Carmel

07 février 1890 – Paris Messine

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix en Notre-Seigneur Jésus Christ, dont la volonté toujours adorable, vient de nous éprouver douloureusement en nous redemandant notre chère et bien-aimée Soeur Joséphine-Louise de Jésus-Maria, professe de notre communauté, âgée de 42 ans 25 jours, et de religion 20 ans, 2 mois et 26 jours.

 

Notre Chère Soeur naquit au château de Fuligny, d'une des premières familles de la Champagne. Dès l'âge le plus tendre, elle montra un caractère énergique, ardent, accessible aux sentiments élevés. Elle était très vive, un peu dominante, mais son coeur était si bon qu'il était facile de l'amener à se soumettre. A cinq ans, on la conduisait de temps en temps dans notre chapelle, et invariablement la petite Louise répétait : « Non, je ne veux pas être Carmélite. » Sa tante, qui était l'amie intime de notre vénérée Mère Isabelle de St-Paul, lui ayant rapporté ces paroles, celle-ci lui répondit prophétiquement : « Vous verrez que cette enfant sera un jour Carmélite. »

 

L'époque de sa première Communion fut pour elle l'occasion de travailler courageusement à la réforme des petits défauts inhérents à sa nature. Vers ce même temps, elle s'adonna à quelques bonnes oeuvres, faisant le catéchisme aux enfants du village, travaillant pour les pauvres. Son coeur si tendre comprenait toutes les délicatesses des affections de la famille. Confiée à sa tante, laquelle l'aimait comme une fille, Louise fut la consolation de cette mère affligée par la mort d'un fils bien-aimé.

A l'âge de quinze ans, le jour de la fête de notre Séraphique Mère, la chère enfant entendit pour la première fois l'appel de Dieu; elle y répondit avec une fidélité constante. Sa famille était trop foncièrement pieuse pour vouloir entraver cette vocation, mais prudemment il fut convenu qu'elle attendrait quelques années, qu'elle continuerait à soigner son instruction. Elle aimait les arts, la littérature, tout ce qui séduit les âmes élevées. Il fut même décidé qu'elle irait dans le monde et qu'elle voyagerait. Son entrain au milieu des brillantes réunions faisait parfois supposer qu'elle hésitait à suivre sa vocation ; mais quand au retour d'une fête, on lui demandait si elle s'était bien amusée : « Beaucoup, » répondait-elle. — « Eh bien, ajoutait Madame sa mère, est-ce que tu persistes dans ton désir d'être Carmélite ? » —« Cer­tainement, et chaque fois que je goûte aux joies du monde je n'en suis que plus affermie dans mon désir de me donner à Dieu là où II m'appelle. »

 

A l'insu de sa famille elle s'essayait à une vie mortifiée. Le matin, à la première heure, elle se levait pour s'entretenir avec le divin Maître, puis se recouchait pour que personne ne mît obstacle à son zèle.

Louise venait d'atteindre sa vingt-et-unième année ; son coeur, jaloux de répondre à la jalousie de Celui qui l'avait cap­tivé, songea à s'éloigner des siens. Sa mère et sa tante si pieuses, qui n'avaient jamais cessé de la combler de toutes les marques de leur maternelle affection, puisèrent dans leur foi et dans leur désir de ne pas refuser à Dieu cette âme choi­sie, la force et le courage de se séparer de cette enfant chérie.

Le 6 novembre 1869, elle entra dans notre Carmel pour y mener une vie de sacrifice et y trouver Jésus, qui l'appelait à l'écart dans la solitude pour lui parler au coeur.

 

Âme grande et généreuse, coeur aimant et dévoué, Soeur Louise de Jésus-Maria se donna, se dépensa sans compter, et ne recula devant aucune épreuve. Elle commença, son postulat avec un courage qui ne se démentit jamais. A la fin d'avril 1870, elle fut admise à la grâce du Saint Habit, et le samedi 7 mai elle revêtit les livrées de notre divine Mère. Ce ne fut que deux ans plus tard qu'elle fut reçue pour la Profession, soit pour éprouver sa vocation, soit à cause des événements politiques. Le 18 avril 1872, fête de notre Bse Soeur Marie de l'Incarnation, elle prononça ses voeux, à la grande satisfac­tion de la Communauté, qui fondait sur notre bien aimée Soeur ses plus douces espérances.

