Carmel

06 Mars 1893 – Niort

 MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONOREE MÈRE

 

PAIX ET TRÈS HUMBLE SALUT EN NOTRE-SEIGNEUR

 

Nous venons réclamer de votre charité, avec l'offrande du Saint Sacrifice de la Messe, les suffrages de votre Communauté pour notre regrettée Soeur AUGUSTINE de La Croix, Tertiaire de notre Saint Ordre et Tourière agrégée de notre Monastère, pieusement endormie dans le Seigneur dimanche 26 février, à l'âge de près de 80 ans.

Cette chère Soeur, notre première Tourière, nous a servies pendant plus de 34 ans, avec un entier dévouement, une fidélité parfaite.

Elle était née au Puy-Saint-Bonnet, petite paroisse de ce Diocèse de Poitiers, au sein d'une population éminemment chrétienne et d'une famille patriarcale. Elle conserva toute sa vie la foi profonde et la solide piété de sa première éducation : rien du monde n'eut jamais place en son âme pure. Elle fit ses premiers essais de vie religieuse chez les Trappistines des Gardes, où l'étude du plain-chant déconcerta sa persévérance.

De retour dans sa paroisse natale, notre chère Soeur en a toujours été l'édification ; mais si pieuse et retirée que fût la vie qu'elle menait, elle portait en son âme une indéfinissable inquiétude et aspirait à faire quelque chose de plus pour Dieu. A quarante-cinq ans, elle vint sur la parole de son Directeur, partager avec nous les privations et les labeurs de notre récente fondation. Seule pendant sept ans pour tout le travail du dehors, elle s'y donna sans compter. Il lui fallut du courage pour vivre heureuse et contente dans le réduit qui lui servait d'habitation ; notre Couvent provisoire était si exigu !... Le tour et ses dépendances, y compris les parloirs et le logis de notre chère Fille, occupaient un espace de six à huit mètres carrés, divisés en huit ou neuf compar­timents. La complète solitude dont elle y jouissait et la proximité de notre petite Chapelle où elle passait une partie de ses nuits en prière, lui semblaient un salaire plus que suffisant pour la fatigue de ses journées, comme pour la gêne à laquelle ou aurait pu la croire insen­sible. Dire ce que furent la pauvreté, la sobriété, l'austérité de sa vie en toutes choses, nous serait comme impossible.

Lorsque la Communauté devenue plus nombreuse prit possession du Couvent définitif et de la Chapelle que nous venions de construire, des Compagne durent être adjointes à notre chère Soeur: ce lui fut un très grand sacrifice. Le contact des créatures lui était et lui demeura toujours une épreuve : les repas en commun, mais surtout les récréations et autres relations journalières, lui donnaient de temps en temps la tentation d'un regard en arrière, et le silence absolu avec les austérités de la Trappe lui revenaient comme un fatigant mirage que l'obéissance pouvait seule dissiper. Si parfois, par cet esprit de retraite un peu sauvage et quelques vivacités de caractère, notre chère Fille donnait à souffrir autour d'elle, elle en souffrait plus que personne et savait trouver dans sa souffrance même l'aliment de son humilité. « Je n'ai point de charité », disait-elle souvent, « qu'est-ce que le bon Dieu fera de moi ? » Combien cependant elle était en vérité charitable et accueillante pour tous ! Sa simplicité naïve la faisait aimer dès le premier abord ; sa bonté compatissante, sa douce et humble modestie inspiraient une confiance et une estime allant jusqu'à la vénération. Nous ne savons quel charme secret attirait à elle les petits enfants, pour lesquels elle avait les plus aimables condescendances. Faire l'aumône, consoler, assister en toute manière ce cher prochain qu'elle s'accusait tant de ne pas aimer, était sa meilleure joie en ce monde : lui infliger un refus, lui causer le moindre déplaisir, la mettait au supplice, et plus d'une fois elle sentit son courage et son obéissance défaillir devant l'obligation de refuser une aumône impossible, une visite intempestive... Aussi, tous ceux, grands et petits, qui ont connu « la bonne Soeur Augustine », partagent aujourd'hui nos regrets.

