Carmel

08 janvier 1892 – Troyes

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en rappelant à Lui notre bien Vénérable Soeur Jeanne-Marie-Constance, de l'Enfant-Jésus, âgée de 74 ans, et de religion 52.

Nous avions à peine goûté les douces et saintes joies de la Nativité de Notre Divin Sauveur, que la Croix nous fût donnée et vint, comme pour imprimer en nous, un trait de ressemblance avec Jésus pleurant et souffrant dans sa crèche.

Notre regrettée Soeur était née à Lormes, petite ville de la Nièvre, d'une respectable famille, qui, par un esprit d'ordre et d'économie, avait su se créer une modeste aisance, dont elle jouissait paisiblement, avec quatre enfants ; notre chère Soeur Constance était la plus jeune. D'un caractère vif et énergique, la petite Jeanne, malgré sa pétulance, comprit les leçons de sa pieuse Mère en suivant les exemples de ses vertueuses Soeurs pour se ménager des instants, afin de satisfaire le penchant de son coeur qui la portait vers Dieu.

Prévenue par la grâce dès l'âge de dix ans, elle se sentit pressée intérieurement de faire une confession générale, au Digne Archiprêtre de sa Paroisse, pour lequel elle conserva toute sa vie une profonde vénération et une vive reconnaissance. Fidèle à l'inspiration de l'Esprit-Saint, elle prit et exécuta sa résolution sans balancer, ce qui vous marque déjà, Ma Révérende Mère, la fermeté de caractère, qui fût le cachet distinctif de la vie de notre bonne Soeur. La lumière brilla tellement dans sa jeune âme, que, pendant son accusation qui dura plus de deux heures, le digne Confesseur surpris de voir dans une enfant de cet âge tant de clarté et de vues surnaturelles, la questionna brièvement à différentes reprises, pour s'assurer si quelqu'un ne l'avait point aidée ; à chaque demande, l'enfant répondait vivement : « Non, mon Père » ; puis continuait sa narration avec autant d'aisance que si elle avait lu dans un livre, ce qui augmentait la surprise du digne Ministre du Seigneur en lui faisant pressentir les intentions de Dieu sur cette âme !

Tel fut le point de départ pour notre chère Soeur, à une vie plus sérieuse, et le prélude d'une grâce plus signalée encore, qui lui fit voir les dangers auxquels son salut serait exposé, si elle ne répon­dait à la voix intérieure qui la pressait de se donner à Dieu sans réserve ; le trait suivant vous dira, Ma Révérende Mère, comment elle correspondit à cet attrait. Une pensée de vanité s'étant emparée de son âme, elle en fut effrayée et résolut de rompre d'une manière définitive et irrévocable avec tout ce qui pourrait alimenter son amour propre. Sous la vive impression qui la dominait, elle fit une demande héroïque, que l'on pourrait qualifier d'imprudence, si elle ne lui avait été suggérée d'en haut: elle pria Notre Seigneur de lui ôter sans retour, tous goûts sensibles et toutes vues, sur tout ce qu'elle pourrait dire ou faire de nature à lui donner quelques sentiments de complaisance en elle-même. Dieu combla libéralement son désir, et, jusqu'à son dernier soupir, elle put savourer les saintes rigueurs de l'âme qui s'abandonne au bon plaisir divin.

Peu de temps après, la Divine Providence la mit à même de lui prouver sa fidélité ; elle fut conviée à une noce ; son coeur l'y inclinait volontiers, mais sa demande se dressa devant elle comme une barrière infranchissable ; alors la lutte s'engagea dans son âme, jusqu'à lui faire verser des larmes ; l'attrait du plaisir d'une part, les remords de sa conscience de l'autre, la torturaient; et, après deux jours d'angoisses passés dans de salutaires réflexions et la prière, elle sortit victorieuse. Ne pouvant absolument rester étrangère à cette fête de famille, elle y parut le soir au second jour ; mais soutenue

de la force de Dieu et de sa généreuse résolution de lui être fidèle quand même, elle n'éprouva que dégoûts, ennuis et craintes, sans que jamais elle eut ensuite aucun regret de sa conduite en cette occasion. Dieu la récompensa par des grâces de choix parmi lesquelles fût sa vocation à notre Saint Ordre.