 

Nous pourrions, ma Révérende Mère, résumer la vie religieuse de notre chère Soeur dans ces deux mots : Vivre inti­mement avec Jésus Hostie, s'immoler en union avec Jésus Hostie. Du reste nous voulons, pour votre édification, vous citer dans son entier l'acte de Consécration qu'elle fit d'elle-même au Très Saint Sacrement, deux ans après sa Profession, avec l'approbation de ses supérieurs. Il vous fera mieux connaître que toutes nos paroles les aspirations de cette âme généreuse, et plus tard vous verrez, ma Révérende Mère, comment le Seigneur agréa l'oblation de sa fidèle épouse.

« Par les mains de pion unique et bien-aimée Mère Notre-Dame du Très Saint Sacrement, je fais aujourd'hui à Jésus Hostie la consécration entière et sans réserve de tout mon être, voulant que tout en moi soit uniquement employé au service, à la gloire et à l'amour du Très Saint Sacrement, et me proposant de l'honorer surtout par l'imitation de son état d"anéantissement, de son obéissance et de sa vie cachée dans la sainte Hostie, y^e veux que mes actions et mon repos, mes pensées et mes paroles, mes consolations et mes douleurs, mes occupations extérieures et les affections de mon coeur, tendent toujours sans cesse vers le Saint-Sacrement et, unies à celles de Marie, soient autant d'actes d'amour pour lui, virtuellement toujours, et actuellement autant qu'il me sera possible. Je ne veux plus me réserver la disposition d'aucune bonne oeuvre, pénitence, souffrance, mais les remets toutes entre les mains de Notre-Dame du St Sacrement, afin qu'elle les fasse servir à la gloire du Saint-Sacrement pour lui gagner des coeurs qui l'aiment et réparer les outrages qu'il reçoit journellement dans son Sacrement d'amour. Enfin, je ne veux plus me considérer que comme la victime et la choie du Très Saint Sacrement, acceptant pour l'amour de lui tous les crucifiements, qui doivent être le partage d'une victime. Jésus Hostie, seul amour de mon âme, en retour du don total et sans retour que je vous fais de moi-même, accordez-moi une seule grâce. Transformez-moi par telle voie qu'il vous plaira, mais transformez-moi en ce pain pur et azyme dont vous pourrez faire une hostie toujours consumée par la souffrance et l'amour, et ce jus­qu'à la mort.

Soeur Louise de Jésus-Maria, 31 mai 1874. "

 

Les derniers mots et sa signature étaient écrits avec son sang.

 

Notre chère Soeur aimait sincèrement toutes ses Mères et Soeurs, leur en donnant des preuves manifestes en se dévouant avec zèle dans tous les offices qui lui furent confiés ; successivement lingère, provisoire, infirmière, partout elle veillait attentivement aux besoins de la Communauté; jamais elle ne s'est épargnée elle-même, allant très souvent au delà de ses forces sous ce rapport. Elle trouvait moyen d'obtenir de ses Prieures de prendre pour elle le plus péni­ble, le plus fatigant, et savait leur persuader qu'elle le pouvait supporter mieux que personne. Son amour surnaturel pour les mortifications en usage dans les cloîtres les lui avait rendues familières ; on ne pouvait sans admiration voir notre chère Soeur de Jésus-Maria, élevée si délicatement, se livrer à de telles austérités. Au mois de novembre dernier, ayant sollicité et obtenu quelques permissions de ce genre, elle nous dit ensuite, avec un regard rayonnant de joie, que cela lui avait fait le plus grand bien. C'était, on le voit, l'âme généreuse et ingénieuse pour ne laisser passer aucune occa­sion de s'immoler en union avec la grande Victime.

