Carmel

05 mai 1889 – Tours

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, au lendemain d'une bien douce fête, a voulu nous rappeler que les joies seules du ciel sont durables et à l'abri de toute vicissitude, en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère soeur Angélique du saint Coeur de Marie, professe de notre communauté. Elle avait soixante-huit ans et quatre mois, et quarante-six ans de religion.

Profondément émues du sacrifice qui nous est demandé par ce nouvel appel du Seigneur, nous nous réfugions en ce mois béni aux pieds de notre divine Mère, la priant de nous donner force et courage pour supporter cette séparation qui est la sixième depuis vingt mois. Puisque la croix et les épreuves sont la plus évidente mani­festation de l'amour de notre bon Maître, nous pouvons espérer, ma Révérende Mère, que notre cher Carmel est bien l'objet de ses plus tendres prédilections.

Nous nous demandons s'il est bien vrai que notre chère, soeur ne soit plus au milieu de nous, tant le mal qui l'a frappée a exercé promptement ses ravages, ne nous laissant dès le début presque aucun espoir de la sauver. Notre bien chère soeur avait souhaité qu'on ne lui fît de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint Ordre. Elle avait vécu cachée, s'immolant sans cesse à des intentions surnaturellement chères à son coeur, et voulait demeurer inconnue, ne demandant à Dieu de survivre que dans ses miséricordes infinies; aussi, sans accéder complètement à ce désir, nous parlerons brièvement de celte fervente religieuse, âme ardente et merveilleusement droite, qui ne sut jamais calculer avec les sacrifices.

Passant rapidement sur les années de sa jeunesse, dans lesquelles notre chère soeur montra la maturité d'un âge plus avancé en élevant avec un soin vraiment maternel ses nombreux frères et soeurs, nous dirons peu de chose de cette première partie de sa vie, toute de pieux apostolat au sein même de la famille; elle n'avait qu'une pensée : faire grandir dans ces jeunes coeurs la piété qui s'y conservait par ses soins vigilants.

Un seul trait de son enfance dénote la gravité précoce qu'elle mettait en tout. Quelques jours avant sa première communion, on lui apporta ses vêtements blancs ; à l'invitation qui lui fut faite de s'assurer du bon goût qui avait présidé à leur confection, elle opposa un refus formel, ajoutant que la toilette intérieure de son âme l'occupait uniquement. Cette disposition n'était-elle pas l'indice d'un don plus intime de tout elle-même au Dieu qu'elle voulait aimer « par-dessus toute chose » ? Si nous trouvons cet acte d'amour dans son coeur d'enfant, nous avons eu la consolation de le recueillir sur ses lèvres glacées par la sueur de la mort. Sa vie ne fut qu'un long trait d'union entre ces deux actes posés aux deux extrémités de son existence.

L'appel divin se fit entendre; il trouva la jeune fille prête, intrépide. Et pourtant ce projet devait rencontrer bien des obstacles. L'affection de sa mère qui répugnait à se séparer de sa fille aînée, son bras droit auprès de la petite famille, l'opposition formelle de son père, qui ne comprenait pas une si étrange décision, rien n'ébranla sa fermeté et, par un courage surhumain, elle quitta sa famille désolée, laissant à ceux qui avaient grandi au foyer le soin de ranimer son pauvre père, auquel l'excès de la douleur avait fait perdre connaissance.

Postulante et novice, notre bien chère soeur Angélique déploya un entrain rempli de charité et de dévouement. L'heure n'aurait pu être mieux choisie. Il était alors question de notre déplacement et chacune s'ingéniait à diminuer le nombre des journées d'ou­vriers ; démolir les cloisons des cellules, enlever les pavés de la cour de clôture, etc..., rien n'arrêtait l'ardeur de la communauté, et notre chère soeur était une des premières à la fatigue et à la peine. C'est en se livrant à ce travail qu'elle contracta une infir­mité dont elle eut beaucoup à souffrir, mais que son énergique nature supportait avec d'incroyables efforts pour venir en aide à ses soeurs.

Ces années de vie active convenaient bien à une âme toujours avide de se dépenser pour les autres. Le dévouement fraternel n'était pas en elle la pure et simple expres­sion d'une nature aimante; à ce don d'elle-même se joignait un principe surnaturel, le bien de la religion, la reconnaissance envers sa communauté.

Notre regrettée soeur fut employée successivement dans différents offices où l'on put remarquer l'ordre dont elle avait contracté l'habitude dès ses jeunes années. Son adresse merveilleuse savait pourvoir à tous les besoins, et, quelque surchargée qu'elle fût, on eût dit qu'il fallait un champ toujours plus vaste à son dévouement; jamais elle ne refusait et souvent même elle allait au-devant des moindres désirs. Il fallait arrêter ce zèle charitable qui l'aurait poussée à de pieux excès; la nuit l'eût trouvée aussi disposée à rendre service après une journée de long et pénible travail. Sa charité, non moins que .«on savoir-faire, lui avait acquis une véritable réputation d'habileté, aussi avait-elle la clientèle de toute la communauté; c'était à qui aurait recours à ses ingénieuses découvertes, et chacune avait à se féliciter de l'heureux succès de ses inventions.

