Carmel

06 juillet 1888 – Luçon

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui vient de nous imposer un douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse affection notre chère soeur Marie-Antoinette de Saint Jean-Baptiste, Tertiaire du Carmel et Tourière agrégée de ce monastère. Elle s'est endormie paisiblement et joyeusement sur le sein de son Dieu, qu'elle venait de recevoir, dans la sainte Communion, mardi 26 juin, à huit heures du matin, à l'âge de 24 ans.
Cette chère enfant avait fait son entrée dans la maison le 28 juin 1881. Le 28 juin 1888, sa dépouille mortelle en franchissait de nouveau le seuil, pour être conduite à sa dernière demeure.
Dieu, qui avait des desseins de miséricorde sur cette âme, ins pira à ses pieux parents de la placer dès son bas âge dans un hospice, où elle reçut de solides principes religieux. Elle y demeura pendant quelques années comme domestique; puis elle se gagea dans une maison séculière ; mais elle ne tarda pas à s'apercevoir combien le contact du monde pouvait être dangereux pour sa nature sensible et délicate ; aussi la petite colombe revint-elle vite à l'arche sainte qui avait abrité sa faiblesse et son innocence. Les Filles de la Sagesse la reçurent de nouveau avec la plus grande charité; elles l'auraient gardée longtemps si les administrateurs de l'hospice n'y eussent mis obstacle. La bonne Supérieure lui trouva une place dans sa propre famille ; mais là encore notre future postulante ne devait demeurer que quatre jours. Le travail y était considérable et bien au-dessus des forces d'une jeune fille de dix-sept ans. La Divine Providence, dont les voies sont aussi impénétrables que miséricordieuses, lui ménageait ainsi l'entrée de notre Carmel.
Nos Soeurs Tourières étant alors peu fortes et peu nombreuses, nous prîmes la petite Justine pour les aider. Elle éprouva une grande joie de trouver encore un abri dans une maison sainte.
Toutefois la vie de nos soeurs parut, dans le début, bien austère à notre nouvelle Tourière; elle était loin de songer à l'embrasser; mais son coeur aimant s'attacha promptement à ses Mères et à ses Soeurs. Ce fut là peut-être, l'amorce dont le Divin Maître se servit pour l'attirer à lui. Le désir de se dévouer pour cette communauté, qui lui était si chère et de fuir les dangers du monde, lui devint un principe de vocation religieuse. Bien des luttes se livrèrent dans son âme avant qu'elle ne se rendît aux amoureuses avances de la grâce. Un jour, cependant, elle prononça le généreux fiat et se donna sans retour au Seigneur.
L'humeur vive et enjouée de notre jeune soeur devait lui imposer plus d'une contrainte. Garder le silence lui semblait au-dessus de ses forces. Ce fut là, en effet, son plus terrible champ de bataille. Elle y remporta bien des victoires chèrement achetées ; et si par fois, de pénibles défaites venaient la désoler, elles lui étaient de précieuses occasions de s'humilier. La chère petite soeur en avait besoin, car son amabilité et sa délicatesse lui attiraient tous les coeurs et en faisaient facilement l'enfant gâtée de ceux qui l'approchaient.
Il n'est pas possible d'être plus dévouée et plus reconnaissante que ne l'était notre bonne soeur. Souvent le sentiment de la gratitude fit monter des larmes à ses yeux. C'est trop fort, disait-elle, en se voyant l'objet des soins et des attentions de ses Mères et de ses Soeurs ; c'est trop fort aussi ; non il n'y a point de communauté comme le Carmel. Cette exclamation lui était familière. Le carac tère doux et conciliant de ma soeur Saint Jean-Baptiste, joint à son excellent jugement, l'ont rendue constamment le lien des coeurs. Son aimable et franche gaieté en faisait le charme des récréations. Remarquait-elle un visage un peu assombri, elle s'ingéniait à trouver le moyen d'y ramener la sérénité ; et elle n'était heureuse que lorsqu'elle y avait réussi.
L'avant-veille de sa mort, notre aimable soeur exerçait encore son rôle de consolatrice près de sa compagne de noviciat, qu'elle voyait très impressionnée de son état; lui adressant d'un ton de douce autorité ces paroles: « Ne pleurez pas, soeur Gabrielle; il faut de petites infirmières bien gaies. » Quelques heures avant de mourir, elle lui disait de nouveau : « Pourquoi pleurer? Vous n'avez rien à perdre et j'ai tout à gagner. » Son enjouement ne l'empêchait pas d'être toujours convenable dans ses rapports avec le monde. Elle s'est elle-même parfaitement dépeinte en rendant compte de ses dispositions à la Soeur portière : « Lorsque je parle à nos Mères, je suis sage comme une image; dans les rues, je ressemble d'un Ange; mais, avec mes Soeurs, je fais l'enfant. » Elle l'était bien, en effet, et elle en possédait la simplicité et la grâce charmante.
