Carmel

06 août 1892 – Orléans

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, au lendemain des solennités de Notre-Dame du Mont-Carmel, remplies cette année, pour nous, de consolations toutes spéciales, vient de nous demander un douloureux sacrifice en rappelant à lui notre chère et vénérée Soeur Marie-Monique- de-Sainte-Geneviève, doyenne de nos Soeurs du voile blanc, âgée de quatre-vingts ans moins six jours, et de religion cinquante-quatre ans six mois seize jours.

Notre chère Soeur naquit à Saint-Hilaire-Saint-Mesmin, petite paroisse des environs d'Orléans, d'une famille d'honnêtes cultivateurs tout dévoués à Dieu. Ils en donnèrent une preuve éclatante en ne regrettant jamais le sacrifice de leur fille unique, alors même que la mère, devenue aveugle et paralysée, demeura longtemps clouée sur son lit, obligée de recevoir des soins de personnes étrangères. Elle puisa au foyer paternel cette foi profonde et cette piété solide qui se firent toujours remarquer en elle.

Nous n'avons guère de détails sur son enfance ; nous nous rappelons seulement ce trait : douée d'une heureuse mémoire, lorsqu'elle avait entendu un sermon, elle le redisait presque textuellement à ses jeunes compagnes; la bonne grand'mère qui l'entendait était loin d'approuver ce passe-temps. C'est de l'orgueil, disait-elle, et elle ajoutait: Tu montres bien que tu n'as pas grand esprit, tu parles toujours; quand on a beaucoup d'esprit, on ne parle pas tant. — Et elle avait bien raison, disait notre humble Soeur en nous le racontant.

Au milieu de la vie de famille et des rudes travaux de la campagne, Joséphine grandissait, et, loin de se laisser entraîner aux divertissements mondains, elle savait au contraire, en éloigner ses compagnes, exerçant sur elles une heureuse influence dont les années n'affaiblirent pas le souvenir; mais le désir du cloître ne s'était pas encore éveillé en elle, ce lui eût semblé une trop haute ambition. Le bon Dieu se servit d'une de nos Soeurs tourières pour faire éclore chez elle le premier germe de la vocation ; l'ayant vue à Saint-Mesmin, elle fut frappée de sa piété, de ses bonnes qualités. N'avez-vous jamais pensé, lui demanda-t-elle, à être religieuse ? — Ma soeur, répondit la naïve enfant, je l'aurait bien désiré, mais pour être religieuse, il faut être savante et avoir beaucoup d'esprit ; je ne suis pas savante et je n'ai pas d'esprit. La bonne tourière l'encouragea : Venez voir nos Meres, lui dit-elle.

Notre chère Mère Euphrosine, de douce mémoire, n'eut pas de peine à discerner l'appel divin dans cette âme simple et candide; elle eût désiré la recevoir tout de suite, mais il n'y avait pas de place vacante parmi nos Soeurs du voile blanc; elle lui offrit d'entrer comme Soeur de choeur; c'en était trop pour l'humilité de notre jeune aspirante, jamais elle n'y voulut consentir. Je n'en étais pas digne, disait-elle depuis. Il fut donc décidé qu'on attendrait, et que, s'il se faisait quelque vide, on penserait à elle.

Quatre années s'écoulèrent au bout desquelles, une personne qui lui portait intérêt et savait son désir de la vie religieuse lui ayant dit qu'en tardant trop elle courait risque de n'avoir plus les forces nécessaires pour être reçue dans aucune communauté, elle se décida à se présenter à la Visitation; les vénérées Mères qui l'accueillirent se montrèrent toutes disposées à lui ouvrir leurs portes, mais le désir du Carmel lui restait au coeur. Elle demanda un sursis d'un mois. Dans cet intervalle, le Divin Maître montra bien qu'il la voulait parmi nous. II rappela à Lui, en quelques heures, une Soeur du voile blanc, jeune et forte : l'obstacle était levé; quelques jours plus tard ma Soeur Monique commençait son postulat.

