Carmel

07 Novembre 1893 – Lectoure

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui dans ses desseins toujours adorables vient de renouveler notre affliction ; un mois ne s'était pas encore écoulé depuis la mort de notre chère enfant, ma soeur Marie de la Croix qu'il nous demandait un nouveau sacrifice en appelant à Lui notre bien-aimée soeur Catherine, Angéline, Marie du Saint-Sacrement, professe de cette Communauté. Elle était âgée de quarante ans, et comptait dix-neuf ans et trois mois de vie religieuse.

Le Bon Dieu l'avait fait naître dans le département des Côtes-du-Nord, en ce bon pays de Bretagne, où la foi est encore si vive et si pure. Ses parents, honnêtes cultivateurs, mirent tous leurs soins à élever leur nombreuse famille dans la crainte de Dieu et l'amour du devoir. La jeune Catherine était l'aînée et fut particulièrement chérie de son excellente mère qui voyait avec bonheur se développer dans sa chère enfant les meilleures dispo­sitions à la vertu.

Cette bonne mère souhaitait vivement de voir quelqu'une de ses filles se consacrer à Dieu, parce qu'elle-même en avait eu le désir dans ses jeunes années. C'est pourquoi elle s'appliqua à réprimer dans sa petite Catherine les saillies de son caractère vif et enjoué. C'était elle en effet que Notre-Seigneur avait choisie, et tout en cette aimable enfant révélait ce choix divin : ainsi quand elle voyait une Religieuse, elle la considérait et joignant ses petites mains, elle disait d'un air pénétré : « Moi aussi, je veux être Reli­gieuse ». A mesure qu'elle grandissait ou voyait croître en elle une piété et une modestie qui charmaient. Après sa première communion, elle fut mise pendant quelque temps, dans une pension de Religieuses dont les leçons et les exemples augmentèrent encore son attrait pour la vertu et son amour pour Dieu. Dès lors elle ne sentit que du dégoût pour le monde et ne soupira qu'après le bonheur de se donner toute au Céleste Epoux. En attendant qu'elle pût réaliser son désir, elle aidait sa bonne mère dans les soins du ménage et l'éducation de ses frères et de ses jeunes soeurs; tous la considéraient et la chérissaient pour son activité, son bon coeur et son aimable caractère. Mais l'appel divin se faisant sentir de plus en plus à son coeur, elle s'en ouvrit à sa bonne mère et lui dit qu'elle voulait être Carmélite. On fit plusieurs démarches qui furent infructueuses; enfin la Révérende et bonne Mère de Saint-Brieuc à qui on s'était adressé écrivit qu'on avait trouvé un Carmel qui la recevrait mais qu'il était très éloigné et que c'était une place de Soeur du Voile Blanc. La mère était contrariée, elle l'aurait voulue Soeur du Choeur, mais la jeune aspirante tressaillant de bonheur, voulut faire aussitôt les préparatifs du départ. Ce ne fut qu'à grand peine qu'elle obtint le consentement de son père qui ne pouvait se résigner à se séparer de cette fille chérie. Néanmoins il la conduisit lui-même à St-Brieuc où la Révérende Mère prépara avec une aimable cordialité le long voyage que cette enfant avait à faire pour parvenir jusqu'à nous. La divine Providence veillait sur elle ; elle s'était elle-même confiée à son Bon Ange en lui disant dans son ingénuité: « Si je m'égare, nous nous égarerons tous deux ». Elle nous arriva sans accident dans les jours où se célébrait l'Octave du Très-Saint-Sacrement; elle en reçut le nom avec une très grande joie.

Nous ne saurions vous exprimer, ma Révérende Mère, la douce satisfaction que nous éprouvâmes à la vue de l'innocence, de la candeur et de la parfaite modestie que reflétaient les traits de cette chère enfant; c'était l'image de son âme simple et pure.

Nous reconnûmes bientôt que Notre-Seigneur ne la destinait pas à la condition des Soeurs du Voile Blanc. Son corps frêle et délicat ainsi que toutes ses aptitudes pour la contemplation, nous indiquaient assez qu'elle devait être au rang du Choeur. Lorsque nous lui annonçâmes ce changement sa réponse fut modeste et simple : « Oh ! je n'en suis pas digne ma Mère ». Ce ne fut que longtemps après que nous apprîmes d'elle qu'en ceci était satisfait le désir de sa bonne mère.

