Carmel

08 mars 1889 – Poitiers

 

Ma Révérende et Très honorée Mère.

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, le premier jour du mois de notre Père saint Joseph, a enlevé à notre religieuse affection, pour la recevoir dans sa miséricorde nous en ayons la douce, confiance, notre chère Soeur Marie-Antoinette-Aline-Raphaël de l'Enfant-Jésus, Professe de notre Monas­tère, âgée de 69 ans et 10 mois, et de religion 41 ans..

 

Cette chère Soeur naquit à Charroux, petite ville de notre diocèse, d'une bonne et honorable famille où elle respira dès ses premières années l'atmosphère de piété dont son âme, portée au bien dès l'enfance, avait besoin. Son éducation, comme celle des autres jeunes filles de la contrée, fut confiée à une pieuse institutrice dont tout le soin était d'inspirer à ses élèves, avec les éléments de la science, les principes de la plus solide piété. Les religieuses instructions qu'elle y reçut trouvaient un accroissement dans les entretiens de famille; et sous cette double et salutaire influence, son coeur se tourna tout entier vers Dieu. La bonté, qui fut toujours le fond de son caractère, se reflétait déjà sur son visage, et faisait dire à sa bonne grand'mère avec un accent de complaisance : « Ma chère fille, tu n'es pas jolie, mais tu as de bons yeux. »      

Ainsi élevée à l'abri de tout danger., la pieuse jeune fille se sentit pressée de consacrer à Dieu dans la vie religieuse un coeur qui ne battait que pour lui; elle fut admise chez les Ursulines de Jésus (à Chavagnes, en Vendée), et y passa six années. Lorsqu'elle vint ensuite solliciter son entrée au Carmel, nos Mères crurent qu'il s'agissait de six mois, au lieu de six ans de séjour dans cette sainte Congrégation, à laquelle notre Soeur resta toujours très attachée, et ne firent pas de difficulté de la recevoir. Cette méprise lui ouvrit la porte du Carmel, ce qui lui faisait dire, ces derniers jours encore, avec l'accent de la plus vive reconnaissance : « Oh ! le bon Dieu a fait des :miracles pour que je sois Car­mélite. Si nos Mères avaient su qu'il s'agissait de six ans, elles n'auraient pas enfreint ce point de nos saintes Constitutions et je n'aurais pas osé le demander! » Le Carmel en effet répondait mieux aux aspirations de son âme, ainsi qu'à ses aptitudes peu propres à la vie active et au contact du monde. Elle prit le saint Habit et fit Profession aux époques ordinaires.

Nous pouvons dire de notre chère Soeur Raphaël, en embrassant sa vie entière, qu'elle fut dans la maison de Dieu une de ces fleurs humbles et cachées qui réjouissent les regards du Père céleste et répandent autour d'elles un suave et modeste parfum qui ne laisse après lui que de doux souvenirs. Bonne, douce; charitable, elle n'avait jamais pour ses Soeurs, présentes ou absentes, que des paroles de bienveillance. Heureuse quand elle avait pu rendre quelque service, elle ne l'était pas moins quand à la récréation, elle avait su provoquer la gaieté ou donner lieu à quelque innocente plaisanterie. D'une indulgence pleine de compassion à l'égard des Postulantes, elle savait toujours les encourager, et les excuser. Incapable de faire de la peine, cette chère Soeur était rayonnante quand elle avait pu faire quelque plaisir, et nous aimons à penser que les ombres remarquées parfois dans le cours de sa sainte vie ont été effacées par cette charité abondante qui couvre nos imperfections de chaque jour.

Son esprit de foi vis-à-vis de ses supérieurs, son respect pour l'autorité, était encore un des traits saillants de cette âme humble et docile. Un désir de ses Mères Prieures, un petit service ou un, travail réclamé par elles lui communi­quait une ardeur d'autant plus édifiante qu'elle lui était moins naturelle. Comme elle était fière et contente lorsqu'un petit témoignage de confiance la mettait à même de leur prouver son affection filiale et son dévouement! Et que de fois, à la suite de ses longues veilles d'hiver, notre vénérée Mère Aimée trouvait la bonne Soeur Raphaël épiant le moment où, près d'un bon feu, elle pourrait faire reposer sa pauvre Mère, et lui assurer une bonne nuit! Ses nuits, à elle, elle les eût volontiers passées devant le Saint-Sacrement si on le lui eût permis.

