Carmel

06 décembre 1888 – Orléans

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et très respectueux salut en Notre-Seigneur, qui, au surlendemain de la fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge, et au moment de célébrer celle de notre Père saint Jean de la Croix, est venu affliger nos coeurs en appelant à Lui notre très chère Soeur Marie-Thérèse-Blandine de Saint-Charles, du voile blanc, professe de cette Maison, âgée de soixante-quatre ans huit mois, et de religion trente-six ans cinq mois moins quelques jours.
Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, naquit à Orléans, de parents vertueux, qui confièrent son instruction aux religieuses de Jésus-Christ, le bon Pasteur, auprès desquelles elle reçut de bonne heure les premières notions de la vie intérieure. Aussi, son coeur reconnaissant, leur demeura toujours attaché.
La mort lui ayant enlevé sa bonne mère, et, quelques années après, son père ayant contracté un second mariage, quoique sa belle-mère fût digne et bien disposée, Irène, en souffrance, résolut de quitter la maison paternelle, et elle se plaça dans une grande famille.
Là, occupée par son service des vains ajustements du siècle, éblouie par le faux brillant des vanités, Sa ferveur se ralentit, elle aima la toilette. Mais la Très Sainte Vierge veillait sur cette âme et l'entourait d'une protection toute maternelle. Des prédications de Carême la remuèrent profondément, elle rentra dans le chemin de la vraie et solide piété. Elle eut aussi le bonheur de rencontrer un guide éclairé dans M. l'abbé Mellier, qui devint ensuite un digne fils de saint Vincent de Paul.
Notre chère Soeur ne tarda pas à éprouver le désir de quitter le monde, de se sacrifier, de s'immoler pou r les âmes en se consacrant à Notre-Seigneur dans cette intention. Sa dévotion pour la Très Sainte Vierge tourna ses vues vers le Carmel. Son Directeur quittant Orléans, elle se mit sous la conduite prudente du digne Supérieur de notre Communauté, qui ,est encore aujourd'hui notre Père vénéré: Bientôt sa bonté paternelle lui procurait l'entrée de notre Maison, où elle fut reçue comme Soeur du voile blanc a l'âge de vingt-huit ans.                                          
Notre postulante n'était pas habituée aux travaux de son nouvel état; elle y rencontra bien des sacrifices; mais elle voulait être Carmélite à tout prix, et il n'y eut aucune hésitation dans sa résolution. Notre Vénéré Père Supérieur et notre bonne Mère Aimée de Jésus, de si chère mémoire, reconnaissant en elle une vraie vocation et sachant bien que les âmes éprouvées par les combats ne sont pas les moins agréables au Seigneur, notre chère Soeur fut reçue à la vêture au temps ordinaire et à la Profession qu'un mal au genou vint retarder jusqu'au 8 décembre 1854. Cette chère Novice fut heureuse de se lier  à Dieu dans ce jour béni, si cher à sa piété envers Marie.
Notre bonne Soeur Saint-Charles s'acquitta des devoirs de nos soeurs du voile blanc avec beaucoup de soin. A la cuisine, elle était attentive pour les santés jusqu'à la sollicitude, et sa joie se manifestait quand elle avait pu trouver le moyen de faciliter les repas de ses Mères et Soeurs fatiguées. Elle était pauvre dans l'emploi de tout ce qui lui était confié. Sa fidélité aux usages ne pouvait être surpassée.