Entrée au Noviciat, ma Soeur Marie du Saint-Sacrement embrassa avec ardeur toutes les observances de la vie religieuse. Son âme droite et candide voulait tout faire pour plaire à Jésus. Elle était avide d'instruction et écoutait avec une respectueuse attention tout ce qui lui était dit, pour le mettre eu pratique. Pleine d'énergie, elle demandait dès lors à Notre-Seigneur la grâce d'arriver à la perfection de son amour, fallut-il pour cela supporter toute sorte de tentations et de souffrances. Elle reçut la grâce du St-Habit et plus tard celle de la profession à la grande satisfaction de la Communauté. Quant â elle les doux liens contractés avec le Céleste Epoux ne firent qu'accroître son recueillement et son esprit d'abnégation ; elle se serait brisée de pénitences si l'obéissance, n'eût mis des bornes à cette soif d' immolation. L'oraison faisait ses délices, et elle courait à tout ce qui pouvait lui être un sujet de sacrifice. Néanmoins elle avait de rudes combats à soutenir contre sa nature, parfois l'ennui et le dégoût des assujettissements la faisaient horriblement souffrir mais toujours fidèle à ses devoirs, elle surmontait tout si généreusement que rien ne paraissait au-dehors. Elle ne désirait que plaire à Jésus, et c'était pour Lui qu'elle supportait ses peines en silence tâchant toujours de s'effacer et de disparaître dans l'observance commune.

Un jour sa bonne mère qui désirait beaucoup la revoir, profita d'un pèlerinage à Notre-Dame de Lourdes et vint s'entretenir quelques instants avec cette bien-aimée fille- Ma Soeur du Saint-Sacrement fut si fidèle à nos saints règlements qui enseignent de ne point lever les yeux au parloir, que, de retour chez elle cette vertueuse mère lui disait dans une lettre ;  « Tu ne m'as pas regardée quand j'étais avec toi, je respecte les motifs qui t'ont fait agir, ma chère enfant, mais je t'en prie ne fais pas de même si ton frère va. te voir, car il pourrait s'en fâcher ».

Dans ses rapports avec ses soeurs, elle était aimable et gaie faisant à l'occasion de petites espiègleries qui réjouissaient tout le monde ; mais alors même elle priait intérieurement son Jésus de la garder de la dissipation.

Elle avait un attrait particulier pour la Sainte-Enfance de Notre-Seigneur; partout dans ses livres, on trouvait des images du petit Jésus et tout en elle s'imprégnait de cet esprit simple et enfantin. Elle était sans cesse occupée de Jésus et Jésus l'avertissait de ses moindres manquements, ne lui laissant prendre aucune satisfaction de ses sens ou de sa nature. Aussi parfois déplorait-elle ses infidélités à une grâce si prévenante; elle pleurait pour ses prétendues lâchetés parce que, nous disait-elle en direction, elle ne faisait pas tout ce que Jésus voulait. Souvent, au sortir de l'Oraison, ses yeux étaient baignés de larmes, et quand nous lui en demandions la cause, elle nous répondait « Ah ! je ne suis qu'une ingrate envers Notre-Seigneur. » Et cependant à l'extérieur on la voyait toujours exacte, régulière, humble et douce envers toutes.

Cet esprit d'oraison et d'abnégation l'accompagna dans les différents offices qui lui furent confiés; aussi les remplît-elle toujours à la satisfaction de ses Mères prieures, qui n'ont jamais eu avec cette chère Soeur, que des sujets de consolation. Lorsqu'elle fut mise Portière, elle éprouva intérieurement une vive répugnance; elle n'aimait pas les nouvelles du monde et toutes ces allées et venues qui la tiraient de son recueillement. Mais toujours obéissante elle a rempli cet office à différentes époques avec la perfection qu'elle mettait à tout. Nos chères Soeurs Tourières qui l'ont tant regrettée ont été à même d'apprécier les heureuses qualités dont Dieu l'avait douée; elles étaient heureuses parfois de la faire parler du Bon Jésus et de ses petites pratiques de perfection, mais le plus souvent ma S' Marie du St-Sacrement gardait le silence et le leur faisait garder aussi.

Après le tour et à différentes reprises, aussi elle fut chargée de l'infirmerie; elle s'y montra prévenante, ordonnée, attentive aux besoins de toutes les Soeurs souffrantes. Avec un entier dévouement elle s'occupait des autres jusqu'en ces derniers temps alors qu'elle-même pouvait à peine se soutenir.