Ce qu'elle fut dans le début de sa vie religieuse, ma Révérende Mère, nous pouvons le pressentir, nous qui l'avons vue si humble, si obéissante, si remplie de candeur et de simplicité jusque dans la vieillesse la plus reculée, mais nous ne saurions passer sous silence un trait de courage vraiment héroïque. On était au coeur de l'hiver et cet hiver de 1838 fut d'une rigueur extraordinaire; grelottant de froid dans sa pauvre cellule, la généreuse postulante le supportait sans se plaindre; la température devint telle qu'une nuit ses pieds gelèrent. Malgré la souffrance qu'elle DUT en ressentir, elle garda encore le silence et continua ses travaux ordinaires; ce fut par hasard que son Ange s'en aperçut au bout de quelques jours, lorsque déjà ses pauvres pieds étaient tout marqués de taches livides. On se hâta de lui prodiguer les soins nécessaires et cet accident ne laissa aucune trace.

Notre bonne Soeur prit le saint habit au temps ordinaire; sa santé, qui donnait des inquiétudes, fit différer sa profession de quatre mois; en effet, habituée au grand air et à la vie des champs, elle eut quelque peine à supporter le changement d'existence; il fallut bientôt en venir aux soulagements; on craignit pour la poitrine. On m'avait dit que je ne dépasserais guère trente-trois ans, aimait à redire notre chère Doyenne. Sa bonne constitution finit par prendre le dessus; après sept années d'épreuve, elle put reprendre notre Sainte Règle et eut depuis la consolation de l'observer fidèlement; si, vers la fin de sa vie, le jeûne lui était devenu impossible, elle gardait, du moins ordinairement, l'abstinence.

Le retour de ses forces lui laissa libre carrière pour se dévouer désormais sans compter au service de sa chère Communauté qu'elle aimait tant! Le dévoûment, voilà bien, en effet, un des traits caractéristiques de la sainte religieuse que nous regrettons. Pendant de longues années, chargée de faire le pain, prenant sa part de tous les travaux pénibles, elle était, de plus, gardienne de nuit de deux Soeurs infirmes et âgées et voyait souvent interrompu un sommeil dont elle aurait eu grand besoin après les labeurs de la journée; mais rendre service à ses Soeurs était un besoin pour son coeur si bon, et sa complaisance était à toute

épreuve. A plusieurs reprises, on eut ainsi recours à sa charité auprès des malades, et celles qui ont reçu ses soins se rappellent avec quelle délicatesse elle les leur prodiguait. Jamais elle ne faisait paraître ce qu'il lui en coûtait, soit pour leur donner des soins, soit pour tenir les infirmeries dans une exquise propreté qui faisait la consolation des malades et des infirmières. Un seul mot achèvera, ma Révérende Mère, de vous montrer les sentiments de son coeur; une de ses Mères Prieures lui demandait un jour : Ma Soeur Monique, êtes-vous prête à tout et prête à rien? — Prête à tout, oh! oui, ma Mère! mais prête à rien, ah ! je ne sais pas... S'il s'agissait de ne pas me dépenser tout entière pour mes Mères et mes Soeurs, je crois bien que je ne suis pas prête à cela. Le bon Dieu devait dans la suite lui demander sur ce point bien des sacrifices, car, devenue presque aveugle, il lui était impossible de se livrer aux travaux de son état, ce qui fut pour sa nature aimante et dévouée la plus dure des privations ; cependant avec quelle ardeur elle se prêtait aux petits services que l'on pouvait encore réclamer d'elle! Deux jours avant sa mort, quand nous étions loin de croire que le bon Dieu dût la reprendre si tôt et qu'elle se sentait peut-être déjà frappée, une de nos Soeurs l'ayant priée de lui dévider quelques écheveaux de fil : Il faut que je me hâte, dit-elle à sa chère compagne, j'ai peur de ne pas achever. Elle n'acheva pas, en effet.