 

Les rapports de notre bien-aimée Soeur avec le divin Maître étaient d'une simplicité toute filiale ; c'était le coeur à coeur de l'ami avec son amie. Un jour où nous parlions de la mort et des angoisses plus ou moins douloureuses qui peuvent assaillir l'âme à ce moment solennel, elle dit : « C'est une grande chose de paraître devant le Dieu trois fois saint ; cependant, ce doit être bien doux aussi quand on a vécu dans l'intimité de Jésus Hostie. » Et, son regard s'enflammant, elle ajouta, avec un accent que l'on ne peut oublier, ces paroles de Moïse dans l'Exode ; « Seigneur, montrez-moi votre Face, montrez-moi votre gloire ! » Elle aimait beaucoup les Saintes Écritures, en faisait sa nourriture habituelle et en citait volontiers des passages entiers. Une de nos Mères, sa compagne de noviciat, qui est également retenue à l'infirmerie, nous disait que, dans ses entretiens avec notre Soeur de Jésus-Maria, les pensées de Dieu, du Ciel et de l'éternité étaient celles qui revenaient le plus souvent ; si on parlait d'autre chose, elle se hâtait de dire : « Tout cela est de la terre ; reve­nons au surnaturel, c'est si bon le surnaturel. »

 

Il était facile de constater un travail et un progrès de la grâce bien accentué dans son âme. Ses dispositions habituelles étaient un état d'anéantissement avec Jésus Victime, anéanti et silencieux au Saint-Sacrement, adorant, acquiesçant et adhérant à tout ce qu'il faisait d'elle. De plus en plus la vie silencieuse et cachée de Jésus Hostie l'attirait ; notre chère Soeur se sentait ainsi intimement pressée de s'offrir pour les âmes sacerdotales et religieuses en réparation et en victime. Elle l'a fait jusqu'à son dernier soupir.

Depuis longtemps la Soeur de Jésus-Maria avait une toux chronique des bronches, mais les médecins consultés ne découvraient absolument rien de grave dans son état ; nous la faisions ausculter de temps en temps, et toujours on nous donnait l'assurance qu'il n'y avait aucune inquiétude à avoir ; notre Soeur s'en préoccupait moins que personne, ayant toujours eu, depuis son entrée au Carmel, un véritable mépris d'elle-même ; aussi tout ce qui était à son usage en portait le cachet.

 

Au mois de septembre dernier, sa santé nous donnant de plus sérieuses craintes, elle dut quitter sa cellule et venir à l'infirmerie. Régulière et silencieuse là comme partout ailleurs, elle s'abandonna entre nos mains pour tous les soins que nous crûmes bon de lui prodiguer. Tant qu'elle le put, elle vint encore à nos récréations et prit part à nos fêtes de famille, dont elle était l'âme. Encore en décembre, pour les saints Innocents, elle fit une trentaine de couplets pour égayer ses sieurs.

Depuis plus d'un an, notre bonne Soeur était chargée de l'Oratoire ; elle s'en est occupée jusqu'à l'avant-veille de sa mort avec toute la ferveur de son amour ; son bonheur était de l'orner, d'y entretenir des fleurs fraîches ; il faut croire que le divin Prisonnier du Tabernacle l'avait pour agréable, car durant tout ce temps, très rares étaient les jours où l'autel de l'Oratoire manquait de fleurs naturelles. Son lit à l'infirmerie était près d'une des portes donnant dans ce sanctuaire ; là, Soeur de Jésus-Maria montait la garde des journées presque entières ; aux pieds de Jésus elle restait silencieuse, vivant de son intimité par la foi alors même qu'il se cachait. Cette âme droite et franche ne s'ignorait pas. « Je suis une barre de fer, la barre de fer ne s'amollit qu'au feu : moi, le feu qui me fondra est le soleil de l'Eucharistie. » Et alors elle allait s'exposer à ses rayons, et attendait humblement et patiemment l'heure du Maître tant aimé. Cette attente n'était pas inactive de sa part, oh non ! c'était une âme militante s'il en fut ; aussi pouvait-elle dire : « Je n'ai jamais été un moment de ma vie religieuse sans lutte et sans combat disait encore à qui voulait l'entendre : «Je suis douée d'un formidable

 

orgueil; » cependant elle tendait sincèrement à cette humilité vraie qui consiste à connaître intimement sa pauvreté, sa misère, son néant, et à accepter pratiquement d'être reconnue telle parles autres ; non que sa nature la portât à cet abais­sement, mais elle comprenait de plus en plus que Jésus la désirait là. Or, pour elle, savoir ce que Jésus voulait et y coopérer de toutes ses forces, c'était tout un.

