Carmel

08 juin 1889 – Saigon

 Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et salut en Notre-Seigneur, dont la volonté, toujours adorable, qui nous a frappées il y a deux mois, ainsi que vous l'a appris la circulaire de notre obère soeur Saint-Jean l'Evangéliste, vient de jeter la consternation dans notre Commu­nauté, en enlevant d'un même coup, à notre tendre et religieuse affection, trois de nos bien-aimées soeurs annamites, en l'espace de dix-huit heures, victimes d'une cruelle épidémie qu'occasionna, dans Saigon, le retard extraordinaire de la saison des pluies, et une élévation de température inaccoutumée, même dans cette région torride.

 

Depuis vingt-huit ans que la divine Providence nous a appelées ici, jamais la saison sèche n'avait été si accablante, et les missionnaires anciens sont unanimes à dire la même chose. Vous pouvez comprendre, ma Révérende Mère, combien toutes nous étions épuisées, sans excepter nos chères soeurs annamites. C'est au moment où les pluies commençaient, nous redonnant l'espérance et la vie, que Dieu a voulu nous éprouver bien péniblement. Le 4 de ce mois, à la sortie des Complies, l'infirmière nous appela précipitamment pour donner les soins les plus empressés à notre, bonne soeur Chi-Tam, Saint-Louis de la Croix, professe du voile blanc, âgée de cinquante-deux ans, et de religion vingt-trois ans. Pendant, qu'on lui prodiguait les secours temporels et spirituels, notre chère soeur Chi-Du'ong, Saint-Henri du Mont-Carmel, professe du choeur, âgée de quarante-huit ans, et de religion vingt-trois ans, était atteinte des mêmes symptômes qu'elle cherchait à dissimuler, assis­tant à Matines avec la Communauté, jusqu'à Laudes, où elle dut sortir du choeur et avouer son mal. On se divisa pour lui donner aussi tous les soulagements possibles. Hélas ! rien ne put conjurer le fléau, et nos deux soeurs bien-aimées succombèrent le lendemain : la première, vers la fin du silence de midi ; la seconde, vers deux heures.

 

Au moment même, on vient nous dire qu'une troisième, notre bonne soeur Chi-Phuc, Saint-Marcel du Coeur de Jésus, professe du voile blanc, âgée de cin­quante et un ans, et de religion vingt-et-un ans, était frappée à son tour : elle paraissait même devoir expirer instantanément, mais on fit violence au mal et ou eut l'espoir d'en triompher. Espoir vain, car après une nuit passée dans des souf­frances cruelles, notre bonne soeur expira à sept heures du malin, munie, comme les deux qui l'avaient précédée, des secours de notre sainte religion, à la sortie du bon Père missionnaire, qui venait de lui renouveler la grâce de la sainte absolution qu'elle avait reçue la veille, avec le plein usage de sa raison.           

Le souvenir des secours spirituels qui furent prodigués abondamment à nos trois bonnes soeurs

fait toute: notre consolation, comme if excite toute notre reconnaissance pour le dévouement sans bornes des bons Pères missionnaires, qui nous donnèrent en cette occasion, une preuve bien sensible de leur sympathie pour notre petit Carmel. Monseigneur notre saint évêque lui-même daigna visiter plusieurs fois la Communauté et faire en personne l'inhumation.

 

Dieu semble vouloir se contenter de ces trois victimes et agréer, dans son infinie bonté, deux voeux que nous lui avons faits pour obtenir la cessation de l'épreuve. Aucune autre soeur n'a été frappée, et un sentiment intime nous dit à- toutes que le Seigneur a cessé d'appesantir son bras sur notre Communauté, qui pour la première fois depuis sa fondation, a vu ce fléau franchir la clôture.

Nous vous conjurons, ma Révérende Mère, de nous accorder le secours des plus instantes prières de votre fervente Communauté : d'abord pour remercier Dieu, qui, en faisant peser la croix sur nos coeurs, l'a fait cependant de manière à nous faire comprendre que cette croix était soutenue par la main d'un bon Père; car il a préservé celles mêmes qui étaient les plus exposées à la contagion, et n'a choisi que les soeurs les plus faibles parmi nos chères petites Annamites, qui, toutes, sont d'une constitution délicate, héritage d'une race débile, ce qui explique pourquoi les Fran­çais échappent aux épidémies plutôt que les indigènes.

Bien que nous osions espérer que Notre-Seigneur, dans sa miséricorde infinie, a daigné recevoir favorablement nos trois bien-aimées soeurs, qui ont souffert des douleurs atroces, avec une grande patience et avec une parfaite résignation à la volonté divine, ne se faisant aucune illusion sur l'issue de leur mal, et acceptant avec amour de Dieu la pensée de leur mort imminente ; cependant, comme il faut être si pur pour être admis aux Noces éternelles, nous vous prions, ma Révérende Mère, de leur faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Veuillez y ajouter, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence des six Pater et celle du Chemin de la croix, objet d'une dévotion assidue des Annamites.

Elles vous en seront très reconnaissantes, ainsi que nous, qui avons la grâce d'être, aux pieds de la croix, en union de vos saintes prières, avec un profond respect,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Sr Ste-PHILOMÈNE DE L'IMMACULÉE CONCEPTION, Prieure.

R.C.I.

De notre monastère du Carmel de Saint-Joseph, Saigon (Cochinchine française), ce 8 juin 1889.

 

BESANÇON. — IMP. PAUL JACQUIN

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