Travailler et se dévouer ne lui suffisait point ; elle traduisait par les paroles les plus chaleureuses les sentiments qui l'animaient et, lorsqu'elle ne pouvait réellement mettre à exécution tous ses projets : « Si je ne puis le faire, disait-elle avec ingénuité, mon coeur le fait sûrement. » Ces franches déclarations faisaient notre bonheur. Nos récréations avaient un charme de plus lorsque ma soeur Angélique était présente ; elle savait si bien s'oublier pour entretenir la joie au sein de la communauté ! Cette appré­ciation était si unanime parmi nous que son absence se faisait tout de suite remarquer et regretter; elle aimait profondément la vie commune et elle contribuait efficacement à en entretenir la douceur.

Dévouée par le besoin de se sacrifier, de s'immoler, elle possédait dans une large mesure cette ardeur du zèle et de la charité qui ne s'épargne en rien pour con­quérir des âmes à Dieu. Vraie carmélite, elle avait entendu et compris le grand cri d'apostolat de notre sainte Mère. Si notre chère soeur possédait ce caractère de l'apôtre, la générosité, elle n'était pas moins édifiante par son obéissance parfaite. Un mot de sa Mère Prieure suffisait pour faire tomber toute hésitation, calmer toute crainte, et, ce qui est mieux encore, renoncer à ce qu'elle croyait être le meilleur. Ce n'était pas en elle soumission naturelle et facile ; elle agissait alors par le principe et sous l'impulsion d'une foi sans limite, et la vie entière de notre chère soeur nous a donné le beau spectacle d'une nature ardente qui se laissait façonner sans résistance, et d'un coeur d'or se pénétrant tour à tour de douceur et d'énergie, pour résister aux entraînements d'une nature bouillante et apaiser cette ardeur qui aurait pu l'entraîner au delà du bien que son âme droite et loyale avait toujours en vue.

Notre bien chère soeur frémissait à la seule idée d'être inactive et de ne pouvoir se dévouer à ses soeurs. Dieu lui abrégea cette épreuve particulièrement redoutée en ne lui imposant que deux jours de maladie. Une grâce spéciale l'attendait à son insu. La prise d'habit d'une de nos jeunes postulantes étant fixée au 1er mai, une coïncidence particulière nous permit de faire donner à celte occasion à la communauté un triduum par un Père de la Compagnie de Jésus qui avait toute la confiance de notre regrettée soeur. Les excellentes instructions qu'elle a toutes suivies et qui étaient sur la paix de l'âme, l'abandon, l'intimité de nos rapports avec Dieu, considéré toujours comme le meilleur des Pères, furent la providentielle préparation de notre chère soeur au grand passage. Dès le lendemain de la cérémonie de vêture, qui est toujours une si douce et joyeuse fête au Carmel, le danger se déclarait violent, sans remède. La science humaine ne put que constater le mal, ne nous dissimulant pas que tout était perdu. Aussitôt M. notre aumônier vint lui donner l'extrême-onction, que notre chère soeur reçut en pleine connaissance, répondant elle-même aux prières. Rien n'annonçait cependant un dénouement immédiat. Vers minuit et demi, la soeur qui la veillait vint nous pré­venir en toute hâte ; notre chère soeur se débattait contre une oppression pénible. Notre présence à cette heure de la nuit lui révéla en partie le danger où elle se trouvait, el dans le plus complet abandon elle répétait les actes que nous lui suggérions, avec une foi vive, ajoutant d'elle-même: "Mon Dieu, je ne veux que votre sainte Volonté !"

Et dans l'énumération des sacrifices qu'elle faisait, elle mêlait des noms biens chers à son coeur pour les recommander encore une fois à la bonté infinie ! « Mon Dieu, je vous aime par-dessus toute chose!... Ce fut sa dernière parole ; elle baisa encore avec amour son crucifix que nous lui présentions et, après quelques minutes d'agonie paisible, sans souffrance, sans contraction, deux soupirs emportèrent cette chère âme aux pieds de son Souverain Juge, pendant que la plus grande partie de la communauté récitait avec nous les 15 Salve, implorant la miséricordieuse assistance de la Reine du ciel à cette dernière heure de sa fidèle servante.

La seule consolation que nous puissions goûter dans l'amertume de ce deuil, si imprévu et si profond, est l'espoir de la céleste récompense. Aussi nous vous supplions, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre si regrettée soeur les suffrages de notre saint Ordre, par grâce, une communion de votre fervente communauté, l'indul­gence des six Pater et quelques invocations à la très sainte Vierge et à saint Joseph, qu'elle honorait particulièrement ; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en union avec Marie au pied de la Croix,

Ma très Révérende Mère,

Votre humble soeur et servante,

Sr Marie-Xavier de Sainte-Thérèse,

R. C. ind.

De notre Monastère de l'Incarnation et de la Sainte-Famille des Carmélites de Tours, le 5 mai 1889.

TOURS. — IMPRIMERIE Paul BOUSREZ

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