Carmel

07 novembre 1892 – Grenoble la tronche

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, au 6e jour de l'Octave de tous les Saints, est venu retirer des souffrances et des misères de l'exil, pour l'introduire, nous en avons la confiance, dans le séjour de l'éternelle Béatitude, notre bien chère Soeur Marie-Marguerite-Philomène de la Sainte-Face, du voile blanc, âgée de 56 ans, moins 5 jours, et de religion 38.

Notre chère Soeur naquit dans une paroisse des environs de Grenoble d'une famille honnête et chrétienne et montra dès sa plus tendre enfance un goût parti­culier pour la piété. Ses parents étant venus se fixer non loin de notre monastère, cette chère enfant eut le bonheur de fréquenter pendant quelques années l'école qu'avait établie à ses frais, dans les dépendances extérieures de notre monastère, Mlle Vallet, notre vénérée fondatrice de sainte mémoire. Sous la direction et l'influence d'une maîtresse sage et pieuse, ses heureuses dispositions se développèrent et bientôt elle se sentît pressée de demander la grâce de venir abriter son innocence à l'ombre du Carmel. Elle avait voué à nos soeurs tourières une très grande affection et tout son bon­heur était de venir les voir et leur confier ses aspirations à la vie religieuse. Sa can­deur, sa simplicité parlèrent en sa faveur et elle eut la joie de voir s'ouvrir devant elle les portes de la maison de Dieu. Son caractère ouvert, sa gaîté et la bonne vo­lonté avec laquelle elle s'adonna aux occupations des soeurs du voile blanc, qui ne lui étaient pas familières, ne s'étant livrée dans le monde qu'à un travail de couture, lui gagnèrent facilement l'affection de la Communauté.

Pour surmonter les difficultés que sa jeunesse et son inexpérience lui firent ren­contrer dans la pratique de ses nouveaux devoirs, elle recourut à l'intercession do notre Père Saint-Joseph avec une naïve et filiale confiance. Elle fut exaucée, car en peu de temps elle acquit une très grande aptitude pour la culture du jardin et tout le reste. Placée sous la direction de notre regrettée soeur, Anne de Saint-Barthélemy, alors doyenne de nos chères soeurs du voile blanc, elle s'attacha à elle comme une enfant à sa mère, s'efforça de suivre ses avis en tous points, mettant de l'ordre, de l'économie, des soins à tout ce qu'elle avait à faire. Nous la verrons plus tard reconnaître les leçons et les enseignements qu'elle avait reçus de cette parfaite Carmélite pour la pratique de la vertu aussi bien que pour les devoirs extérieurs, en lui prodiguant pendant plusieurs années les soins les plus assidus, les plus dévoués, lorsque la paralysie vint la clouer sur un lit de souffrance qu'elle ne devait quitter que pour aller recevoir la récompense de ses héroïques vertus. Il était touchant de voir les attentions, les prévenances de notre chère soeur Philomène pour sa. vénérable malade cherchant à la distraire par de pieuses industries, d'intéressantes anecdotes, quelques joyeux cantiques, de pieuses lectures, de petites prières ; elle ne la quittait ni le jour ni la nuit, sa vie était comme identifiée à celle qu'elle regardait, aimait et soignait comme une Mère.

Notre chère soeur Philomène sut attendre avec patience et sans découragement le temps un peu prolongé que l'on crut devoir apporter à ses derniers engagements à cause de sa jeunesse et de son caractère naturellement un peu enfant. Ce fut dans toute la joie de son âme innocente et candide qu'elle eut le bonheur de s'unir à l'Époux des Vierges, par la Sainte profession, le 8 septembre, fête de la Nativité de la Sainte Vierge, en qui elle eut toujours une tendre et filiale confiance. Notre chère enfant avait une piété tendre et sensible qui trouvait un facile aliment dans ses lectures. Souvent sou coeur ne pouvait contenir le trop-plein de ses impressions. C'était alors pour elle un besoin impérieux de l'èpancher auprès de ses compagnes ou de celles qui l'abordaient. Sa physionomie ouverte et souriante montrait la joie do son âme et le bonheur qu'elle goû­tait dans l'accomplissement de ses devoirs. Toujours heureuse de rendre service et d'obliger ses soeurs, elle se rendait avec empressement à tout ce que l'on pouvait demander d'elle. Quelques années s'écoulèrent ainsi, puis arriva pour notre chère en­fant l'épreuve de la maladie et un long cortège de souffrance et d'infirmité. Après neuf ans seulement de vie religieuse, sa santé s'altéra sensiblement, un dérangement d'es­tomac réclama des soins et elle ne put plus servir à la cuisine. Elle fut alors donnée pour aide â nos chères infirmières dans les petits services à rendre aux malades, ce dont elle s'acquitta avec toute la bonté de son coeur, intelligence et dévouement. Elle fut aussi employée au travail do la couture, à la confection des ornements pour laquelle elle avait un grand attrait et de l'adresse, ne craignant pas sa peine pour arriver à rendre son travail irréprochable. Notre regrettée soeur Anne de Saint-Barthélemy, eu quittant la terre sembla avoir fait notre chère enfant héritière de la souffrance et de l'infirmité qu'elle venait d'échanger contre les délices éternelles de la Céleste Patrie. Elle laissa ce précieux trésor à celle qui lui avait prodigué ses soins et son affection, l'appelant pour ainsi dire à sa suite dans le chemin royal de la Croix, pour qu'elle put un jour jouir comme elle de la vue du Céleste Epoux qui les avait appelées l'une et l'autre à le suivre de bien près dans la voie douloureuse qu'il avait parcourue lui-même le premier.