Avec le dévouement, l'obéissance est une des vertus dont notre vénérée Soeur nous a laissé les plus touchants exemples. Elle aimait à redire, en se l'appliquant à elle-même, ce mot de la Soeur qu'elle avait eu pour Ange : Je n'ai jamais eu qu'une Mère! En effet, dans toutes les Prieures qui se succédèrent durant sa longue vie religieuse, aussi bien que dans tous les Prêtres qui se dévouèrent au bien de son âme, elle ne vit jamais que son Jésus seul ; aussi quel esprit de foi, quelle obéissance, quelle déférence ! Son respect pour ses Mères était vraiment le culte de la piété filiale qui lui faisait goûter jusqu'à l'attendrissement leurs paroles et l|a rendait attentive à toutes leurs recommandations. Elle aurait craint de manquer, même involontairement, aux égards dus à notre charge; quand, dans les heures de silence, notre bonne aveugle recevait quelque service d'une main inconnue, on la sentait tout anxieuse de savoir si cette main n'était pas celle de sa Mère. J'avais peur, disait-elle ensuite avec sa simplicité ordinaire, de remercier notre Mère comme une Soeur. Sa docilité enfantine se montrait à l'égard de toutes. Un jour, une de nos Soeurs la trouva près de l'avant-choeur debout et immobile; pensant que notre chère infirme s'était égarée, ce qui lui arrivait souvent, elle lui demanda : Qu'attendez-vous là. bonne soeur Monique? — Ma soeur, répondit elle, on m'a amenée ici et on m'a dit d'y rester, j'y reste. Sa conductrice avait peut-être oublié depuis longtemps la recommandation qu'elle avait faite.

A cette obéissance elle joignait une charité fraternelle bien vive, une tendre affection pour toutes ses Mères et Soeurs qui rendait siennes leurs joies et leurs douleurs ainsi que celles de leurs familles. Un jour, une de nos Soeurs lui ayant demandé de prier pour un membre de la sienne, elle lui répondit : Oh ! om, mais j'offrirai surtout mes sacrifices.

Toujours attentive à s'oublier elle-même, elle avait pris pour règle de sa conduite cette maxime : « Il faut tout souffrir sans laisser voir ce que l'on souffre. » Elle la commentait volontiers avec nos chères Soeurs du voile blanc, son âge la mettait en droit de leur donner quelques conseils, et si la mémoire lui faisait défaut pour rapporter les sermons comme dans sa jeunesse, sa longue expérience de la vie religieuse lui facilitait de pieux commentaires de ses lectures avec une juste application aux besoins de toutes.

L'humilité avait aussi jeté de bien profondes racines dans l'âme de notre chère Soeur. En quelle petite estime elle se tenait ! Son respect pour toutes était touchant, pour les Soeurs de choeur surtout, pour les plus jeunes mêmes, pour ses compagnes du voile blanc aussi ; il était facile de voir que l'esprit de foi lui montrait en toutes les Épouses de Notre-Seigneur. Que vous dire, ma Révérende Mère, de son esprit de pauvreté qui la rendait si soigneuse des moindres choses? Elle disait souvent à ses compagnes : Faisons bien attention, mes Soeurs, car nous avons en mains les biens de la sainte religion. Cependant elle faisait tout avec la plus attentive charité pour les besoins de ses Soeurs.

Cet esprit la rendait saintement avare pour elle-même, elle ne craignait pas de s'imposer des privations pour pratiquer plus fidèlement cette pauvreté si chère à son coeur ; que de fois les officières furent édifiées de la voir se contenter de si peu de choses!