11 y a environ quinze jours, notre chère Soeur se trouvant plus fatiguée, nous fîmes venir notre docteur, dont le dévoue­ment est à l'égal de son talent ; il constata cette fois une congestion pulmonaire ; le traitement qu'il fit suivre à notre aimable malade parut devoir la tirer de ce mauvais pas, mais cet espoir ne dura pas longtemps. Elle se levait tous les jours un peu, et allait les jours de Communion recevoir le Pain Vivant à la tribune des malades. Comme nous lui disions qu'elle se fatiguait beaucoup en se levant à jeun, elle nous répondit : « Vous savez que j'ai fait mes conventions avec Jésus pour ma mort. Je lui ai dit: « Mon Maître, tant que je vivrai, j'irai vous chercher aussi longtemps que je pourrai ; mais vous, à ma dernière heure, vous viendrez vous-même me chercher ; je m'endormirai sur votre Coeur Eucharistique, et alors vous m'emmènerez où vous voudrez. "

 

Notre chère Soeur a tenu sa promesse en allant vraiment chercher Jésus jusqu'au bout de sa vie; qui peut douter que le Dieu fidèle n'ait tenu la sienne ? C'est en effet après avoir été par un dernier et suprême effort chercher son Jésus Hostie qu'elle est entrée en agonie. Elle nous disait, lorsque la suffocation lui permit un peu de parler : « Au moment de recevoir Jésus, j'ai senti que la crise commençait; je me suis littéralement jetée sur la sainte Hostie pour l'emporter; j'ai eu un moment d'angoisse affreuse croyant que je ne pourrais jamais l'avaler. » Notre chère Soeur ajoutait avec humilité : « Mon Dieu, quelle action de grâces j'ai faite ! » Elle avait donné sa vie au Dieu de l'Eucharistie : voilà son action de grâces.

 

Mais revenons, ma Révérende Mère, aux quatre jours qui ont précédé sa mort. Notre bon docteur venait tous les soirs, et nous assurait que le danger de la congestion était conjuré ; nous étions heureuses de partager cet espoir avec Madame sa mère, qui venait au parloir recevoir des nouvelles de sa fille chérie. Reconnaissante pour les moindres soins. Soeur de Jésus-Maria nous disait : « Ma Mère, je vous donne de la peine comme quinze; » et comme nous lui exprimions notre joie de les lui prodiguer, lui rappelant qu'elle aussi, étant infirmière, aimait à soigner ses malades, elle ajouta : « Oui, mais je sais aussi le mal que cela donne. » Cette réflexion nous prouva une fois de plus que sa vie avait été un acte d'immola­tion presque incessant : ce n'était pas en vain qu'elle s'était offerte à Jésus immolé sur nos autels.

 

Dans la soirée, on remit au tour deux bouquets de fleurs; nous nous empressâmes de les apporter à notre chère malade, qui se réjouit à l'idée d'en faire une belle parure pour l'Oratoire. En effet, le lendemain matin, la bonne Mère, sa voisine d'infirmerie, revenant de la Messe, nous dit : « Je la trouvai tout environnée de fleurs, l'infirmerie en était parfumée. Soeur de Jésus-Maria était radieuse, et me dit en souriant faisant allusion à la parole du Cantique. » « Voyez, notre lit est tout couvert de fleurs. » Je continuai sa pensée. Et vous dites comme l'épouse. « Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez- moi avec des fruits, car je languis d'amour. » Elle reprit : « Je suis si heureuse de donner des fleurs à Jésus! ¿est mon bonheur. En les arrangeant, je fais avec Lui un petit colloque mystique. Je lui dis : Jésus, vous me donnez des épines en m'envoyant la Croix et la maladie, et moi je vous donne des fleurs ! » Puis, se reprenant aussitôt : « Ah ! c'est bien Lui qui a pris les épines le premier, ce bon Jésus...! »   

 

