Carmel

08 août 1888 – Arles

Ma Révérende et Très Honorée Mère,
Paix et très humbles saluts en Notre-Seigneur-Jésus-Christ.
Aux premières heures de ia Fête de Saint-Pierre-aux-Liens, le Bon Dieu a imposé à nos coeurs un douloureux sacrifice en appelant à lui notre vénérée soeur Marie-Rose-de-St-Élie du voile blanc, professe de notre Communauté, dans la 77me année de son âge et la 51me de son entrée en Religion.
Cette chère soeur naquit à Velaux, village de notre diocèse, de parents honnêtes et chré tiens; elle passa auprès d'eux les années de son enfance, s'édiflant de leurs bons exemples et y répondant par une très grande docilité.
A l'âge de 18 ans, elle entra, à Marseille, au service d'une famille où, d'abord, tout l'a vait charmée, mais s'apercevant bientôt que la piété n'y régnait pas, elle se hâta d'en sortir. La bonne Providence l'en récompensa largement en lui faisant trouver à Aix des maîtres très-ver tueux. Elle ne les oublia jamais se plaisant à raconter qu'ils l'aimaient moins comme leur ser vante que comme leur fille. Auprès d'eux se développa le germe de grâce duquel devait naître sa vocation au Carmel.
La chère postulante avait 26 ans lorsqu'elle vint frapper à la porte de notre Monastère. Petite de taille, nos mères en la voyant se demandaient si elle ne serait pas de complexion trop faible pour supporter, avec l'austérité de notre Sainte Règle, les travaux auxquels sont assujetties nos bonnes soeurs du voile blanc. Dès la première épreuve, elles pouvaient se rassurer. Cependant, ses forces physiques n'étaient rien en comparaison du dévouement de son coeur, de l'énergie de sa volonté. L'avenir devait en dévoiler le secret : pendant plus de vingt ans elle supporta sans ménagement aucun, avec une sérénité d'esprit toujours égale, des infirmités qui, à tout instant, mettaient sa vie en danger. L'engagions-nous à prendre un peu de repos? Elle en était très-touchée, mais sa générosité l'emportant, elle ne s'apercevait pas delà rigueur du travail, souvent même elle prétendait ne pas trouver de meilleur remède à ses maux.
Notre bonne soeur Saint-Élie vécut parmi nous toujours cachée comme l'humble violette, ne répandant pas moins toutefois les parfums des plus suaves vertus. « Nous autres, soeurs du voile blanc, disait-elle à ses compagnes, il faut toujours nous tenir à notre place, dans une humilité très-profonde, ne nous occuper que de notre perfection et surtout ne pas supporter que nos soeurs du choeur prennent part au travail auquel notre dévouement doit suffire. »
Douée d'une grande délicatesse et d'une très profonde sensibilité, longtemps elle eut à lutter contre les obstacles que la pauvre nature oppose à ces deux nobles sentiments. Mais depuis bien des années elle en avait triomphé. Indifférente à tout ce qui n'était pas Jésus et complètement détachée d'elle-même, que lui importaient les récriminations de l'amour propre ? Elle tirait parti de tout pour s'humilier, ne se troublait de rien et n'était étonnée que des égards que nous avions pour elle, disant qu'elle n'était qu'une misérable pécheresse, la plus indigne des créatures. Son amour pour la Communauté était souvent, pendant nos licences, le sujet de ses entretiens avec nos jeunes soeurs. Elle aimait d'une tendresse particulière nos novices et postulantes, s'intéres sait à leurs familles, priait à leurs intentions et; pour leur persévérance. Elle savait les réjouir, les encourager, leur donner de très bons  avis. Son préféré était celui de notre Sainte Mère Thérèse : « Accommodez-vous à l'humeur des personnes avec lesquelles vous vivez. C'est là, ajoutait-elle, le secret du bonheur dans la vie religieuse. » L'expérience le lui avait appris.
Nous admirions son obéissance, son grand esprit de foi. Elle professait un culte particulier pour la digne mère qui la reçut en religion. Ce culte, nous le partagions, ce qui la réjouissait beaucoup ; mais ma soeur Saint-Élie n'entoura pas moins de son respect, de sa confiance et de son dévouement toutes celles qui succédèrent à cette vénérable mère. Elle ne considérait ni l'âge, ni la personne, l'autorité c'était Dieu ! Tout était là pour elle.