Souvent employée à l'infirmerie, son adresse était ingénieuse auprès des malades ; elle y a rendu bien des services. Chargée de donner des soins à notre Vénérée Mère Aimée de Jésus, elle l'entoura de tout son dévouement. Les prévoyances, les attentions de notre chère Soeur aidèrent grandement notre Digne Mère dans son état de souffrance à pouvoir suffire aux fatigues de ses charges dans un âge avancé. En retour, cette véritable Mère des âmes ne laissait passer aucune occasion pour la faire avancer dans la vertu, et avant de mourir, elle lui donna de précieux avis, qui devinrent pour elle un trésor qu'elle ne quitta plus. Nous avons trouvé cet écrit en l'ensevelissant, et nous sommes touchées en reconnaissant que, depuis cette époque, nous remarquâmes dans cette chère âme un progrès notable dans la vertu qu'elle ne pouvait acquérir qu'à la pointe de l'épée, par de continuels combats contre elle-même. L'état de sa mauvaise santé était pour beaucoup dans ses difficultés. Ses Prieures avaient le secret de ses gémissements devant l'impuissance d'un triomphe complet sur la nature. Mais pour nous, ma Révérende Mère, il y avait là une conduite amoureuse de notre Divin Maître, qui tenait ainsi sa Servante dans un sincère mépris d'elle-même.
Sa santé, de plus en plus éprouvée, lui rendant les gros travaux bien pénibles et même impossibles, il y a quelques années que nous dûmes la retirer des occupations de nos Soeurs du voile blanc. Elle les aida cependant en remplissant parfaitement, et comme une pauvre de Jésus-Christ, l'office des Alpargatas jusqu'à sa mort. Son esprit, de pauvreté lui faisait employer proprement de si petites recoupes de toile pour les semelles qu'elle trouvait à recueillir dans celles qui étaient regardées inutiles dans les autres offices. Tout ce qui était à son usage avait tout à la fois le cachet de la pauvreté et de la propreté. Elle avait pour porte-plume deux petits bâtons auxquels était attachée une plume avec un bout de fil. Son adresse pour toutes choses la rendit aussi un secours pour ses Prieures, qui lui confiaient de pieux travaux demandés providentiellement. Notre chère Défunte voyait Dieu dans l'autorité, et son esprit de foi lui faisait sentir le besoin de direction en tout. Après avoir dressé les plans de ses reliquaires et autres travaux, elle les pré sentait au contrôle de l'obéissance. Si, dans l'exécution, des modifications devenaient nécessaires, il lui fallait de nouveau sa Prieure sans l'approbation de laquelle le travail lui était impossible. A l'époque dès fêtes de ses Mères, sa joie était toute filiale de leur offrir des objets de piété de bon goût. L'esprit de pauvreté la suivait partout : des choses à jeter, de simples petits bouts de papier, étaient utilisés pour ses travaux.                                                                                                               

Notre chère Soeur avait une grande piété. Elle aimait beaucoup Notre-Seigneur. La Divine Eucharistie attirait son âme délicate. Les jours de dimanches et de fêtes, elle passait ses moments libres près du Saint Tabernacle. Ses étouffements ne lui permettant pas de rester longtemps au choeur, elle demeurait à l'avant-choeur sous le regard du Bon Maître. Elle s'appliquait à la vie intérieure, et dans sa vie souffrante et retirée, elle trouvait son aliment dans la prière pour la sainte Église, pour les Prêtres, pour la France, pour les Missions, pour les Âmes du Purgatoire, pour les petits enfants. Elle avait des moments désignés pour diriger ses intentions, elle les appelait ses retraites du coeur, et nous la trouvions fidèle à ses pratiques.
Notre bonne Soeur avait un amour tout filial pour la Très Sainte Vierge, qu'elle appelait sa Divine Mère; c'était son grand secours dans sa voie laborieuse. Elle avait fait le voeu d'esclavage à Marie dans là forme approuvée. Chargée de la statue représentant la Mère de la Divine Grâce, placée au dortoir des cellules de nos Soeurs du voile blanc, elle l'entourait de délicates attentions, et aux jours de fêtes, son piédestal était un autel bien orné avec les livrées de la sainte pauvreté. De vieilles fleurs, dans ses mains, devenaient de jolis bouquets.
En 1879, notre chère Soeur exprima le désir d'avoir des indulgences chaque fois que les membres de la Communauté invoqueraient la Mère de la Divine Grâce devant sa pieuse statue. Nous acquiesçâmes à la demande de notre chère fille, et nous fîmes une démarche auprès dé notre saint Évêque, toujours d'une bonté si paternelle pour son humble Carmel. La grâce fut accordée par un acte authentique: notre chère Soeur tut au comble de la joie, et le document, encadré par ses soins, est placé près de notre Divine Mère.
Notre chère Soeur avait une grande confiance en notre bon Père saint Joseph. Ses yeux étant menacés de la cataracte, c'était pour elle une grande épreuve ; elle confiait sa vue a ce bon Père, et, chaque soir en se couchant, elle s'entourait la tête de son cordon bénit, et lui adressait bien des prières confiantes.      