Quelque temps après, la jeune personne, sollicita son entrée au Carmel de Sens, où notre Révérende et bien Vénérée Mère Constance, de douce et sainte mémoire. avait été appelée pour remplir la charge de Prieure pendant trois ans ; elle fut admise et même y prit l'habit. Le triennat de Notre bonne Mère étant terminé, nos Supérieurs la firent revenir à Troyes, la fervente novice la suivit.

Après les épreuves ordinaires, elle fut reçue à la sainte profession, qu'elle fit avec bonheur, dans les mêmes conditions de sécheresse et d'aridité qu'elle avait sollicitées: mais toujours courageuse, elle embrassa généreusement les devoirs de notre sainte vocation, avec un dévouement qui ne se démentit jamais.

Sa longue carrière religieuse peut se résumer en ces quelques mots : vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; abnégation d'elle- même ; assiduité au travail poussé jusqu'à l'héroïsme par son esprit de pauvreté: d'une ingénieuse habileté pour utiliser les moindres choses et leur redonner leur valeur primitive.

Notre bien-aimée Soeur était encore d'une adresse peu ordinaire et nous possédons à la sacristie, bon nombre de broderies en or, chefs-d'oeuvre de sa longue patience et de son bon goût ; on était étonné de ce qui sortait de ses mains, n'ayant jamais reçu aucune leçon, elle disposait elle-même les dessins qu'elle exécutait ensuite avec succès.

Elle fut successivement employée aux différents offices de la Communauté, portière, Sacristine, Robière en linge, Infirmière, chargée de la confection des Pains d'Autel, et, enfin, Robière eu laine ; ce fut dans ce dernier office que s'écoulèrent les plus nombreuses années de son existence ; et partout on eût lieu de se féliciter de la confiance qu'on lui témoignait ; son dévouement ne balançait jamais avec les difficultés du moment, aussi que de fois n'a-t-elle pas sacrifié sou repos pour ôter toute sollicitude à ses Mères Prieures et pourvoir ans besoins de chacune.

Il y a une dizaine d'années que notre chère Soeur Constance fut atteinte d'une maladie grave qui la conduisit aux portes du tombeau ; son bonheur était au comble de voir enfin arriver le terme qui devait la réunir au Dieu pour lequel elle avait tout sacrifié, car, depuis l'âge de 11 ans, elle soupirait après cet instant fortuné ; mais tels n'étaient pas les desseins de Dieu, et au moment où, abandonnée des médecins, tout espoir était évanoui, avec sa foi énergique elle pria Notre Seigneur de vouloir bien prolonger son existence Jusqu'à la fin d'une cérémonie de prise de voile que nous avions ce jour- là, pour ne point en troubler la joie ! Elle fut exaucée dans une plus large mesure qu'elle n'avait souhaité ! Notre regrettée et si bonne Mère du Sacré Coeur, alors en charge, alla la trouver et lui commanda par obéissance de demander sa guérison, par l'intercession d'une Vierge miraculeuse que nous possédons, en lui intimant l'ordre exprès de rapporter elle-même la Croix qui avait servi à son administration le dernier jour de la neuvaine, qu'elle lui fit commencer immédiatement. Bien qu'à regret, mais non sans répugnance, elle se soumit à la voix de sa digne Prieure, et, au jour fixé, elle revint au Choeur, où, toutes émues, nous entonnâmes l'Hymne de l'action de grâces, en bénissant Dieu de nous avoir rendu notre bien aimée Soeur !

Aussi avec quel bonheur avons-nous saisi, il y a deux ans, l'époque de son Jubilé, pour lui témoigner notre fraternelle affection et notre religieuse gratitude ! Notre bonne Soeur se prêta gracieusement à notre fête de famille qui se passa dans les conditions les plus consolantes. Ses noces d'or semblèrent raviver sa jeunesse comme celle de l'aigle ; elle se remit au travail avec une activité nouvelle que rien n'entrava.

