Carmel

07 janvier 1891 – Beaune

 

Ma très révérende Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, pendant l'Oc­tave des belles fêtes de sa sainte Nativité, le jour même des Saints Innocents, est venu chercher pour l'associer à cette phalange privilégiée de glorieux Mar­tyrs, nous en avons la douce confiance, notre chère Soeur Jeanne-Marie de Saint Louis de Gonzague, professe de notre Communauté, âgée de 61 ans 3 mois et de religion 40 ans 6 mois et 17 jours.

 

Notre chère Soeur naquit à la Chapelle-de-Guinchay (Saône-et-Loire), d'une famille très honorable ; son père et sa mère étaient des chrétiens modèles. Dieu bénit leur union par la naissance de 8 enfants dont 3 fils et 5 filles ; deux de ses soeurs se sont consacrées au Bon Dieu dans la Congrégation des Soeurs du Saint Sacrement, où elles ont toujours été de parfaites religieuses, et ses frères n'ont pas dégénéré des bons principes que leur ont laissés leurs parents ; ils ont fait et font encore l'édification de toutes les personnes qui les connaissent.

Notre chère Soeur Saint Louis de Gonzague était encore pensionnaire au Saint Sacrement lorsqu'elle entendit l'appel du Seigneur ; l'attrait de la prière et de la solitude faisait déjà ses délices; cependant elle rentra quelques années dans sa fa­mille et se dévoua aux soins de ses frères et soeurs plus jeunes qu'elle et fut d'une grande ressource à sa bonne mère qu'elle aimait tendrement et qui aurait voulu la garder toujours auprès d'elle. Mais cette mère très chrétienne, ayant reconnu que le Bon Dieu lui demandait ce nouveau sacrifice, n'hésita pas à lui offrir sa fille chérie aussi généreusement qu'elle avait donné les deux aînées; elle fut présentée à nos anciennes Mères par son confesseur qui donna sur sa pénitente de si bons renseignements que la Communauté la reçut comme un présent du ciel. Ce zélé prêtre occupe encore aujourd'hui une importante paroisse du dio­cèse d'Autun, permettez-nous, ma Révérende Mère, de le recommander à vos ferventes prières. La première action que fit notre chère postulante fut un acte d'humilité : après avoir franchi le seuil de notre béni Carmel, elle remercia d'abord nos Mères de l'avoir admise, puis elle leur dit : Je ne sais rien faire, je suis une orgueilleuse. Nos Mères furent très touchées et édifiées de cet humble aveu. Quelques jours plus tard elle fit voir la fidélité avec laquelle elle s'acquit­terait de nos moindres devoirs ; une soeur lui ayant fait signe qu'elle parlait un peu haut, à l'instant elle se tut et se prosterna pour baiser la terre. Elle passa son postulat dans une grande ferveur et une grande obéissance ; aussi, la Commu­nauté satisfaite de ces heureux commencements l'admit avec Joie à la prise d'habit. Revêtue de nos saintes livrées elle s'appliqua avec une nouvelle ardeur à acquérir les vertus qui font la vraie Carmélite, et l'année de probation termi­née, elle prononça ses saints voeux.

 

Notre bonne Soeur Saint Louis de Gonzague s'était donnée au Seigneur avec grande joie, s'offrant à le servir de la Crèche au Calvaire : le divin Epoux ne tarda pas à approcher de ses lèvres le calice d'amertume : sa santé jusqu'alors très bonne s'altéra sensiblement et donna même de sérieuses inquiétudes ; elle fut obligée d'accepter des soulagements qu'elle redoutait beaucoup, tant était vif son désir de pratiquer notre sainte règle. Elle accepta cette épreuve avec grande résignation, mais au bout de quelques années sa santé se rétablit et elle put reprendre nos exercices de Communauté.