Sa gaîté, que les années n'avaient pas diminuée, son étonnante mémoire, apportaient beaucoup d'entrain dans nos récréations; nous aimions à l'appeler quelquefois auprès de nous et à lui faire raconter quelques-uns de ses souvenirs de jeunesse ; ces récits, dont la naïveté augmentait le charme, étaient écoutés avec plaisir; mais tout à coup l'animation dont elle les accompagnait se changeait en confusion.: Ah! ma Mère, qu'est-ce que je fais ? j'occupe tout le monde de moi! — Ma soeur Monique, c'est nous qui l'avons dit. — Ah ! ma Mère, que je suis orgueilleuse ; voulez-vous permettre que j'aille me remettre près de la porte? j'y serai bien mieux, c'est ma place... Pardon, ma Mère, pardon, mes Soeurs. "

Un désir cher à son coeur et plus d'une fois exprimé à ses Mères Prieures n'avait jamais été accueilli que par un sourire, c'était de recommencer son noviciat ; il y a quelques mois, la permission tant souhaitée lui fut enfin accordée, sa joie était bien vive. Quelle grâce, disait-elle, et moi qui en suis si indigne! Dès lors, on la vit chaque jour se mettre en marche vers le commencement des Vêpres, les dire à la tribune pour arriver bien exactement à la porte du noviciat; notre novice octogénaire ne voulait être exemptée d'aucun des exercices, encore ambitionnait-elle d'être considérée comme la plus petite, alléguant qu'elle était la dernière venue. Elle eût été heureuse de partager avec ses jeunes compagnes les petits travaux qui leur sont réservés. Si je peux vous rendre quelques services, dites-le-moi,, demandait-elle. Il fallait arrêter son zèle, que ses forces n'auraient guère secondé. L'arrivée d'une postulante. vint mettre fin à ce fervent début. Elle serait trop étonnée, lui disions-nous, de voir au noviciat une Soeur de quatre-vingt ans. Notre bonne Soeur ne put s'empêcher de plaider sa cause. Si elle en était étonnée, ma Mère ce ne serait pas bon signe. Oh ! ma Mère, il faut être bien difficile pour la réception des postulantes. Le sacrifice lui ayant été imposé, elle se soumit néanmoins avec sa docilité ordinaire.

D'une fidélité exemplaire à tout ce qu'on lui avait appris, elle gardait comme en dépôt les traditions

anciennes et était par là une ressource pour ses compagnes, qui aimaient à recourir à elle en toute occasion. Elle avait toujours été très ponctuelle à tous nos saints usages, mais jamais on ne le vit mieux que lorsque ses infirmités la rendirent incapable de s'y conformer entièrement. Quand nous voulions l'exempter de se mettre à genoux ou de se prosterner, elle nous disait : Oh! ma Mère, je le puis encore, il faut aller jusqu'au bout. Sa fidélité au silence était aussi remarquable, malgré les besoins de sa nature expansive. Alors même qu'il lui fût devenu si difficile de le garder à cause de son infirmité, il était touchant de voir les industries de son zèle quand elle entendait passer près d'elle. Au moment où elle avait besoin d'une de ses compagnes, elle ne la réclamait jamais que par la dernière syllabe de son nom.

Après une de ses retraites, n'ayant pas reçu la bénédiction pour parler, le temps lui semblait un peu long; arrivée à l'heure du dîner (nous sachant très occupée), elle demanda à sa chère provisoire ce qu'elle devait faire pour se la procurer, car autrement, disait-elle, je ne pourrais pas parler. Sur son avis elle vint nous attendre au passage de la Communauté, qui se rendait au réfectoire, à genoux et nous tendant les bras comme l'aveugle de l'Evangile.

A côté des vertus dont notre bonne Soeur nous a laissé le souvenir, nous nous reprocherions de ne pas indiquer les quelques ombres qui pouvaient s'y mêler; ces ombres étaient de celles que la fragilité humaine ne saurait guère éviter; s'il lui échappait un mot un peu plus vif à l'égard de ses chères compagnes, si, privée par la perte de ses yeux de savoir ce qui se passait autour d'elle, elle ne s'en désintéressait pas toujours assez complètement, elle reconnaissait et réparait ces petits manquements avec tant d'humilité qu'on pouvait admirer le zèle toujours jeune que cette âme généreuse et fervente avait conservé pour sa perfection. Pour n'en citer qu'un trait, s'étant un jour laissé aller à un léger mouvement d'impatience contre sa bonne garde-malade, pendant que celle-ci l'habillait, elle ne put se décider à faire la sainte Communion que par obéissance et qu'après lui en avoir demandé pardon.

