Carmel

06 août 1888 – Tours

Ma Révérende et très Honorée Mère ,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont la volonté toujours adorable vient de nous imposer un nouveau sacrifice en rappelant à lui notre bien chère soeur Marie-Véronique de la Croix, professe de notre monastère. Elle était âgée de 65 ans, 10 mois, et avait passé 42 ans et 8 mois en religion dans la plus grande ferveur.
Sa vie s'est écoulée dans l'humilité, le dévouement et la prière; aussi est-ce avec un regret bien vif que nous avons vu finir cette existence qui laisse parmi nous le souvenir d'une union à Dieu consommée et d'un zèle sans borne pour le salut des pécheurs.
Les premières années de notre chère soeur se passèrent dans un petit village du Berry; élevée très chrétiennement, elle ne connut pas le monde et, ayant perdu sa mère à l'âge de douze ans, la petite orpheline resta près de son père, cherchant à le consoler et aidant ses soeurs dans les soins du ménage. L'entrée au Carmel de notre bien chère soeur Gertrude, sa parente, fit naître en elle la pensée de la vie religieuse, et dès ce moment toutes ses aspirations se dirigèrent vers le cloître et vers notre Carmel. Malgré le chagrin qu'il éprouvait de perdre sa fille, son père en fit généreusement le sacrifice et lui donna son consentement. Cette adhésion à la volonté divine lui fut sans doute un acte très méritoire, et notre bien chère soeur aimait d'autant plus à entretenir en son coeur cette espérance qu'elle perdit alors  ce bon père. Libre de tout lien, elle se mit en route avec une de ses soeurs et vint se présenter à notre bien-aimée mère Marie de l'Incarnation, de si douce et si sainte mémoire.
La jeune postulante, dont l'humeur était douce et la santé des plus robustes, arrivait fort à propos. C'était à l'époque où nos mères, expropriées par la municipalité de la ville, avaient dû louer une maison séculière assez proche de l'emplacement destiné au nouveau monastère, en attendant que celui-ci fût construit selon le plan du Cérémonial. Le dévouement de notre chère soeur joint à ses forces physiques furent d'une grande ressource à la communauté, et dès les premiers jours elle commençait un noviciat rude et laborieux, formée dès le principe à l'école de la gène et de la plus stricte pauvreté. Rien n'étonnait son courage et n'égalait son inaltérable douceur, mais surtout rien n'édifiait davantage que sa docilité à suivre toutes les inspirations de la grâce. Les soins qu'apportait notre chère soeur à dissimuler ses vertus sous les apparences d'une originalité parfois excessive, ne nous permettent, ma Révérende Mère, que d'en donner un faible aperçu ; mais si elle parvenait à nous cacher la fleur, nous en goûtions les fruits, et nous pouvions dire en maintes circonstances : « Ma soeur Véronique a passé par là.» Heureuse de s'effacer en tout et toujours, elle ne montra rien de bien saillant ni de bien extraordinaire durant le cours de sa vie religieuse, et si le jeûne au pain, au sel et à l'eau lui fut familier, elle le cacha sous les dehors les plus simples; elle n'attendait pas les veilles des fêtes qui auraient pu fixer sur elle l'attention : le plus petit anniversaire, passant inaperçu aux yeux des autres, était celui dont elle faisait choix pour se livrer à sa pénitence favorite, et le plus souvent ces jours-là elle s'adonnait avec ardeur aux exercices de la plus grande charité. C'est ainsi que s'attribuant les travaux les plus pénibles de la maison, ils se trouvaient achevés au moment où la communauté se disposait à les entreprendre. On la voyait alors plus pensive, plus recueillie, plus silencieuse, et c'est ainsi que se trahissait à son insu le dévouement pratique de notre bien chère soeur.
L'âme de ces austérités et de ces manifestations extérieures de la charité n'était autre que son zèle et son amour envers les pécheurs. Son coeur était bon, tendre, compatissant, et lorsque après une rude journée de fatigues, on se hasardait à lui demander un nouveau service au nom d'une âme à sauver, cela était plus que suffisant pour obtenir d'elle tout ce que l'on désirait.
Formée dès le début de sa vie religieuse au culte de la Réparation par notre vénérée soeur Marie de Saint-Pierre qui avait été son bon ange au noviciat, notre chère soeur Véronique, cherchant à mériter le beau nom qu'elle avait reçu, songeait sans cesse à rendre hommage à la Face adorable de Notre-Seigneur en réparant les outrages commis envers la Majesté Divine. De là, cette prière incessante et perpétuelle. Si les lèvres parlent de l'abondance du coeur, de quel amour ne devait pas brûler ce coeur toujours disposé à se sacrifier, à s'immoler, selon la volonté expresse de notre sainte mère Thérèse, dans le but de travailler à la gloire de Dieu et à la conversion des pécheurs! La prière vocale ne la fatiguait jamais; aussi le nombre de rosaires et d'offices des défunts qu'elle a récités durant sa vie est-il incalculable! Et si, en la rencontrant dans les cloîtres, on levait les yeux sur son visage, l'aspect de ses lèvres pieusement agitées portait au recueillement et à la prière, car du matin au soir notre bonne soeur louait Dieu, Je remerciait de ses bienfaits et le suppliait, se faisant l'avocate  de tous les malheureux et obtenant le plus souvent gain de cause au Tribunal divin, qui la voyait toujours en instances.                                                         

