confirmait dans cette pensée. Dieu était cependant bien près de lui faire entendre son suprême appel.

 

Lundi 3 mars, elle se levait comme à l'ordinaire et après ses prières habituelles elle attendait dans sa cellule que la fin du grand silence soit sonnée pour se rendre chez une Soeur infirme à laquelle elle donnait quelques soins chaque matin. Que se passa-t-il?... On ne sait... La Soeur qui l'attendait ne la voyant pas venir vint frapper à la porte de sa bonne Infirmière afin de savoir si elle pouvait compter sur elle et ne recevant pas de réponse elle entrouvrit la porte. Quel ne fut pas son saisissement en voyant la pauvre Soeur assise et ne pouvant plus que remuer la main pour faire signe qu'elle avait besoin de secours. De suite nous fûmes avertie. L'apo­plexie était évidente et malgré les soins qui lui furent donnés, pendant vingt-quatre heures nous ne pûmes saisir aucun signe de connaissance. Elle reçut immédiatement le sacrement des mourants et l'absolution car nous n'osions plus espérer qu'elle recouvrerait le sentiment. Mais le lendemain, vers huit heures du matin, elle sembla nous apercevoir et suivre nos mou­vements. Dieu seul pourrait dire si nous ne nous trompons pas. Mais quoi qu'il en ait été de son dernier regard vers les créatures, ce qui fut très évident c'est que là où toute sa vie elle avait placé son trésor, là demeura et veilla son coeur jusqu'à son dernier soupir. Nous lui présen­tâmes son crucifix. Sortant alors de son immobilité, elle le prit, le regarda avec une indicible expression de compassion et de tendresse, et ne cessa toute cette journée de le couvrir de ses baisers cherchant ses plaies les unes après les autres. Nous restions dans une religieuse admiration du spec­tacle qui s'offrait à nos yeux; plus rien dans la mourante n'indiquait de rapports avec la terre et son âme semblait affirmer d'autant plus sa vie identifiée avec Jésus. Le silence le plus profond régnait dans cette cellule devenue un vrai sanctuaire ; n'ayant aucun soin à donner au corps qui évidemment était hors d'état d'en profiter, nous assistions au triomphe de l'âme qui affranchie de toute entrave demeurait paisiblement occupée de son divin Objet et aspirait à se réunir à lui. Le mardi et le mercredi se passèrent sans amener de changement : elle y reçut plusieurs fois la sainte absolution et continua de donner les mêmes signes d'amour à son Époux crucifié, mais le mercredi soir les mouvements diminuèrent et la tête s'inclinant légèrement du côté gauche, elle parut entrer dans une phase nouvelle. Ses traits naturellement fort simples revêtirent l'expres­sion d'une douleur à la fois grande, sanctifiante, nous osons dire presque divine. Elle portait littéralement en sa physionomie l'effigie du Christ expirant sur la croix et il nous était devenu impossible de la reconnaître.

Cet état qui dans sa solennelle beauté attirait et impressionnait au-delà de ce que nous pouvons dire, dura jusqu'au vendredi matin où le visage ne laissa plus saisir que l'état d'une âme aspirant à son Dieu et l'attendant dans la soumission, le calme et l'abandon le plus parfait. C'est ainsi que le vendredi 7 mars, vers huit heures et demie du soir, en présence de toute la Communauté elle remit son âme à Dieu.

De l'aveu de toutes jamais mort parmi nous ne fut accompagnée d'une si majestueuse grandeur et ne porta plus de marques de prédestination. Aussi nous laisse-t-elle plus que la confiance d'un accueil favorable près de son Juge. C'est d'une vénération toute spéciale que nous nous sentions le besoin d'entourer sa dépouille mortelle, qui nous apparaissait comme le trophée victorieux de Dieu sur son ennemi.

Veuillez néanmoins, ma Révérende Mère, lui faire rendre les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre fervente Commu­nauté, l'indulgence des six Pater, du Chemin de la Croix, nous vous assurons de toute sa reconnaissance ainsi que de la nôtre avec laquelle nous sommes en Notre-Seigneur, ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre respectueuse et bien humble Soeur et servante,

SOEUR TÉRÈSE DE JÉSUS

R. C. ind. prieure.

De notre monastère de notre Mère Sainte-Térèse sous la protection de saint Joseph des Carmélites de Paris, 26, avenue de Saxe.         

Ce 8 mars 1890.

 

2053— Paris, imp. G. Picquoin, 51, rue de Lille.

 

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