Dans la journée elle parla de sa chère et double famille, de sa bonne mère, à qui elle aurait voulu qu'on cachât jusqu'au dernier moment la gravité de son état : « Pauvre mère ! disait-elle, elle a tant souffert dans sa vie ! » Elle parla de tous ceux qu'elle chérissait, de sa soeur si éprouvée aussi et si fortement chrétienne, de ses frères vivants ou défunts, de ses bien-aimés neveux ou nièces, qu'elle aimait comme ses enfants; enfin elle eut un mot affectueux pour tous ; ce coeur si aimant pouvait-il oublier quelqu'un ? Le Docteur nous dit le soir que notre malade avait une nouvelle congestion pulmonaire, mais il ne paraissait pas inquiet. Le lendemain vendredi, allant la visiter au moment du réveil, nous la trouvâmes calme, sans oppression, le pouls meilleur que les jours précédents. Elle se prépara avec sa chère infirmière pour aller à la tribune recevoir Jésus Hostie. Comme nous étions loin de penser les unes et les autres que c'était la dernière fois I Déjà nous vous avons dit un mot plus haut, ma Révérende Mère, des angoisses qui suivirent cette Communion ; durant un quart d'heure nous pensâmes la voir expirer entre nos bras sans pouvoir lui porter aucun secours; en attendant la visite de notre docteur, nous en fîmes entrer un autre, voisin de notre monastère, il prescrivit une potion qui la soulagea; mais elle commençait pourtant sa douloureuse agonie, qui devait se prolonger trente-six heures. A partir de cet instant, son infirmerie devint un sanctuaire où la prière ne cessa jamais, ni le jour ni la nuit. Elle resta dans son fauteuil jusqu'à l'arrivée de notre pieux docteur, qui constata des symptômes d'asphyxie. Notre chère Soeur lui demanda s'il ne serait pas temps de recevoir les derniers Sacrements; la réponse étant affirmative, nous nous empressâmes de disposer toutes choses pour cette touchante cérémonie. Comme elle avait fait la Sainte Communion à jeun le matin, elle eut la consolation dans l'après- midi de recevoir son Jésus en viatique. Quelle joie pour ce coeur eucharistique ! Quelques-unes de nos Mères, les infirmières, et les sacristines y assistèrent seules, notre chère agonisante ayant un grand besoin d'air. La Communauté resta dans l'Oratoire pour y faire les prières du Manuel. Lorsque tout fut terminé. Monsieur l'aumônier donna à la malade la béné­diction avec le Saint Ciboire, sur lequel son regard se fixa d'une manière indicible et que nous n'oublierons jamais.

 

Qui pourrait exprimer les cruelles souffrances de l'asphyxie progressive auxquelles notre chère Soeur fat soumise durant deux jours et une nuit ! En contemplant notre bien-aimée Soeur haletante, on ne pouvait s'empêcher de penser à ces paroles de S'Ignace martyr dont nous faisions la fête ce jour-là : « Je suis le froment de Jésus-Christ, je serai moulu par la dent des bêtes et réduit en farine pour être un pain agréable à mon Seigneur Jésus-Christ. » Grande était sa dévotion pour l'illustre évêque d'Antioche, Nous ne doutons pas qu'il ait obtenu un don de force spéciale à l'épouse de jésus devenue elle-même le froment du Christ, broyée sous l'étreinte de la douleur, afin d'être faite le pain pur, l'hostie sanctifiée qui allait s'unir au Verbe de vie pour l'éternité bienheureuse !

 

Le soir le docteur revint ; nous lui demandâmes s'il serait prudent de faire recevoir encore le lendemain le Saint Via­tique à notre chère mourante ; il répondit que cela était impossible et il ajouta : « Elle communiera dans le ciel. » Après avoir appliqué plusieurs remèdes, qui ne produisirent aucun effet, il se retira en nous donnant à entendre que le sacri­fice serait bientôt consommé à moins d'un miracle. La lutte se prolongea encore près de 24 heures. Durant toute cette longue agonie, jamais une seule plainte n'est sortie de la bouche de notre chère Soeur, jamais la plus légère impatience n'a pu être aperçue sur cette physionomie empreinte de la plus vive douleur ; elle s'unissait à toutes les invocations qui lui étaient suggérées, car elle a conservé sa connaissance jusqu'à la fin ; les prières de la recommandation de l'âme lui furent souvent renouvelées ainsi que la grâce delà sainte absolution. Notre vénéré Père Supérieur, averti en hâte de l'état de notre chère malade, nous écrivit : « Forcément retenu, je ne puis aller avenue de Messine, à mon grand regret ; je m'unis aux préoc­cupations et aux prières, demandant à Dieu, pour cette âme que j'ai vue si courageuse à persévérer dans sa vocation malgré les épreuves, la bénédiction de Notre-Dame du Mont Carmel et de Ste Thérèse sa Mère. »