Telle était la grandeur de sa foi qu'elle paraissait péniblement affectée lorsqu'on ne par tageait pas immédiatement sa confiance: « Mais, disait-elle souvent, Notre-Seigneur l'a dit: Demandez, vous recevrez! Qu' attendons-nous de plus sûr et de meilleur que cette consolante promesse ? » Et se mettant spontanément à la tête d'une véritable croisade de prières, elle distribuait à chacune la part qui lui revenait, afin de forcer le ciel, par une supplication de tous les instants, à déverser ses grâces sur les inconnus dont on lui avait fait entrevoir les nécessités spirituelles ou temporelles.                                
Devant Dieu, on le sait, la vertu, pour être héroïque, n'a pas besoin d'être éclatante. Notre bien chère soeur fut une de ces âmes simples et droites quis'enveloppent d'humilité et d'amour et que le regard de Dieu seul semble accompagner sur la terre. Suivre fidèlement tous les usages, n'être à charge à personne, rendre service à toutes, tel fut son constant désir. Elle savait s'oublier pour contribuer à ses dépens à la gaieté générale,ce qu'elle faisait avec une bonhomie et un abandon qui témoignaient de sa profonde humilité.
Nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, sa santé était des plus robustes. Non seulement elle pratiqua l'austérité du Carmel dans toute sa rigueur, mais elle persistait encore à suivre la règle lorsque le mal, dont elle portait le germe sans s'en douter, fut déclaré sans remède ; elle ne pouvait se décider à interrompre les exercices de la vie commune. Cette année encore, elle fit un rigoureux Carême, dépassant de beaucoup ce que nous prescrivent nos saintes observances, et lorsqu'il fallut s'arrêter, elle parut surprise de ne pouvoir concilier l'état de maladie avec celui de la santé; tout était nouveau pour elle dans les soins qui durent lui être prodigués depuis Pâques, et l'ingénuité de ses réflexions nous aurait fait sourire si nous n'avions prévu dès lors que notre pauvre soeur était perdue.
Peu à peu cet affaiblissement général, compliqué d'une double maladie de coeur et d'es tomac, mit ses jours en un danger prochain ; il fallut la faire administrer. Elle accueillit cette nouvelle avec le calme le plus parfait et se disposa au grand passage avec la simplicité de foi qu'elle mettait en chacune de ses actions. Sa vie avait été fidèle, sa mort en fut la récompense par les abondants secours que nous eûmes l'immense consolation de lui faire donner et qu'elle reçut jusqu'à la fin en pleine connaissance. Une heure avant sa mort, elle ajoutait d'elle-même aune pieuse pensée que nous lui suggérions : « Et pour les pauvres pécheurs ! » Ce furent ses dernières paroles; elles résumaient l'ensemble des dispositions de toute sa vie. L'agonie commença aussitôt ; nous eûmes le temps de récit.er encore le Rosaire, quinze Salve et quelques ardentes invocations au Sacré-Coeur et à la très sainte Vierge ; à deux heures et demie, la suffocation qui s'était faite,  lente  et paisible,  était consommée; notre chère
soeur paraissait devant le Souverain Juge dont elle avait tant imploré la clémence en faveur de ses frères égarés. C'était un samedi, aux premières vêpres de la fête de Notre-Dame-des-Neiges. Nous espérons qu'elle aura reçu elle-même cet accueil favorable que tant de fois elle avait sollicité pour les autres ; nous vous supplions néanmoins, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente communauté, l'indulgence du chemin de la Croix, des six Pater, une invocation à la très sain te Vierge et à notre Père saint Joseph : elle vous en témoignera certainement sa reconnaissance du haut du ciel; veuillez nous permettre d'y joindre l'expression de la nôtre et du bien affectueux respect avec lequel je suis en union avec Marie au pied de la Croix.

Ma très Révérende Mère,
Votre humble soeur et servante,
Sr Marie-Xavier de Sainte-Thérèse,
RCI
De notre Monastère de l'Incarnation et de la Sainte-Famille des Carmélites de Tours, le 6 août 1888

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