Depuis longtemps, ma Révérende Mère, notre chère Soeur était atteinte de la maladie qui peu à peu nous l'a ravie. C'était environ trois ans après son entrée en Religion; elle fut prise d'une affection au larynx qui lui enleva la voix de telle sorte qu'elle ne pouvait ni faire la lecture, ni rien dire à l'Office divin, ce qui lui fut une grande privation et le sujet. d' un sacrifice tous les jours renouvelé. Mais abandonnée qu'elle était à la sainte volonté de Dieu, elle n'en devint que plus humble disant qu'elle était inutile et bonne à rien Cependant cela ne l'empêchait pas de remplir ses Offices et de faire un grand travail manuel soit aux habits qu'elle a gardé plusieurs années, soit aux chausses dont elle a été chargée en dernier lieu et qu'elle a laissé dans un ordre parfait. Elle était aussi très adroite pour les reliquaires et autres ouvrages de goût.

Il y a six ans environ, sa maladie s'aggrava considérablement par suite d'une bronchite qui mit ses jours en danger. On fit pour elle, en Communauté, une neuvaine à Notre- Dame du Mont-Carmel. La Très Sainte Vierge lui rendit assez de santé pour reprendre ses occupations ordinaires, mais elle demeura plus souffrante que par le passé, sans que néanmoins elle diminuât rien de son assiduité aux exercices communs. C'était toujours la gorge qui la faisait souffrir, peu à peu cependant sa poitrine, fut envahie et depuis plus d'un an, une toux opiniâtre la faisait dépérir de jour eu jour.

C'est surtout pendant cette dernière période de sa maladie, ma Révérende Mère, que notre bien aimée Soeur nous a été un sujet d' édification : silencieuse et régulière, elle a suivi tous les exercices de la Communauté tant qu'elle a eu la force de se soutenir. Et quand nous l'engagions à se reposer, elle nous répondait : « Oh ! si vous le permettez, ma Mère, je continuerai, il faut faire tout ce qu'on peut.» Elle faisait son Chemin de Croix tous les jours après Complies ; quand elle n'eût plus la force de se mettre à genoux elle voulut encore le faire debout. Après un quart d'heure de repos on la voyait, avec étonnement, revenir à Matines et lorsqu'elle ne put plus se tenir à la stalle, elle s'asseyait sur un petit siège derrière la porte. Elle a demandé à demeurer sur sa paillasse et ce n'est qu'un mois avant sa mort qu'elle voulut accepter un matelas.- Quand on allait la voir dans la journée, on la trouvait toujours occupée à son travail, et comme souvent elle se trouvait lasse elle s'excitait elle-même en disant : « Allons, marche, pour Jésus » C'est vous dire, ma Révérende Mère, que la lutte de cette âme vaillante s'est soutenue jusqu'à la fin.. Nous aurions voulu trouver ses résolutions de retraite et autres petits écrits qui dévoilaient ses sentiments intimes, mais elle avait eu soin de tout brûler dans la crainte qu'on ne pensât qu'elle avait pratiqué tout cela. C'est ce qu'elle dit un jour à sa jeune Infirmière. Nous avons cependant trouvé. dans son reliquaire, au dos d'une petite copie de ses voeux, ces mots qui peignent bien l'énergie de son âme : »Je veux renouveler ces voeux à chaque respiration, à chaque battement de mon coeur, à chaque mouvement quelconque que je ferai jusqu'au moment où mon âme quittant l'exil pour s'envoler dans les bras du Céleste Epoux, ira sceller pour toute l'éternité, ces noeuds bénis que ni les tourments les plus cruels,ni tout ce qu »on pourrait me faire souffrir de plus atroce ne pourront jamais me faire rompre., Jésus tout seul ici-bas, rien, plus ! non rien que vous, ô bien aimé et céleste Epoux ! »  

Notre chère Soeur n'a perdu aucune des communions plus fréquentes accordées dans ces derniers temps à la Communauté. Elle appréciait cette grâce au-dessus de tout ce qu'on peut dire, et rien ne lui coûtait pour se nourrir de cet aliment divin. Il lui fallait se lever au moins à l'Angelus pour être prête de bonne heure, car monsieur notre Vénérable Aumônier n'ayant plus assez de forces pour nous communier à la Messe, nous avons recours à l'obligeance de monsieur l'Archiprêtre de la paroisse. Toujours il a la charité de nous envoyer un de ses bons vicaires ou de venir lui-même nous donner la Ste Communion.,