Il y a environ dix-huit ans que commença pour ma Soeur Monique la grande épreuve par laquelle Dieu voulut la purifier. Ses deux yeux furent successivement atteints de la cataracte. M. le docteur Pilate, qui met avec tant de générosité son dévouement au service de notre Communauté et vis-à-vis duquel nous ne saurions trop vous demander, ma Révérende Mère, de nous aider par vos prières à acquitter nos dettes de reconnaissance, voulut bien se charger des opérations, qui eurent un heureux résultat. Notre bonne Soeur recouvra la vue assez complètement pour pouvoir lire. Son coeur n'oublia jamais ce qu'elle devait à l'habile et pieux docteur qui lui avait prodigué ses soins avec tant de bonté, et le Divin Maître, qui ne lui réservait pas la consolation d'être assistée par lui à sa dernière heure, permit, il y a quelques mois, une indisposition qui lui donna une fois de plus l'occasion de redire à son bienfaiteur qu'elle s'en ressouviendrait toujours devant Dieu, en même temps qu'elle lui demandait de la secourir encore par ses prières quand elle aurait quitté ce monde.

Notre-Seigneur avait cependant résolu d'imposer définitivement la croix à sa fidèle épouse ; bientôt ses yeux s'affaiblirent progressivement et la cécité finit par devenir complète; nous n'avons pas à décrire tout ce qu'une pareille infirmité entraîne de dépendance, d'assujettissements et de sacrifices ; mais le moindre ne fut pas celui de se voir désormais privée de servir la communauté. Elle aurait pu encore se rendre utile en plusieurs petits travaux, Dieu ne lui laissa pas cette consolation. Peu à peu ses membres s'engourdirent; ses doigts, agités par un perpétuel mouvement nerveux, devinrent incapables de tout ce qui demandait de l'adresse; elle dut se résigner à de nouvelles privations; jamais pourtant elle ne restait oisive : quand on ne pouvait lui procurer quelque autre occupation facile, elle avait toujours en main ce qu'elle appelait son ouvrage, c'étaient de petits débris d'étoffe qu'elle réduisait en charpie ; elle avançait bien peu, mais elle dépensait toute sa bonne volonté avec ce qui lui restait de forces. Cet état d'épreuve dura douze ans et notre bonne infirme l'acceptait sans même en parler.

La prière devint dès lors son unique affaire; toute sa vie, ma Soeur Monique s'était montrée solidement pieuse, toujours elle avait trouvé au service de Dieu les consolations réservées aux âmes droites et fidèles, mais toujours aussi elle avait su faire passer le devoir avant ces consolations, les sacrifiant dès qu'il était nécessaire. Devenue aveugle, il lui fut laissé pleine liberté de suivre l'attrait de sa dévotion ; elle s'était prescrit quelques exercices de surérogation et s'y montrait d'une fidélité parfaite. Jamais elle ne manquait ni à ses visites au Saint Sacrement, qu'elle prolongeait les dimanches jusqu'à journée entière, ni à son chemin de croix ; on la voyait avec édification se traîner, appuyée sur son bâton, d'une station à l'autre ; l'avant-veille de sa mort elle y était aussi exacte que de coutume. Les longues heures de la journée, elle les passait avec Dieu, allant à Lui aussi simplement qu'elle venait à sa mère, se tenant en sa présence et conversant avec Lui coeur à coeur.