Notre Seigneur au St-Sacrement attirait suavement son âme les jours de dimanche et de fêtes chômées, elle passait à ses pieds de très longues heures, son bonheur était doublement grand lorsqu'il était exposé. «Je n'y fais rien, disait-elle, mais je n'y languis jamais, il est si doux de le regarder !" C'était là qu'elle trouvait la source de deux autres dévotions bien chères à son âme : la conversion des pêcheurs et la délivrance des âmes du purgatoire. Que d'indulgences ne s'efforçait-elle pas de gagner pour ces saintes âmes? Que de prières n'a-t-elle pas faites, que de mortifications n'a-t-elle pas pratiquées? Aussi nous plaisons-nous à considérer sa délivrance des liens de cette vie dès l'aurore du jour où allait s'ouvrir la grande indulgence de la portioncule comme la première réponse miséricordieuse de Notre-Seigneur à cette Épouse fidèle. Déjà d'ailleurs ce doux Maître l'avait purifiée dans le creuset de la maladie pendant laquelle elle a souffert énormément avec une patience à toute épreuve.
Depuis le 6 juin elle était clouée au lit, continuellement en danger de mort. Ce fut au milieu de la Communauté pendant la récréation qu'elle fut frappée de l'attaque qui instantanément lui paralysa tout le côté gauche ; elle ne perdit ni sa connaissance ni la parole « Ne me quittez pas». Ce fut son cri de détresse, cri qu'elle a répété jusqu'à la dernière heure craignant que si nous la laissions seule un instant ce ne fût celui de son dernier soupir. Nous nous étions hâtées de la faire administrer ; mais elle n'avait pu recevoir la sainte Communion, ne parvenant point à avaler la moitié d'une hostie non consacrée que nous lui avions donnée bien des fois. Après un mois de soupirs et d'attente un nouvel essai réussit suffisamment et son âme affamée reçut enfin la visite de son bien-aimé. Deux fois encore Notre-Seigneur vint à elle en viatique; bientôt elle louchait à la communion éternelle.
Nous lui avions déjà fait les Prières de la recommandation de l'âme lorsque le 31 juillet après Matines afin que le dernier souffle de sa vie fut un acte d'obéissance, elle nous demanda permission de mourir. Mille fois elle s'était offerte en victime pour la Sainte Église, notre Saint Ordre et la conversion de son pays natal; plus ses souffrances augmentaient plus grande était l'ardeur avec laquelle elle avait renouvelé son sacrifice. Il était temps de laisser cette chère âme s'en aller frapper à la porte du Ciel avec le bâton de la Croix qu'elle avait porté avec tant d'amour. Malgré la douleur de la séparation nous ne pouvions que le lui permettre. Elle parla encore jusqu'à minuit puis, après un long assoupissement, l'oppression devint plus forte et, sans autre agonie, elle expira à deux heures du matin, le 1er Août, pendant qu'avec une de nos bonnes mères et plusieurs de nos soeurs nous lui réitérions les prières du Manuel. Ses yeux et sa bouche se fermèrent tout naturellement. Alors ses lèvres s'ouvrirent avec un gracieux sourire qu'elle emporta dans la tombe. On aurait dit qu'elle dormait du plus doux sommeil. Espérons qu'elle se sera réveillée dans le Ciel entre les bras de la Divine Miséricorde. Quoique nous en ayons la douce confiance, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre. Nous vous demandons aussi par grâce une communion de votre fervente Communauté et tout ce que votre fraternelle charité voudra bien vous suggérer. Sa reconnaissance ne l'oubliera pas du haut du Ciel, pas plus que la nôtre ici-bas.

En union de vos ferventes prières, j'ai l'honneur d'être avec le plus fraternel respect,
Ma Très Révérende Mère,
De votre Révérence,
La Très-Humble Servante et  toute dévouée,
Sr Anne de Jésus. C. D. Ind. P.

De notre Monastère du Saint-Coeur-de-Marie, sous la protection de notre père Saint-Joseph et de notre mère Sainte-Thérèse des Carmélites d'Arles.
8 Août 1888.

Arles, imp. CM. Jouve

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