Plus d'un mois avant sa mort , notre pauvre Soeur ne pouvait plus supporter de nour­riture solide, et ne prenait que du liquide ce qui lui faisait endurer le tourment de la faim. Elle devint d'une telle maigreur qu'elle était méconnaissable et sa faiblesse était si grande qu'on pouvait à peine entendre ce qu'elle disait. Durant cette longue agonie, son âme était toujours unie à la sainte volonté de Dieu, mais dans la souffrance et la sécheresse, « Je ne sais plus où II est, » nous disait-elle parfois. Un autre jour elle ajoutait : «, il me tarde de Le voir » - . « Mais c'est peut-être pour ne plus souffrir? » -« Oh ! non, s'il veut me faire longtemps languir, je le veux bien aussi. » Jamais elle n'a voulu qu'on la veillât, son Infirmière insistait pour cela, mais elle refusa même à sa dernière nuit, ne voulant causer de fatigue à personne.

Huit jours avant sa mort, la voyant si affaiblie, nous lui proposâmes l'Extrême-Onction. Elle accepta volontiers, heureuse de la recevoir avec sa pleine connaissance. La cérémonie se fit d'une manière touchante. Elle souhaita d'être assise sur une chaise et revêtue de son manteau ; elle demanda pardon à la Communauté, mais elle pouvait à peine s'exprimer; cependant elle répondait tout bas aux prières. Elle demeura très consolée d'avoir reçu ce Sacrement. Le lendemain et les jours suivants elle voulut être portée au choeur pour la sainte Communion. Nous lui avons dit deux fois les prières pour la recommandation de l'âme; mais au choeur, car elle ne pouvait supporter aucun bruit, elle souffrait tellement qu'elle nous disait: « Je voudrais sourire mais je ne le puis.»

Le vendredi matin, 20 Octobre, nous la trouvâmes beaucoup plus souffrante, et nous comprîmes qu'elle approchait de sa fin. La veille elle avait encore fait le projet de se lever pour recevoir la sainte Communion, mais cela ne lui était plus possible. Nous préparâmes tout pour lui porter le saint Viatique. Elle le reçut dans toute la ferveur de son âme; après avoir demandé à notre vénéré Père Confesseur une dernière absolution. Elle continuait d'avoir toutes ses facultés, mais son pauvre corps s'affaiblissait de plus en plus. Sa jeune Infirmière lui ayant dit: « Que voulez-vous que je demande à Dieu pour vous? » Elle répondit d'une voix éteinte. « Que je meure dans le pur amour.» Nous lui avions donné à plusieurs reprises, nos commissions pour le Ciel, et cette bien aimée fille nous répondit une dernière fois : «  Oui ma Mère, je n'oublierai personne . »

Enfin le soir au moment de neuf heures nous humections son visage d'un peu d'eau fraîche, ce qui lui était un soulagement contre les ardeurs de la fièvre, elle nous dit avec effort ; « C'est trop de satisfaction, Jésus n'est peut-être pas content. » Nous la rassu­râmes et la quittâmes pour aller à Matines, mais peu d'instants après, la Soeur du Voile Blanc qui était restée près d'elle, vint nous chercher en toute hâte. Hélas ! nous n'eûmes que le temps de recevoir son dernier soupir ; nos Soeurs du Voile Blanc étaient pré­sentes avec nous.

Elle s'est éteinte doucement dans la paix et l'amour de son Jésus. C'est ce qui nous donne la confiance qu'elle aura trouvé grâce devant le Dieu de toute sainteté. Cependant comme il faut être si pur pour satisfaire à sa justice, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire appliquer à notre bien-aimée Soeur Marie du Saint-Sacrement les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre sainte Communauté, l'indul­gence des six Pater, celles du Chemin de la Croix, une invocation aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, à notre père saint Joseph, à notre sainte mère Thérèse, à notre père saint Jean de la Croix et à sainte Catherine sa patronne. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma Révérende Mère, :

 

Votre très humble Soeur et servante,

Sr EUPHRASlE du SACRE Coeur

Carmélite ind.

De notre Monastère de la Sainte-Mère de Dieu, de notre père saint Joseph, de notre sainte mère Thérèse, des Carmélites de Lectoure le 7 novembre 1893.

Retour à la liste