Le tableau si riant que nous venons de mettre sous vos yeux, ma Révérende Mère, avait cependant ses ombres. Notre chère soeur eut à subir pendant toute sa vie religieuse la douloureuse épreuve des aridités. Un assoupissement presque irrésistible l'accablait dès qu'elle voulait commencer son Office et lui imposait un rude labeur. Nous croyons bien que le démon n'y était pas étranger. Elle en éprouvait beaucoup de peine, et de violentes tentations de découragement venaient de temps en temps l'assaillir ; mais un mot de ses Mères suffisait pour lui rendre la paix ; son esprit de foi était si grand!
L'avant-veille de sa mort, elle nous en donnait encore une preuve, dans une naïve réflexion que nous vous donnons textuel lement : « Le démon n'est pas si fin quand notre Mère est là; elle a grâce pour le chasser » (Une petite grille donnant sur l'infirmerie de nos Soeurs Tourières nous permet de les assister à la mort).
Les bornes d'une circulaire ne nous permettent pas de nous éten dre autant que le souhaiterait notre coeur, sur la vie de notre dé vouée Soeur Saint Jean-Baptiste. Il est temps, ma Révérende Mère, de vous parler de la longue maladie de poitrine qui l'a ravie à notre affection. Dès qu'elle s'en vit atteinte, elle travailla avec plus d'ar deur à sa perfection et ses progrès dans la vertu devinrent sensibles. Nous admirions surtout sa patience et son courage. Jamais une plainte ne s'échappait de ses lèvres ; elle était constamment sou riante et se trouvait toujours trop bien soignée. Lui demandait-on de ses nouvelles, elle répondait habituellement : « Je ne vais pas trop mal. » Ou bien : « Ça ira mieux demain. » Dans la dernière période du mal, il lui était bien onéreux de ne rien prendre pendant la nuit pour calmer la toux ; malgré cela, elle ne se priva que deux ou trois fois de la sainte Communion, encore en exprimait-elle son regret en ces termes : « On ne m'y reprendra plus. Le jeûne de la nuit me fatigue bien, mais c'est tout ce que j'ai à offrir à Jésus pour me préparer à le recevoir. »
Elle assista à la Sainte Messe et y communia encore cinq jours avant sa mort. Nous lui avions procuré un réveil, afin qu'elle pût boire au moment de minuit. Le regarder lui faisait plaisir et la distrayait pendant ces longues nuits d'insomnie; elle se refusa cette jouissance, disant : « C'est encore une petite satisfaction humaine, il faut en faire le sacrifice. »
Si le courage et la patience de notre chère enfant furent remarquables pendant sa maladie, ces deux vertus brillèrent d'un bien plus vif éclat encore en ses derniers instants, alors que la nature était plus aux abois. Elle ne pouvait respirer que difficilement; il lui était impossible d'appuyer sa tête sur l'oreiller; et elle trouvait encore, dans sa charité, la force de chercher à amener le sourire sur les lèvres de ses soeurs, par de petits mots plaisants. Faisant allusion à son oppression, elle disait : « Ce petit chat que j'ai dans la gorge crie toujours. » Elle exprimait aussi sa confiance en notre Sainte Mère avec son langage quelque peu original : « Oh! ma Sainte Mère Thérèse, si vous me laissez aller en enfer, vous verrez!'...» Comme on lui présentait à boire pendant son agonie, elle se reprocha ce légitime adoucissement : « Elle est bien bonne cette eau; mais quelle mortification en face de la mort. »
II nous est facile, ma Révérende Mère, de vous citer les paroles édifiantes de notre chère mourante ; ce que nous ne saurions rendre, c'est l'expression calme, sereine et énergique avec laquelle elles étaient prononcées.        
Samedi 23, notre petite malade reçut le Saint Viatique avec des dispositions bien consolantes. Elle ne se lassait pas d'écouter une pieuse lecture que nous lui faisions ; nous lui demandâmes si elle n'en était pas fatiguée. « Oh ! non, répondit-elle, vos actes sont si beaux ! Nous en avons bien chez nous, mais j'aime beaucoup mieux les vôtres. Puis j'ai toute ma lucidité. » Vous l'aurez sans doute jus qu'à la fin, lui dis-je. « Oui, ma Mère, mais je ne pourrai peut-être pas m'en servir. » Le bonheur de cette journée fut un peu troublé par l'impression que lui causa la perspective de l'Extrême-Onction, qu'elle devait recevoir le soir même. Immédiatement après la cérémonie, elle recouvra une grande paix, une douce joie. « Je suis bien contente... Je suis très heureuse... » disait-elle. Puis elle remercia M. le Curé et demanda humblement pardon à la Communauté de toutes ses fautes.