A dater de cctte époque, ma Révérende Mère, notre chère soeur Philomène fut atteinte d'une complication de souffrances que nous étions impuissantes à soulager. Les ordonnances des médecins n'amenèrent aucun résultat satisfaisant. Il fallut s'en tenir à des soins. Pendant longtemps des douleurs névralgiques d'une cruelle intensité, ne lui lais­saient presque pas de repos, les moindres sensations de l'air lui causaient des souffran­ces aiguës dans la tête, elle ne pouvait sortir alors de son infirmerie.

Depuis plusieurs années, une grosseur démesurée et presque effrayante rendait de plus en plus notre chère enfant infirme et impuissante, elle ne pouvait se mettre au lit. Il y a un mois environ, un écoulement s'étant produit à une de ses jambes avec com­mencement de gangrène qui fut de suite combattu par un traitement du médecin, fit pressentir à notre chère malade que le terme de sa vie approchait, bien que le docteur n'y vit pas lui-même de danger prochain. De violentes douleurs de tête qu'elle signa­lait en portant la main à son front amenèrent une sorte de délire. Sans avoir perdu entièrement la connaissance de ses charitables et si dévouées infirmières et de celles qui la visitaient, il était difficile d'avoir avec elle une conversation suivie.

La veille de la Toussaint, elle put cependant, et nous le regardons connue une grande grâce, se confesser avec sa parfaite lucidité à un saint religieux qui nous donnait en ce moment les exercices d'une retraite. Il nous assura après l'avoir entendue qu'il était très satisfait, qu'elle avait fait parfaitement son accusation, que nous pouvions être tout à fait tranquille à son endroit. Nous avions d'autant plus besoin de cette assurance, que notre chère malade nous avait témoigné l'impuissance où elle était de recueillir ses pensées, nous suppliant de rester auprès d'elle pour suppléer à ce qu'elle ne pou­vait dire. Après cette confession, qui fut la dernière, notre chère enfant retomba dans son premier état, ses dévouées infirmières qui se succédaient auprès d'elle, saisissaient les quelques éclairs de raison qui paraissaient de moment en moment pour lui suggérer des actes d'amour, de confiance, d'abandon qu'elle répétait après elles. On la voyait en proie à de grandes souffrances qu'on avait la douleur de ne pouvoir soulager, l'absence de sa raison rendant les soins bien difficiles et bien onéreux à ses infirmières presque à bout de force. Le 5 au soir, étant allée la voir, elle nous reconnut bien, fit après nous les actes et les aspirations que nous lui suggérâmes; nous la laissâmes assez tranquille. La nuit fut calme, son infirmière la trouva dans un paisible sommeil à toutes les visites qu'elle lui fit.

Vers les cinq heures du matin, sa. position n'avait pas changé, s'approchant d'elle, elle lui fit faire les actes de foi, d'espérance, de charité et de contrition, puis elle s'éloigna quelques instants pour lui préparer quelque chose. Lorsqu'elle revint un moment après, ne l'entendant pas respirer elle s'approcha et s'aperçut qu'elle avait rendu le dernier soupir, elle était dans la même attitude où elle avait passé la nuit, la tête penchée sur ses genoux. La chère infirme vint en toute hâte nous prévenir et nous pûmes l'une et l'autre nous convaincre que notre bien chère Soeur Philomène était passée de ce sommeil dans les bras de son Père Céleste qui l'aura, nous en avons la confiance, accueillie bien favorablement après lui avoir épargné les souffrances et les angoisses de la dernière agonie. Notre chère enfant a longuement et beaucoup souffert, ce qui nous donne la confiance que le temps de l'expiation ne sera pas long pour elle; veuillez nous aider, ma très Révérende Mère, à hâter le moment de sa délivrance en lui faisant rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre.

Que votre charité veuille bien y joindre une journée de bonnes oeuvres de votre sainte Communauté, une communion, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, quelques invocations à la Sainte Face de Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge, à saint Joseph, à notre sainte Mère Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante et nous aussi, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux et très profond respect, dans le Coeur Sacré de N. S. J.-C.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante.

Soeur Marie des Anges

R. C. ind.

De notre Monastère de notre Père Saint Joseph des Carmélites, de la Tronche-Grenoble, le 7 novembre 1892.

 

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