Sa piété a été constante, bien qu'elle ne fût pas soutenue par les consolations sensibles. La sécheresse habituelle de son âme lui était très

pénible ; elle se déclarait humblement trop dépourvue d'intelligence pour faire oraison, et pourtant elle s'occupait de Dieu et priait sans cesse. Que de Rosaires et de Chemins de Croix elle ajoutait au Petit Office de la Vierge qu'elle récitait comme Tertiaire ! Les hymnes et les cantiques de l'Eglise étaient toujours en sa mémoire et sur ses lèvres. Souvent, quand nous l'abordions, elle nous citait des traits de l'Evangile et des psaumes dont elle admirait les beautés, en tirant pour elle-même d'heureuses applications pratiques.

Notre bonne Soeur Augustine avait reçu eu partage la grâce qu'im­plorait le Saint Roi-Prophète, Quand il disait à Dieu : « Confige timore tuo carnes meas »; mais son caractère naturellement inquiet y ajoutait quelque chose d'excessif qui nuisait à l'épanouissement de sou amour et troublait son espérance. La pensée de la mort et du jugement la tourmentait et l'idée de la corruption du tombeau, qui lui faisait horreur, la tenait une partie de ses nuits éveillée et tremblante d'effroi.

Elle eut toujours une répugnance extrême pour la maladie et les longues infirmités, de peur de donner de la peine et de causer de l'em­barras à ses Soeurs. Le bon Maître a largement exaucé les désirs de sa fidèle Servante, qui jouît presque constamment d'une bonne sauté durant sa longue carrière. Un peu affaiblie par l'âge, elle avait dû pourtant se résigner depuis plusieurs années, à relâcher quelque chose de ses habitudes d'austérité et de travail. Elle se disputa longtemps les soulagements nécessaires, qu'il fallait lui imposer d'autorité. Récemment encore il lui arrivait de déclarer énergiquement qu'elle n'accepterait ni ceci, ni cela, si ses compagnes, jeunes et bien portantes, n'étaient pas au même régime : il ne fallait rien moins que : « Notre Mère le veut ! » pour vaincre sa résistance.

Notre chère Fille avait bien supporté les débuts rigoureux de cet hiver et au commencement de février elle était encore alerte et pleine d'entrain pour fournir sa petite part de service. Atteinte le 10 d'un rhume transformé bientôt en bronchite aiguë, elle fut forcée de rendre les armes et de se mettre au lit. La paix promise aux âmes de bonne volonté devint dès lors son partage. Deux de ses compagnes, malades elles-mêmes, durent être suppléées et les autres aidées pour toutes choses. Notre bonne Soeur Augustine accepta avec simplicité et recon­naissance tous les soins réclamés par sa position, soit qu'ils lui fussent donnés par nos bonnes Soeurs de l'Espérance, venues fraternellement â notre aide, soit par des amies dévouées de notre Monastère, ou par ses Soeurs.

 

Elle ne donna plus aucun signe de ses longues frayeurs de la mort ; elle exprima même plusieurs fois un désir empressé de quitter la terre. La première elle parla des derniers Sacrements et, quand Monsieur notre Aumônier jugea le moment venu de les lui administrer, elle se remit entre ses mains avec la docilité d'une enfant. Elle répondait aux prières du prêtre et de ses charitables infirmières, et recevait leurs commissions pour le Ciel avec autant de confiance que d'humilité. Cependant un mieux sensible s'était produit dans l'état de notre bien-aimée malade et le médecin n'était pas sans espoir de la conserver lorsque dimanche 26, entre midi et 1 heure, le danger se manifesta inopinément. Vingt minutes après elle rendait doucement à Dieu sa belle âme, en pleine connaissance, assistée des prières de ses compagnes auxquelles elle s'est unie jusqu'à la fin et sous la bénédiction de ses Mères, que lui transmettait Monsieur notre Aumônier, après lui avoir renouvelé une dernière fois le bienfait de l'absolution.

 

Agréez l'expression de l'affectueux respect avec lequel je suis, Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et Servante en N.-S.

Sr MARIE-LOUISE DE JÉSUS, R. C. I.

De notre Monastère de la Passion des Carmélites de Niort, le 6 mars 1893.

 

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