Il y a quatre ans, nous eûmes la consolation de célébrer ses noces d'or en même temps que celles de notre regrettée Soeur du Saint-Coeur-de- Marie ; nos deux bonnes anciennes s'étaient prêtées joyeusement à la fêle de famille qui nous fut bien douce. Nous espérions conserver ma Soeur Monique longtemps encore, ses exemples faisant tant de bien autour d'elle! Lorsque nous lui parlions de l'espoir de fêter ses noces de diamant, elle répondait : Comme le bon Dieu voudra. Quoiqu'elle fût tout abandonnée au bon plaisir divin pour la vie ou pour la mort, on sentait depuis longtemps que la pensée de celle-ci dominait chez elle tontes les autres; combien de fois aux licences, dans les récréations, a-t-elle demandé à chacune de nos Soeurs: Priez bien le bon Dieu qu'il m'accorde la grâce d'une bonne mort ! Cette demande si souvent réitérée finissait par nous faire sourire, mais notre bien-aimée Soeur ne s'en lassait pas, elle l'adressait à nos Supérieurs, à nos Confesseurs, à tous ceux qui l'approchaient. Souvent la perspective de la mort était accompagnée de quelque effroi : Si vous êtes là quand je mourrai, vous me parlerez de confiance, n'est-ce pas? Parfois la paix, la sécurité prenaient le dessus : Je ne sais si mes sentiments seront toujours les mêmes, niais il me semble maintenant que je n'aurais pas peur de la mort, que je la verrais venir volontiers. Le bon Maître pouvait donc la prendre à l'improviste, sûr de la trouver toujours prête au grand passage; Il voulut l'y disposer encore par un redoublement de grâces; depuis quelque temps, une retraite de dix jours était devenue trop longue pour ses forces, nous la lui faisions partager en deux afin de ne pas la fatiguer; elle se montrait, cette année, plus pressée encore que de coutume de voir arriver ce temps de bénédiction ; nous dûmes lui permettre de faire ses deux retraites à trois semaines d'intervalle, elle s'y montra plus fervente que jamais; c'était la dernière préparation, quelques jours seulement la séparaient de son éternité.

Vendredi dernier, notre chère Soeur mena sa vie ordinaire, travaillant, priant ; elle se trouva au réfectoire, à la récréation, où elle apporta sa gaîté accoutumée; dans la nuit elle se plaignit d'une digestion difficile, on crut à une simple indisposition; elle fut souffrante toute la journée; le docteur, que nous avions fait demander par prudence, sachant qu'à cet âge on peut craindre les surprises, ne vit rien d'inquiétant. Elle, au contraire, paraissait se croire gravement atteinte. Cette fois, disait -elle, c'est la fin. Nous étions si habituées à l'entendre parler de la mort qu'on ne se préoccupait pas; vers le soir, son état s'aggrava; les remèdes prescrits n'agissaient pas, on commença à pressentir le danger sans le croire aussi prochain cependant; elle se sentait déjà très mal. Ma Soeur, dit-elle à sa dévouée infirmière, je ne croyais pas rester si peu de temps entre vos mains. Elle se prêtait pourtant avec autant de courage que de simplicité à tout ce que l'on tentait pour la soulager.

Nous la quittâmes à regret et revînmes au bout de quelques heures. Une de ses compagnes, qui l'avait veillée, nous dit que la nuit avait été mauvaise; craignant que le danger ne devînt imminent, nous envoyâmes au plus tôt prévenir notre bon Père Aumônier. Nous n'avions pas besoin d'user de ménagements pour préparer notre bonne Soeur: cette mort qu'elle avait craint, dont la pensée l'avait toujours occupée, elle la sentait venir avec la confiance de l'enfant qui va se jeter dans les bras de son père. N'avez-vous pas peur de mourir? lui demandions-nous. — Oh ! non, j'en suis heureuse, très heureuse, répondit-elle. Puis elle nous parla de notre bonne Mère de Draguignan qu'elle n'aurait plus la consolation de revoir, mais aux prières de qui elle désirait encore une fois être recommandée, assurant qu'à son tour elle n'oublierait ni elle ni sa Communauté. Sa chère famille, qu'elle aimait tant et vis-à-vis de laquelle son détachement s'était toujours montré des plus édifiants, eut aussi un souvenir; elle nommait chacun de ses membres, frère, neveux, petits-neveux, petites-nièces, disant qu'elle prierait pour tous.