Une peine restait à la chère enfant : la fête de saint Jean-Baptiste, son patron, arrivait le lendemain ; et on ne pouvait lui renouveler si promptement le Saint Viatique. Pour obtenir cette grâce, il fallait braver l'excessive fatigue d'une nuit sans rien prendre. Elle n'hésita pas; et fit si bien près du docteur, qu'elle en obtint la permission. Son courage faillit abréger ses jours. Vers trois heures et demie la pauvre enfant devint si mal, que nous dûmes envoyer chercher promptement M. l'abbé Giraud, vicaire-général, pour lui donner la sainte Communion. Elle put la recevoir avec toute sa connaissance. Grande était sa joie. Pouvant à peine articuler, elle nous exprimait encore d'une manière touchante : « Mon bonheur n'a pas été payé trop cher. » S'étant ensuite un peu assoupie, il lui sembla entendre une voix prononçant ces paroles : « Tu n'en as plus que pour une heure. » Un moment, l'effroi s'empara de son âme. On me prévint, et je la trouvai baignée de larmes. Quelques pensées consolantes, que je lui suggérai, suffirent pour lui rendre le calme. Elle nous dit alors : « C'est un avertissement ; je ne m'étais pas encore préparée assez sérieusement à la mort. » Après quelques heures, qui ressemblaient beaucoup à l'agonie, il s'opéra une heureuse réaction dans son état; elle demanda même à aller à la messe. C'était le mieux précurseur de la mort.
Le lundi se passa un peu tristement; notre chère malade n'a vait pas reçu la sainte Communion le matin. Dans la nuit, le mal fit des progrès rapides ; et lorsque nous la revîmes le lendemain matin, à cinq heures, elle nous sembla bien près de la fin. Sa présence d'esprit était étonnante. « Je ne suis pas trop mal, nous dit-elle, cependant je sens que je vais mourir. J'en suis bien contente... Ne pleurez pas, mes soeurs, partagez mon bonheur!... » Elle nous assura toutes de sa vive gratitude. Les Mères et les Soeurs, qui avaient eu des relations avec elle, eurent chacune un souvenir particulier. Au ciel, on doit être bien reconnaissant, ajouta-t-elle. Son coeur débordait de sentiments affectueux. Nous fûmes obligée de lui conseiller de ne pas trop s'épuiser, afin de conserver ses forces pour recevoir de nouveau le saint viatique. Pour obéir, elle eut à se faire violence. Elle-même s'y anima, disant : Allons, taisons-nous.
Monsieur l'abbé Giraud, étant venu lui apporter le bon Dieu et lui donner une dernière absolution, la chère agonisante reçut encore ces grâces avec une angélique piété. Peu après, sa parole s'embarrassa ; elle murmurait cependant de temps en temps ces invocations : « Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon coeur, mon esprit et ma vie. Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi à ma dernière agonie ; Jésus, Marie, Joseph, faites que j'expire en paix en votre sainte compagnie. » Bientôt sa voix s'éteignit; mais ses yeux à demi voilés, se fixaient souvent du côté de notre grille, et ses lèvres s'agitaient encore d'une manière inintelligible. Enfin elle demeura immobile, la tète inclinée sur la poitrine ; puis elle expira si paisiblement qu'il ne fut pas possible de saisir son dernier soupir.

Cette mort si consolante nous fait espérer que notre chère Soeur a été favorablement accueillie du Souverain Juge, cependant comme il faut être si pur pour être admis à la vision béatifique, nous vous prions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter au saint sacrifice de la messe, déjà demandé pour le repos de son âme, tout ce que votre charité pourra vous faire. Elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce d'être, en Notre-Seigneur,
Ma Révérende et très Honorée Mère,
Votre très humble Soeur et servante, Sr MARIE DE LA TRINITÉ.
R. C. ind.
De notre Monastère de Jésus Médiateur des Carmélites de Luçon, 6 juillet 1888.

P.-S. — Un de nos Carmels nous prie de demander les suffrages de notre saint Ordre pour une Soeur à qui on ne fera pas de ciculaire

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