Notre bien aimée Soeur fut placée successivement dans divers offices et s'en acquitta toujours avec fidélité ; elle ne se serait pas permis de rien faire sans l'approbation de sa première officière. Plus tard, devenue première dans plusieurs offices, elle fut pour ses sous-officières, bonne, complaisante, pleine de charité ; elle a été tour à tour, robière, lingère, provisoire et sacristine; partout elle a porté cet esprit d'ordre et d'arrangement qui lui était naturel. A la sacristie surtout, elle a fait paraître cette vive foi et cette tendre piété qui étaient la vie de son âme ; elle ne s'épargnait ni soin, ni peine quand il s'agissait de la parure des autels ; pour les grandes fêtes, elle aimait à les orner de fleurs et de verdure. Enfin nous pouvons dire, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur Saint Louis de Gonzague fut toujours pour nous un modèle: sa charité était si grande que jamais on ne l'entendit dire une seule parole contre cette belle vertu ; nous pourrions en dire autant de son humilité et de sa simplicité. Notre Communauté, très édifiée de sa conduite, l'élut il y a 8 ans pour remplir la charge de Sous- Prieure ; elle remplit cette nouvelle fonction avec un zèle et une piété admira­bles, elle ne négligea rien pour que le Saint Office fût chanté avec ferveur et harmonie. Son union avec ses Mères Prieures était admirable, sa volonté était fondue dans la leur. Elle avait une grande dévotion à la Sainte Enfance de Notre Seigneur, elle s'efforçait de l'honorer en suivant exactement le calendrier du Manuel de l'Archiconfrérie qui prescrit quelque pratique pour chaque jour, et elle essayait de faire passer cette dévotion si chère à notre Carmel dans l'âme de toutes les postulantes. C'était surtout par l'imitation des vertus dont l'Enfant- Dieu nous donne l'exemple qu'elle Lui prouvait son amour, aussi voyions-nous avec bonheur les progrès incessants qu'elle faisait dans la simplicité, l'humilité et l'obéissance. Ne croyez pas, ma Révérende Mère, que ces vertus pratiquées avec tant d'aisance fussent naturelles à notre bien-aimée Soeur. Bien qu'elle fut d'un caractère doux, elle avait une nature très sensible et quelque peu nerveuse ; ce n'est donc pas sans de grands efforts qu'elle a pu se maintenir au niveau de ses devoirs, et de la perfection que nous remarquions en elle. Dans les premières années de sa vie religieuse, elle eut à soutenir les combats du Seigneur; des tentations, des peines intérieures vinrent l'assaillir ; mais sa soumission et son ouverture de coeur envers ses Supérieures la rendirent victorieuse, et ne tardè­rent pas à l'établir dans cette paix de l'âme qui favorise si bien notre union avec Jésus.

Elle avait une tendre dévotion envers la Très Sainte Vierge ; on la rencontrait souvent, en allant d'un lieu à un autre, tenant son chapelet à la main. Sa confiance en Notre Père Saint Joseph et en son saint Patron était immense; elle les invo­quait fréquemment et s'efforçait d'imiter leurs vertus. Son esprit de foi et de prière lui faisait embrasser tous les besoins de l'Eglise et des âmes ; les épreu­ves de Notre Saint-Père le Pape la touchaient vivement et elle offrait sans cesse ses prières pour qu'il vit bientôt le triomphe de l'Eglise. La conversion des pé­cheurs et particulièrement de ceux qui sont au lit de mort, était aussi l'objet de son zèle, elle leur venait en aide par tous les moyens que lui suggérait sa piété ; sa dévotion s'étendait surtout aux chères âmes du purgatoire, gagnant sans cesse des indulgences pour elles et faisant fréquemment le Chemin de la Croix; elle avait même fait en leur faveur le voeu héroïque.

Depuis quelques années notre chère Soeur était infirmière : elle remplissait cet office de charité avec le même zèle que ses autres emplois, elle le faisait avec l'affection d'une mère n'épargnant ni ses soins, ni ses peines pour soulager ses soeurs malades : c'est là, pendant qu'elle se dévouait, que le divin Epoux est venu la convier aux noces éternelles.