Pendant les deux années qui se sont écoulées depuis, sa vie fut toujours uniforme avec un surcroît de ferveur, malgré son état habituel d'aridité qui la rendait insatiable de prières vocales ; voici, Ma Révérende Mère, un exemple de son héroïque et infatigable persévérance. Désirant ardemment obtenir une grâce que son affectueuse charité lui inspirait de solliciter de Notre Seigneur, par l'entremise de la Vierge immaculée, elle récita en peu de temps cent mille Ave Maria, sans désespérer d'être exaucée un jour ! Et, dans un but à peu près semblable, elle dit en l'honneur de Notre Glorieux Père Saint Joseph, au moins le double de Gloria Patri, avec nombre de rosaires, chapelets, chemins de Croix, neuvaines etc., etc., qui faisaient de sa vie un exercice continuel de prières que son travail manuel n'interrompait pas.
Nous étions habituées à voir notre chère Soeur plus souffrante à l'époque de toutes nos grandes fêtes et revenir pour ainsi dire des portes du tombeau ; après le malaise plus marqué qu'elle éprouva à la Messe de Minuit à laquelle elle avait assisté et communié, nous lui fîmes donner les soins que réclamait sa position, avec l'espérance qu'elle serait encore promptement remise ; mais cette fois le Divin Jardinier avait trouvé le fruit mûr et se disposait à le cueillir, aussi les moyens employés restèrent sans succès ; le docteur, appelé immédiatement, ne nous dissimula pas ses inquiétudes ; un engorgement aux poumons nous inspira les craintes les plus sérieuses. Notre digne et si dévoué Aumônier dont la charité n'a d'égale que son infatigable dévouement entra pour la confesser et jugea qu'il était prudent de lui donner, sans retard, le Saint-Viatique et l'Extrême-Onction, que notre bien aimée malade reçut en parfaite connaissance, dans des dispositions admirables de piété, de résignation et d'abandon, faisant de tout son coeur le sacrifice de sa vie. Une dernière preuve de son attachement nous fût encore révélée quelques heures avant sa mort ! L'ayant entendu murmurer quelques paroles, nous lui demandâmes ce qu'elle disait? Elle nous répondit: « Ma Mère, je dis des Gloria Patri en l'honneur de Notre Père Saint Joseph, pour qu'il nous envoie deux bonnes Postulantes » ; c'est vous dire, ma Révérende Mère, que, jusqu'à ses derniers instants, elle était occupée des intérêts de la gloire de Dieu et du bien de sa Communauté.

Nous suivions avec anxiété les progrès du mal ; la nuit fut pénible, l'oppression toujours croissante; néanmoins, en raison d'une force de tempérament peu ordinaire, nous espérions que l'heure du sacrifice serait différée ; nous ne pûmes cependant nous décider à quitter le chevet de notre chère mourante, à laquelle nous suggérions de temps en temps de saintes aspirations qu'elle répétait avec une édifiante piété. 'Vers deux heures du matin, elle sembla perdre connaissance: après le réveil, une bonne Soeur ancienne se disposant à entrer à l'infirmerie, nous la prîmes par la main pour la conduire à la pièce voisine : à peine lui avions-nous dit quelques mots, que la Soeur dépositaire, restée près de la malade, avec l'Infirmière et une Soeur du voile blanc, accourut. J'arrivai en toute bâte, hélas ! le court trajet qui me séparait de la chère agonisante avait suffi pour me priver de la douce consolation de recevoir son dernier soupir, que nous ne croyions pas être si prompt. Il était six heures un quart.

Dès la veille, et plusieurs fois, les prières de l'agonie lui avaient été réitérées ; nos bonnes Soeurs qui étaient à l'Oraison se rendirent à l'infirmerie, unissant leurs regrets aux nôtres et récitèrent le Subvenite.

Malgré la vie bien remplie de notre chère Soeur et sa mort si édifiante, comme Dieu juge les justices mêmes et trouve des taches dans ses anges, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de faire rendre les suffrages de notre Saint Ordre, à notre chère Soeur Constance, en lui accordant par grâce une Communion de votre sainte Communauté, l'Indulgence des six Pater, le Via Crucis, et une Invocation à Notre bon Père Saint Joseph et à Notre Sainte Mère Thérèse, elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Crèche du Saint Enfant Jésus,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

SŒUR JULIE DU SAINT CŒUR DE MARIE,

R. C. ind.

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié, des Carmélites de Troyes, le 8 janvier 1892.

P.S. — La reconnaissance nous fait un devoir de recommander à vos ferventes prières la soeur aînée de notre regrettée défunte, dernier membre de sa pieuse famille, dont l'affectueux dévouement et la générosité pour notre Carmel, portés jusqu'à l'oubli d'elle-même, nous imposent une dette de gratitude que nous vous prions de nous aider à acquitter en sollicitant pour cette respectable demoiselle les meilleures bénédictions des Coeurs Sacrés de Jésus et de Marie.

Une de nos Communautés réclame les suffrages ordinaires en faveur d'une Tourière pour laquelle on ne fera pas de circulaire.

 

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