Carmel

06 janvier 1889 – Marseille

Ma Révérende, et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui au milieu des pieuses joies qui suivent sa naissance parmi nous, vient d'affliger sensiblement nos coeurs en enlevant à notre affection notre bien chère Soeur Marie-Magdeleine-Joséphine-Elisabeth de la Mère de Dieu, professe du voile blanc de notre Communauté, âgée de 72 ans et 10 mois, et de religion 49 ans, 1 mois et 13 jours ; nous rappelant que la croix doit être toujours notre fidèle compagne en ce monde et que, s'il est permis à l'âme chrétienne de se réjouir au pied du berceau d'un Enfant-Dieu, elle ne doit point perdre de vue le Calvaire, où, devenu homme parfait, ce divin Enfant versera pour nous jusqu'à la dernière goutte de son sang sur l'arbre sacré.
Notre chère Soeur Elisabeth naquit à Saint-Savournin, village peu éloigné de notre ville, d'une famille très respectable de l'endroit et qui jouissait d'une certaine aisance. Son père cultivait son bien, et sa moralité si connue, ainsi que ses autres qualités, lui attirèrent l'estime générale de ses compatriotes et le firent nommer maire de Saint-Savournin; pendant plusieurs années il donna dans cette charge, les exemples les plus chrétiens, joints à une probité et une loyauté qui le firent également chérir et respecter de tous. La jeune enfant, que l'on nommait Joséphine, élevée à l'école d'un père si honorable et d'une mère vertueuse, profita rapidement des exemples qu'elle recevait sous le toit paternel et y puisa les premiers principes de cette piété solide et si bien entendue, qui était, pour ainsi dire, l'âme de sa vie.
Elle fut aussi favorisée de la pieuse direction d'un digne ecclésiastique, son curé M. Pichou, de sainte mémoire ; elle faisait partie de la congrégation que ce prêtre vénéré dirigeait lui-même et dont il faisait un véritable noviciat de la vie religieuse ; ses congréganistes n'agissaient en rien sans la permission de leur respectable pasteur, et lorsqu'elles avaient commis quelque faute elles devaient en dire leur coulpe à la congrégation : mille autres pratiques pieuses leur étaient prescrites ; ainsi lorsqu'elles se rencontraient, au lieu de se souhaiter mutuellement le bonjour: « Loué sait Jésus-Christ,» disait l'une;  « éternellement » lui répondait sa compagne. Joséphine était douée d'une belle et très agréable voix, qu'elle a conservé jusqu'à son dernier jour ; le timbre en était doux et pieux, et elle la dépensait sans la ménager dans le choeur de sa paroisse, pour chanter avec ardeur les louanges de Dieu.

Sa vie s'écoulait ainsi, loin du bruit et du tumulte du monde, qui ne pénétrait point jusqu'à son cher village; elle y vivait dans l'innocence et les douces joies que donne toujours la pratique fidèle des vertus ; mais son coeur soupirait après une félicité plus grande encore ; elle sentait un appel secret de Celui qui l'avait choisie avec tant d'amour. Il lui réservait la grâce inappréciable d'en faire son épouse et lui parlait intimement au coeur, la dégoûtant de tout autre objet. Elle vint donc se présenter à notre vénérée Mère Saint-Hilarion de pieuse mémoire, et avec la  de son digne curé, sollicita la faveur d'être admise au Carmel. Notre si regrettée Mère se rendit à ses désirs et le 22 novembre 1839, jour de la fête de la sainte vierge et martyre Cécile, qui illustra la ville de Rome, elle vint elle aussi  se donner à son Dieu ; elle n'avait point comme Cécile, méprisé les honneurs et les pompes du siècle, mais, comme Cécile, elle apportait à Jésus, qui se plaît parmi les lis, un coeur bien pur, le seul don dont son coeur est jaloux.