A l'époque du troisième centenaire de notre sainte Mère Thérèse, notre chère Défunte fut heureuse de lui prouver son amour filial. La bonne Mère alors en charge, connaissant les aptitudes de ma soeur Saint-Charles pour les décorations, lui demanda ses pensées pour orner la chapelle. Ses idées formèrent un plan du meilleur goût, que l'on suivit. La Communauté se mit au travail avec joie. Notre chère Soeur s'y dévoua sans ménagement : le plus difficile, le plus fatigant, devint sa part nécessaire. Au milieu de l'admiration générale, le nom de l'humble Soeur du voile blanc ne fut point prononcé tout haut. En Communauté, on ne sut pas qu'elle était au fond l'ouvrier organisateur, et elle resta avec la joie d'avoir été la consolation de sa Prieure sous le regard de Dieu seul. Notre Sainte Mère, si reconnaissante pendant sa vie, aura eu pour agréable le dévouement de sa fille, qui doit maintenant recueillir les douces récompenses de sa piété filiale.
Il y a quelques mois, notre chère Soeur nous demanda de préparer et d'orner des reliques qu'elle avait à placer. Ses désirs étaient pressants; elle était persuadée qu'elle ne pourrait pas faire ce travail plus tard. Nous avions peine à nous rendre à ses pressentiments. Cependant, après lui avoir laissé le mérite du renoncement, nous donnâmes l'autorisation désirée. Elle passa une grande partie de l'été dans cette  où elle mit tout son coeur ; ce qui rend, pour nous, ces reliquaires de vrais souvenirs de notre bonne Soeur. Au mois de septembre, elle vint encore nous offrir une collection de charmants objets en nous disant : « Ma Mère, c'est peut-être la dernière fois !
L'état de souffrance habituelle où se trouvait notre chère Soeur, provenait d'une affection au coeur qu'elle portait depuis de longues années. A l'époque de la dernière fête de notre Sainte Mère, elle se trouva plus fatiguée, et il fut bientôt nécessaire de l'établir à l'infirmerie. Un malaise général s'empara de ses membres, et toute situation devint un tourment. L'enflure parut bientôt, accompagnée de vomissements. Notre chère malade sentit le sacrifice d'être prise par l'aggravation du niai au moment où elle préparait beaucoup d'ouvrage dans son office des Alpargatas. Ses bonnes compagnes firent tout leur possible pour lui adoucir cette épreuve en se mettant à l'oeuvre. Ma Soeur Saint-Charles, malgré son état souffrant, travailla presque jusqu'à la fin. Quand nous lui disions qu'elle se fatiguait, son bon coeur nous, témoignait le besoin d'aider nos Soeurs qu'elle savait bien surchargées. Nous reconnaissions aussi qu'une occupation facile, adoucissait sa situation.                                    
Avec sa grande habitude des malades, notre chère Soeur comprit bientôt qua sa course ici-bas touchait à sa fin, qu'elle entrevoyait avec paix. Elle suivait, comme nous, le mal pas à pas; son progrès était rapide. L'enflure devint considérable. Nous vîmes avec une grande consolation que cette chère âme profitait des lumières que donne l'approche de l'éternité, et nous pûmes constater une transformation dans notre chère fille. Avec le calme d'une âme détachée et entièrement soumise au Seigneur, elle nous demanda l'autorisation de prier une de nos chères Soeurs de mettre tout en ordre dans les choses qui étaient à son usage pour ses divers travaux et de les retirer de son office. Sa pensée se reportant sur son cher travail, elle nous dit aussi qu'elle espérait que nous ne serions pas dans l'embarras pour compléter les reliquaires. Puis elle fil remettre à la Mère Sous-Prieure les choses nécessaires pour fixer les coussins qu'elle avait ornés avec tant de consolation.