Une effigie du saint Enfant Jésus de Beaune, sculptée des propres mains de notre Vénérable Soeur Marguerite-du -Saint-Sacrement, et qui lui avait toujours inspiré une tendre dévotion, lui fut apportée ; elle la reçut avec transport. Oh! cher petit Jésus, mon cher amour, s'écria t-elle, vous que j'ai tant aimé! Puis le sentant échapper de ses mains défaillantes : Ah ! je ne peux plus vous tenir, je vous offre mes dernières puissances. Notre Père Aumônier arrivait. Son infirmière la prévint. Vous êtes heureuse de voir votre bon Père, n'est-ce pas? — Ah! si je suis heureuse! Un peu après on lui apporta le Saint-Viatique. Voilà votre Jésus, dit encore l'infirmière, et son visage s'illumina de nouveau.

Après qu'elle l'eut reçu et fait en silence quelques moments d'actions de grâces, nous nous approchâmes d'elle; notre bonne Soeur nous prit les mains avec effusion. Oh! ma Mère, je vous remercie de tout le bien que vous m'avez fait, de tout le bien que j'ai reçu dans la sainte religion. — Vous prierez bien pour la Communauté, ma Soeur Monique? — Oh! oui je prierai pour tontes, ma Mère ; c'est peut-être de l'orgueil, mais je voudrais pouvoir dire à nos Soeurs que je leur souhaite d'être aussi heureuses au Carmel que je l'ai été moi-même. — Et qu'est-ce qui vous a rendue si heureuse? — Ma Mère, c'est que j'ai toujours été abandonnée et que j'ai toujours obéi... Je ne me souviens pas d'avoir manqué à l'obéissance. Ces paroles furent presque les dernières, elles devaient nous rester comme le testament de notre chère Soeur à sa Communauté.

L'heure de la mort ne semblant pas encore proche, l'Extrême-Onction avait été différée; mais après la messe, les premiers symptômes de l'agonie se manifestèrent; notre Père Aumônier prévenu rentra aussitôt, lui administra le Sacrement des mourants et lui conféra l'indulgence de l'Ordre.

Notre chère malade n'exhalait plus qu'un léger souffle; elle était là, calme, le sourire sur les lèvres; on commença les prières du Manuel, avant qu'elles fussent achevées, cette belle âme avait rompu ses liens.

A peine notre bon Père, qui avait recueilli avec nous son dernier soupir, s'était-il retiré, que nous ne pûmes nous empêcher, au milieu de nos larmes, de redire à la Communauté les touchantes paroles de notre chère défunte : J 'ai toujours été heureuse au Carmel parce que j'ai toujours obéi, je ne me souviens pas d'avoir manqué à l'obéissance.

La pieuse vie et la sainte mort de notre chère Soeur Monique nous font croire, ma Révérende Mère, qu'elle a reçu un accueil favorable auprès du Souverain Juge; nous vous prions néanmoins de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, celles des six Pater et tout ce que votre charité vous suggérera; elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect, dans les Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante.

Soeur MARIE-THÉRÈSE DU SAINT-SACREMENT

r. c. ind.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu et de notre Père Saint Joseph des Carmélites d'Orléans, ce 6 août 1892.

 

P.-S. — Nos Mères de Draguignan recommandent aux prières de nos Monastères Madame Guérin, bienfaitrice de la Communauté, décédée pieusement après une vie pleine de mérite et de bonnes oeuvres devant Dieu. Dès le début de la fondation, son grand coeur prit cette oeuvre en singulière affection, et elle comprit toujours l'importance de sa conservation, ce qu'elle sut prouver par ses libéralités. Elles réclament aussi un pieux souvenir devant Dieu pour son honorable famille qui veut bien continuer sa généreuse assistance à ce cher et si fervent Carmel.

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