Notre nouvelle prétendante trouva dans le genre de vie qu'elle embrassait le bonheur et la joie que son coeur s'y était promis et s'adonna avec zèle aux devoirs qu'il lui imposait. De saints exemples furent d'abord sous ses yeux, par les vertus des trois Soeurs du voile blanc qu'elle trouva au Carmel : nos bonnes Soeurs Saint-Anthelme et Nativité, et notre chère Soeur Victoire; celle-ci mourut peu après, encore jeune, mais ayant fourni une sainte carrière, quoique trop courte pour l'affection de sa Communauté, et les deux autres, après une longue et laborieuse vie, se sont endormies dans le Seigneur, il y a plusieurs années, les mains pleines de mérites et laissant un doux parfum après elles. Les exemples de mépris d'elle-même de notre bonne Soeur Saint-Anlhelme frappèrent surtout très vivement notre chère Soeur Elisebelh, qui en fut profondément impressionnée et ce souvenir ne s'effaça jamais de sa mémoire ni de son coeur, elle aimait encore à nous le rappeler dans les derniers temps de sa vie.
Pleine de respect et d'affection pour ses Mères et Soeurs, elle se mit courageusement à l'oeuvre et commença à se dépenser avec le plus constant dévouement pour sa chère Communauté ; elle reçut le saint habit de la religion le 12 novembre 1840 et eut pour marraine notre chère et regrettée Soeur Marie de la Sainte-Trinité, bienfaitrice de notre Carmel, qui entra peu de jours après et dont elle prit le nom d'Elisabeth. A la satisfaction générale de toute la Communauté, notre chère Soeur Elisabeth ayant donné, durant l'année de son noviciat, les marques les plus consolantes de son attachement à sa sainte vocation, fut admise à la profession le 15 novembre 1841.                                                                           

Dans sa longue carrière, nous pouvons dire qu'elle ne s'épargna jamais et ne consultait point ses forces, mais plutôt son dévouement et son zèle à servir ses chères Mères et Soeurs ; tou jours la première au travail, la prudence lui faisait toutefois assez souvent défaut ; aussi plusieurs accidents contribuèrent-ils à la rendre cassée avant l'âge. Pendant de nombreuses années elle entoura de ses soins les plus filialement dévoués notre bonne et regrettée Mère Victime, dans son état d'infirmité, ne s'épargnant ni le jour, ni la nuit et se prodiguant avec bonheur auprès d'elle.                                                                

Douée d'une heureuse mémoire et d'une tendre piété, notre chère Soeur Elisabeth se faisait un bonheur d'apprendre un nombre prodigieux de prières et, tout en se livrant à ses occupations, elle se plaisait à les réciter, fixant ainsi son esprit en Dieu dans le temps de l'action ; c'était surtout les jours où elle était au lavoir, soit pour les lessives, soit pour laver les tuniques; il n'y avait sortes de prières, d'invocations, de chapelets qu'elle ne sût et qu'elle ne se plût alors à réciter : c'était en l'honneur de la Sainte-Trinité, de la sainte Vierge, ou des saint Anges, surtout en faveur des pauvres âmes du purgatoire.
Elle aimait beaucoup aussi à chanter et savait de nombreux cantiques qu'elle répétait de même avec bonheur les jours de lessive ; nous aimions à l'entendre célébrer ainsi les louanges de Dieu et peu de temps encore, avant qu'elle ne tombât malade, nous nous plûmes à lui faire chanter, en récréation, un dévotieux cantique sur la sainte Communion.