Depuis quelque temps déjà, nous voyons avec peine notre bonne Soeur Saint Louis de Gonzague s'affaiblir de plus en plus, mais son amour de la régularité la portait à faire des efforts héroïques pour s'élever au-dessus d'elle-même et pratiquer nos saintes austérités ; cependant, nous espérions la conserver encore quelques années, lorsque vers le milieu de Décembre elle fut atteinte d'un gros rhume ; malgré cela, elle continua à remplir ses fonctions d'infirmière. Nous l'engageâmes plusieurs fois à prendre des précautions, mais elle ne consentit à s'arrêter que lorsque ses forces lui firent défaut. Voyant sa toux augmenter, nous fîmes appeler Monsieur notre docteur qui, au début de cette maladie, ne trouva rien de grave, il nous dit de l'avertir si nous remarquions du changement ; après quelques jours, voyant notre chère malade plus fatiguée, nous le priâmes de revenir, il constata alors une bronchite, tout en nous donnant l'espoir de la guérir. Notre chère Soeur n'était pas de cet avis, elle avait même dit, en entrant à l'infirmerie, qu'elle n'en descendrait pas, et elle avait dit vrai. Dans la soirée du 24, elle nous témoigna le désir de faire la Sainte Communion à la Messe de minuit, car, nous dit-elle, je serai peut-être encore 8 jours sans pouvoir la faire : ce fut bien le Saint Enfant-Jésus qui nous inspira de lui accorder cette permission, car ce devait être, hélas ! sa dernière Communion sur la terre. Il semblait par là, vouloir la récompenser de sa grande dévotion à la Sainte Enfance. La nuit du 27 au 28 avait été assez calme et le Dimanche matin, elle nous demanda la per­mission de se lever pour assister à la Sainte Messe, ce que nous lui refusâmes. Dans la matinée, la fièvre devint plus intense, nos craintes redoublèrent. Nous attendions avec impatience la visite du médecin pour lui demander si le danger était assez imminent pour lui faire recevoir les derniers Sacrements. Notre bien- aimée Soeur avait manifesté le désir de se confesser après le salut qui devait avoir lieu à 4 heures 1/2; pendant la bénédiction, deux soeurs restèrent auprès d'elle, elle était calme, et ses gardiennes la croyant endormie évitaient le moin­dre bruit. Quelle ne fut pas leur douloureuse surprise, lorsque, s'approchant d'elle, elles virent qu'elle dormait du sommeil de la mort ; elles agitèrent forte­ment la cloche de l'infirmerie, la Communauté qui sortait du choeur accourut aussitôt mais pour entendre ces mots : elle est morte..., elle est morte... Jugez, ma Révérende Mère, de notre extrême désolation. Le confesseur entrait à ce moment, il lui fit toutefois une onction sous condition et récita avec nous le Sub venue, au même instant le médecin arrivait, on lui apprit la triste nouvelle. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de le recommander à vos ferventes prières, ainsi que toute son honorable famille.

Si la mort de notre regrettée Soeur Saint Louis de Gonzague a été subite, elle n'a cependant pas été imprévue, car elle s'y préparait depuis longtemps. Comme nous vous l'avons dit plus haut, ma digne Mère, elle avait fait la Sainte Commu­nion à la Messe fie minuit et s'était confessée la veille. Dans ces quelques jours d'in­tervalle, elle avait été constamment, par sa soumission et son union à Dieu, un sujet d'édification pour toutes celles qui l'entouraient, car, disait-elle, je ne peux pas prier de bouche mais je le fais de coeur. Sa figure si calme, si sereine après sa mort, prouvait bien qu'aucune terreur n'avait troublé son dernier mo­ment, c'était le petit enfant qui s'était endormi sur le sein de son père. Cepen­dant, il faut être si pur pour paraître devant le Dieu de toute Sainteté que nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre Saint Ordre, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et celle des six Pater, et quelques invocations à la Sainte Famille et à Saint Louis de Gonzague; elle vous en sera très reconnais­sante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire dans l'amour du Saint Enfant-Jésus,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur Marie de Saint-Pierre, R. C. I.

De notre Monastère de la Sainte-Enfance de Jésus et de Saint Etienne 1er Martyr,

des Carmélites de Beaune, ce 7 Janvier 1891.

 

Beaune. — Imp. Arthur Batault

 

 

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