Un avertissement extraordinaire qu'elle reçut, il y a plusieurs années, par l'entremise des âmes du Purgatoire, lui fut un fort stimulant pour accélérer le travail de sa perfection. Elle ne pouvait s'en souvenir sans être saisie d'effroi, et elle sentait le besoin, chaque année d'en passer l'anniversaire dans la retraite et l'expiation. Depuis ce temps elle conçut pour les âmes souffrantes une com­passion reconnaissante qu'elle traduisait par de ferventes prières. Elle récitait toujours à genoux l'Office des Morts, le lisait lentement, et ne comptait pas avec la fatigue qu'elle devait en ressentir. Nous pourrions dire la même chose et plus encore du Grand Office ; privée depuis plusieurs années de l'assistance au choeur, elle employait de longues heures à le réciter à genoux, Dieu seul sait parfois au prix de quelles souffrances! Ce respect profond qu'elle apportait dans le culte qu'elle rendait à Dieu, ma soeur Raphaël le puisait dans l'attrait de son âme presque constamment occupée de la grandeur et de la sainteté de Dieu. Les livres, exceptés ceux de notre Père saint Jean de la Croix, lui disaient peu de chose; elle trouvait dans sons coeur le sujet d'une oraison qu'elle avoua naïvement n'être pas souvent interrompue. une lumière intérieur et approuvée par l'obéissance qu'elle reçut en 1878 sur la gloire que donne à Dieu le Saint sacrifice de la Messe constamment offert dans toutes les parties du monde la pressa fortement de vivre dans un continuel esprit de sacrifice et d'union à Jésus présent partout au Saint Sacrement. Elle répétait: Oh! que c'est grand! que c'est saint, cette immolation perpétuelle du Fils unique de Dieu! quelle gloire en revient à dieu! quelle source de grâces pour la sainte Eglise et pour les âmes! O divin Immolé! O divin Sacrifié.

 

Ces considérations, en tenant son esprit recueilli et anéanti devant la majesté divine, lui inspiraient d'elle-même les plus humbles sentiments ; elle était si misérable, disait-elle, et si indigne des faveurs de Dieu ! Elle parlait peu d'elle ; et bien des souffrances, physiques, et morales furent supportées par cette chère soeur en esprit de pénitence et d'humiliation.  

Depuis longtemps un état d'infirmité habituel ne lui permettait plus de venir en communauté qu'au réfectoire et à la récréation. Une sciatique aiguë, à laquelle se joignit une forte fièvre nous obligea il y a environ cinq semaines, à la mettre à l'infirmerie. Bien qu'il fût très douloureux, cet état n'était pas de nature à nous inspirer des craintes sérieuses ; le médecin lui-même, après quelques visites, nous rassura, tout en étant surpris de la persistance de la fièvre qu'aurait dû enlever la diminution des douleurs. Les nuits des 27 et 28 février furent même meilleures que les précédentes ; la chère malade n'accusait plus qu'une grande faiblesse. Le 1er mars, qui était aussi le premier vendredi du mois, elle nous dit être heureuse d'avoir fait la veille le sacrifice de la sainte Communion, parce qu'elle avait été souffrante le matin et n'aurait pu recevoir Notre-Seigneur. Le bon Maître était venu la visiter le mardi, fête de la Passion, et devait lui être apporté dimanche encore. Lorsque nous allâmes la voir, elle nous accueillit avec son bon sourire et son exclamation ordinaire : « Ah 1 c'est vous, bonne Mère ! » Elle nous entretint de ses dispositions intérieures, toutes de confiance et d'abandon. Lui rappelant alors l'union de son âme aux Messes qui s'offrent perpétuellement, nous lui dîmes qu'elle-même était sur son lit comme sur un autel où il plaisait -à la divine Victime de l'immoler avec Elle. Oh ! oui, répondit-elle, j'y suis bien sur la croix ; mais la volonté de Dieu!

Dans la journée, elle reçut avec plaisir la visite de plusieurs de nos Soeurs, causa simplement, eût un souvenir affectueux pour sa chère famille dont chacun des membres était pour elle l'objet d'une tendre sollicitude.

Elle ne se trouvait pas mal, et ne se plaignit que d'un froid plus sensible, 'surtout à la figure, qu'expliquait facilement la rigueur de la température. A 6 heures, elle fit son petit souper, après lequel sa seconde infirmière s'occupa des préparatifs de la nuit. Obligée de s'absenter quelques instants, celle-ci revient après un quart d'heure à peine, et trouve notre pauvre Soeur retombée sur son lit et affaissée sur elle-même ; elle l'appelle, la relève: plus aucun signe de vie ! Accourues aussitôt, nous entourons toutes notre bien-aimée Soeur. Monsieur l'Aumônier arrive en quelques minutes, lui fait à la hâte une onction: Hélas! elle avait rendu le dernier soupir ! Notre vénéré Père Supérieur ne tarda pas à arriver à son tour ; ce ne fut plus que pour s'unir à notre douleur et réciter avec nous le Subvenite. Notre peine est grande, vous le comprenez, Ma Révérende Mère, mais nous aimons à penser que si nous n'avons pas eu la consolation de remettre nous-même entre les mains de Dieu l'âme de notre chère Fille, l'Archange Raphaël était là pour l'accompagner dans son grand voyage et la conduire au ciel.

 

Nous vous prions de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur Raphaël de l'Enfant-Jésus les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence des six Pater, le Via Crucis, les invocations à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père saint Jean de la Croix et à saint Raphaël son patron: elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, Ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire avec un affectueux respect, au pied de la Croix,                          

 

Votre humble Soeur et Servante

Soeur Marie-Beatrix de l'Enfant Jésus, r.c.i.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Poitiers, le 8 mars 1889.

POITIERS - typographie OUDIN

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