Depuis deux ans environ, une pénible infirmité, qui l'affectait beaucoup, affligeait notre bonne Soeur Elisabeth : elle perdit la vue ; mais quoique ce fût un grand sacrifice pour elle, néanmoins elle supporta cette épreuve avec la plus grande résignation. Ne pouvant s'occuper à aucun travail, elle demanda en grâce du moins qu'on lui donnât du papier à déchirer pour faire du carton, que nous préparons nous-mêmes et qui nous est d'une grande utilité pour nos petits ouvrages ; elle était heureuse de pouvoir faire encore cela pour sa chère Communauté. Son infirmité lui donnant plus de loisir, son bonheur était de demeurer au choeur le plus longtemps possible ; cet été encore, nous la voyions avec édification le dimanche, après la récréation de midi, s'y rendre sous le bras de la jeune Soeur du voile blanc, qui avait soin d'elle, et s'appuyant de l'autre côté sur sa canne, pour y passer tout le grand silence et y rester même longtemps encore après Vêpres.
Cependant Dieu qui l'avait éprouvée par l'endroit le plus sensible, la mettant dans l'impossibilité de travailler pour sa chère Communauté, voulut encore embellir sa couronne en la clouant pendant six mois et demi sur un lit de douleur.        
Le 21 du mois de juin de l'année dernière, sa jeune compagne venant, comme tous les matins, la chercher pour la conduire à la sainte Messe, la prenant sous son bras, s'aperçoit d'un changement subit dans notre chère Soeur Elisabeth : ses traits sont altérés, quelques sons inarticulés s'échappent de ses lèvres ; aussitôt elle vient nous avertir en toute hâte.  Nous trouvons notre bonne ancienne prise d'une attaque d'apoplexie. Nous envoyâmes immédiatement chercher Monsieur notre Docteur et notre digne Père Confesseur et prodiguâmes à notre chère Soeur les premiers soins à donner en pareille occasion ; nous lui fîmes administrer le Sacrement de l'extrême-onction, seulement, sa langue était prise, elle ne pouvait parler et nous croyions qu'elle ne pas serait pas la journée.
Monsieur notre Docteur, en arrivant, fut du même sentiment que nous ; mais Dieu en avait décidé autrement, de longs jours de souffrances lui étaient encore réservés. Le côté droit était paralysé; les premiers jours, elle n'avait pas sa connaissance libre et par les sons inarticulés qu'elle faisait entendre et que l'on comprenait à peine, on voyait qu'elle ne se rendait pas compte quelles étaient celles qui l'entouraient, les nommant tantôt : mon Père, ma Mère ou mes Soeurs indifféremment. Cependant la connaissance lui revint ensuite ; ainsi au moment de l'Angelus,on lui voyait faire le signe de la Croix de la main gauche, le bras droit étant paralysé ; elle faisait de même pour les bénédictions et se recueillait pour la sainte Messe. Monseigneur notre saint Évêque ayant eu deux fois la bonté de venir bénir notre chère malade, elle s'en souvenait ensuite et disait à ses infirmières : « Monseigneur... venu.» Nous nous permettons, ma Révérende Mère, de solliciter vos prières pour obtenir de Dieu la conservation de notre digne et vénéré Pasteur ; qui nous entoure d'un dévouement plus paternel. Monsieur notre digne Confesseur entra souvent aussi pour l'absoudre, mais il ne pouvait la comprendre ; nous voyions toutefois qu'elle saisissait parfaitement quelle était l'action qu'elle allait faire, parce que quand nous lui disions :« Ma bonne Soeur, votre Père (c'est ainsi qu'elle nommait toujours ce pieux Curé), votre Père va venir.» Aussitôt elle prenait en main son crucifix et l'on voyait qu'elle se préparait ; lorsqu'il était auprès d'elle elle faisait le signe de la croix, toujours de sa main gauche et on comprenait qu'elle commençait le Confiteor, mais ensuite on ne pouvait plus rien saisir.  Dieu, qui regarde l'intention, et la disposition du coeur, devait sûrement lui faire miséricorde et l'absolution ne tombait pas en vain sur cette âme bien disposée. Quant à nous, elle nous reconnaissait toujours et dès qu'elle entendait de loin le bruit de nos clefs, de suite elle disait :« Notre Mère ! notre Mère !»