Depuis son entrée à l'infirmerie, notre chère Soeur ne pouvait assister à la sainte Messe que le dimanche, en se rendant péniblement à la tribune du choeur. Plusieurs fois par semaine, elle recevait la sainte Communion à la petite chapelle des Infirmes où elle se confessait aussi tous les huit jours. Le lundi 19 novembre, elle avait encore cette double consolation ; la fatigue du trajet nous fit comprendre qu'il n'était plus possible, et l'affaissement où nous trouvâmes notre chère malade dans la matinée nous inquiéta vivement. M. notre médecin ne la crut cependant pas encore en danger. Les étouffements de notre bonne Soeur ne permettraient pas de la laisser longtemps couchée. Nous cherchions tous les moyens possibles pour adoucir sa situation dans un fauteuil, où, malgré tous nos soins, elle devait bien souffrir. Ses dévouées infirmières et ses chères compagnes du voile blanc rivalisaient de charité et de dévouement près d'elle, nuit et jour, et tous les coeurs de notre bonne Communauté compatissaient à son état. Soumise et résignée, notre chère malade ne se plaignait pas et se montrait reconnaissante et bien torchée dans le sentiment de son indignité, qu'elle conserva toujours. Peu démonstrative, elle ne s'ouvrait presque qu'à sa Prieure, tout en remerciant ses Soeurs de leurs bons offices, et la veille de sa mort, elle réitéra sa religieuse gratitude à une de nos Mères de ce qu'elle était venue si souvent lui faire la lecture à laquelle il était édifiant de la voir s'in téresser avec tant de fidélité. Notre bonne Soeur ne se plaignait pas, et, quand on l'interrogeait sur son état, elle assurait n'éprouver aucune grande douleur ; elle dit humblement à une de nos chères Soeurs : « Notre-Seigneur me traite en lâche ; il y en a qui souffrent beaucoup, mais moi, c'est bien peu de chose I »
Le 21 novembre, après la Rénovation de nos saints Voeux, lorsque nous entrâmes à l'infirmerie, notre chère malade nous demanda de renouveler les siens dans les mains de son Jésus, qu'elle voyait en sa Prieure. Elle remplit ce devoir avec foi et avec une piété touchante. Les sentiments de son âme, ses désirs d'aller à Dieu, nous remplissaient de consolation.
Jeudi 22, après Vêpres, nous fûmes frappées d'un grand changement, notre chère Soeur nous parut au plus mal. Nous nous empressâmes d'appeler M. notre Aumônier, si dévoué pour nos âmes. Il vint aussitôt pour lu confesser, lui administrer le Saint Viatique et l'Extrême-Onction et lui appliquer l'Indulgence de l'Ordre. Notre bonne Soeur reçut toutes ces grâces avec joie et reconnaissance et demanda pardon à ses Mères et Soeurs des peines qu'elle avait pu leur faire dans les termes les plus humbles et les plus pénétrés. Après la cérémonie, elle nous disait : « Ma Mère, que j'ai peur de me salir ! » Elle resta bien paisible et passa la nuit dans son fauteuil, presque sans mouvement. Nous avions peine à la quitter, et ce ne fut que pour céder aux instances qui nous furent faites que nous nous retirâmes à onze heures avec la certitude que nous serions appelée aux premiers symptômes de mort. Le lendemain matin, à cinq heures, nous revenions près de notre chère malade, qui nous donna encore des marques de son respectueux attachement. A neuf heures, notre saint Évêque, quoique bien fatigué, vint paternellement la bénir au moment où elle entrait en agonie. Sa Grandeur eut la bonté de lui appliquer une Indulgence plénière et de se rendre au Chapitre, où la Communauté fut doublement heureuse de recevoir sa bénédiction dans ce grand moment. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous prier de nous aider à obtenir la conservation de notre premier Pasteur et Père bien-aimé et le rétablissement complet d'une santé si chère à son diocèse.
La Communauté se réunit à l'Infirmerie pour les prières de la recommandation de l'âme. Notre vénéré Père Supérieur vint, ensuite bénir notre chère Soeur, et notre bon Père Aumônier entra pour lui donner une dernière absolution. Notre chère agonisante ayant été bien attachée à ses Supérieurs, Notre-Seigneur semblait l'en récompenser déjà, en les amenant dans ses derniers moments, afin que leur bénédiction fût le gage de son heureux passage.
Nous ne cessions de prier. Notre bonne Soeur rendit son âme à Dieu, dans une suffocation, vers midi moins un quart, la Communauté et nous présentes.
Nous avons la confiance que le Seigneur aura reçu celle âme dans le sein de sa miséricorde et qu'elle se repose maintenant des combats de sa vie éprouvée. Cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois saint, aux suffrages que, ma Révérende Mère, vous avez sans doute eu la bonté de faire rendre à notre chère Soeur à la réception de notre prompt faire^part, nous vous prions de vouloir bien ajouter, par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, le Chemin de la Croix, l'indulgence des six Pater, la journée de bonnes oeuvres et une invocation à la sainte Famille, objet de sa tendre dévotion, elle en sera bien reconnaissante, ainsi que nous:, qui avons la grâce de nous dire avec un profond respect en Notre-Seigneur.

Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre bien humble servante
Soeur MARIE-THÉRÈSE DU SAINT-SACREMENT
R.C.I.
De notre monastère de la sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites d'Orléans, le 6 décembre 1888.         

P.-S. — Ma Révérende Mère, nous recommandons à vos prières et à celles de votre sainte Communauté, une de nos chères Soeurs gravement malade.

IMP. GEORGES  JACOB,— ORLÉANS

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