Le samedi matin, vers cinq heures, notre chère Soeur nous regarda attentivement, puis inclina la tête pour nous deman­der la bénédiction; cet acte vous prouve, ma Révérende Mère, jusqu'à quel point elle conservait sa connaissance. Elle con­tinua à s'unir aux prières, qui se succédèrent comme la nuit et le jour précédents. Elle reçut les commissions de ses Soeurs pour la Patrie. Lorsque nous disions : « Venez, Seigneur Jésus, à son secours, elle ajoutait : Vite / La journée fut très pénible, mais après le chant du Salve notre bien-aimée Soeur de Je sembla céder à un sommeil précurseur du repos éternel ; elle ne répondit plus rien aux questions qui lui furent faites ; peu à peu sa respiration devenant plus paisible et plus rare, nous fîmes sonner la Communauté, qui arriva à temps pour recevoir son dernier soupir : il était 6 heures et demie. L'apaisement subit de ses traits contractés par la douleur, l'expression souriante de béatitude empreinte sur sa physionomie, nous consolaient par la pensée qu'elle avait trouvé le repos promis à l'âme qui a combattu le bon combat du Seigneur.

Le dimanche, notre bonne Soeur fut exposée à la grille du choeur, où elle resta quarante-huit heures. Après l'office des morts, nous ne pouvions nous lasser de la contempler, tant elle était belle. Nous nous disions: Il est impossible qu'après une telle mort l'âme ne laisse quelques reflets sur le corps qui a été le compagnon de ses luttes, même avant l'heure où il doit être associé par la résurrection à ses triomphes.

Malgré la rigueur de la saison, il semble que le divin Maître ait voulu rendre à profusion à sa servante les fleurs qu'elle lui avait si souvent offertes sur la terre, car, durant deux jours et deux nuits, notre chère Soeur en fut constamment couverte.

Quels rapprochements ne faisions-nous pas en récitant auprès de son corps le bel office de la Purification ! L'heure de la rencontre ne venait-elle pas de sonner pour cette âme, et plus heureuse que le vieillard Siméon, ne pouvait-elle pas dire : « Je le tiens et je ne le laisserai pas aller ? »

Le Très Révérend Père Provincial des Frères Prêcheurs, plusieurs de ses religieux, et quelques prêtres entrèrent dans la clôture pour l'absoute, qui se fit le plus solennellement possible.

Nous vous transcrivons ici, ma Révérende Mère, un billet trouvé dans le papier des voeux de notre chère Soeur : « Je prie notre Révérende Mère de demander que les suffrages de notre saint Ordre et autres prières que l'on voudra bien faire pour moi, soient remis entre les mains de la Très Sainte Vierge, afin qu'elle en dispose à son gré en faveur des âmes du Pur­gatoire et je m'abandonne moi-même avec confiance entre les mains de la Mère de miséricorde. Je prie aussi notre Révérende Mère de demander que l'on veuille bien ajouter aux suffrages de l'Ordre une invocation à St Ignace de Loyola, une à N.-D. du Saint-Sacrement, et l'invocation ; loué et aimé soit Jésus au Très Saint Sacrement. Enfin je prie très humblement notre Mère de déposer dans mon cercueil, avec le papier de mes voeux, ma consécration au Saint-Sacrement signée de mon sang. En la vie et en la mort je suis à Jésus Hostie. O Jésus Hostie ! je remets mon âme entre vos mains."

 

Nous espérons, ma Révérende Mère, que vous daignerez accéder aux pieux désirs de notre chère Soeur Louise de Jésus-Maria, et ajouter par grâce aux suffrages déjà demandés une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les Indulgences du Via Crucis et celles des six Pater ; elle vous en sera très reconnaissante, et nous aussi, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix du Très Saint Rédempteur, avec un religieux et profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

De notre Monastère de la Réparation et de la Ste Face du Très Saint Rédempteur des Carmélites de Paris, 23, Avenue de Messine, 7 février 1890.

 

Votre humble Soeur et servante,

Sr Thérèse de JÉSUS,

r. c. i.

 

Lille. — Imprimerie St-Augustin

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