Dans les six mois et demi que notre chère Soeur Elisabeth demeura malade, on ne put la lever que deux ou trois fois et la porter pour entendre la sainte Messe; elle est toujours restée assise sur son lit et l'état dans lequel cette position forcée mit son pauvre corps nous fait comprendre quelles souffrances elle devait éprouver ; les derniers temps elle avait de plus la tête courbée en avant, jusque sur ses couvertures; nous lui mettions alors un coussin devant elle pour l'appuyer, mais on voyait qu'elle souffrait davantage par cet adoucissement que nous cherchions de lui procurer. Notre pauvre malade endura toujours tant de douleurs avec la patience la plus édifiante ; les derniers jours seulement, la violence du mal lut arrachait malgré elle des cris qui nous déchiraient le coeur ; ou la comprenait un peu mieux alors et nous l'entendions demander à Dieu et à la Sainte Vierge de prendre pitié d'elle. Les premiers temps de sa maladie elle prenait une soupe toutes les quatre heures, plus tard ce ne furent plus que trois soupes dans la journée, enfin elle restait quelquefois jusqu'à quarante-trois heures sans rien prendre ; elle buvait très peu et souvent elle est demeurée quinze jours sans boire. Son état était vraiment incompréhensible et on peut dire qu'il était miraculeux qu'elle put se soutenir ainsi. Durant les quatorze derniers jours de sa vie elle ne prit rien absolument que quelques gouttes d'eau. Durant ces derniers jours aussi elle nous demandait sans cesse et ne voulait pas que nous la quittions : elle nous parlait beaucoup, on comprenait qu'elle voulait nous dire ses peines, ses tentations, mais nous ne pouvions presque rien saisir. Le vendredi quatre de ce mois, elle nous demanda distinctement son Père; nous nous empressâmes de prier Monsieur notre digne Confesseur de vouloir bien satisfaire à son désir et il eut la bonté de venir au plus tôt.
Nous recommandons à votre, souvenir devant Dieuy ma révérende Mère, ce digne Curé qui nous prodigue avec dévouement les secours de son saint ministère ainsi que la paroisse confiée à ses soins. Il ne put comprendre que quelques mots et lui renouvela la grâce de la sainte absolution.La trouvant bien mal, nous appelâmes la Communauté et nous fîmes les prières de la recommandation de l'âme à notre chère mourante ; cependant elle reprit encore un peu et même le soir, à sept heures et demi, elle se mit à chanter de sa douce voix ce refrain du cantique si connu : « Le voici l'agneau si doux...»
La journée avait été péniblement douloureuse, la nuit fut plus calme. Le lendemain matin nous fûmes la voir à quatre heures et demi ; la trouvant endormie paisiblement, nous la laissâmes, ne voulant point la troubler dans un repos qui lui était si nécessaire après les souffrances redoublées de la veille ; mais à peine venions-nous de sortir de son infirmerie que l'on vint nous chercher en toute hâte, notre chère Soeur Elisabeth venait de rendre son âme à Dieu.  Pas un soupir, pas une larme n'avait marqué son dernier moment, son soufflé seul s'était arrêté et son paisible sommeil était devenu celui de la mort. Nous nous empressâmes de nous rendre à son infirmerie pour dire devant ses dépouilles mortelles le Subvenite et les prières marquées au manuel ; il était environ cinq heures moins un quart.                                           

La vie toute de piété et de dévouement de notre chère Soeur Elisabeth et les souffrances qui ont signalé la fin de sa longue carrière nous donnent la confiance que le premier regard du Souverain Juge lui aura été favorable, mais cependant comme il faut être si pur devant Celui qui trouve des taches même dans ses anges, nous nous permettons, ma Révérende Mère, de vous prier de vouloir bien avoir la bonté de lui accorder au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre: par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, du Via Crucis et quelques invocations à ses saints Patrons; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en union de vos saintes prières et dans le divin Coeur de Jésus,   
Ma Révérende et très Honorée Mère,
Votre très humble servante et Soeur,
Soeur MARIE-SAINT-HENRI  R.C.I.
De notre Monastère de Sainte-Madeleine au pied de la Croix, sous la protection de notre sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Marseille, près le Boulevard Guigou,
le 6 janvier 1889

Imprimerie Marseillaise, rue Sainte, 39.

Retour à la liste