Carmel

05 février 1892 – Paris rue d'Enfer

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont l'adorable volonté vient de nous demander un très douloureux sacrifice, en retirant du milieu de nous une Religieuse que nous vénérions et que nous regardions comme la bénédiction de notre Communauté, notre chère Soeur Thérèse-Marie de Saint Philippe de Néri, professe de notre monastère, âgée de 74 ans, 10 mois et 2 jours. Elle avait passé en religion 39 ans, 3 mois et 20 jours, durant lesquels elle a pratiqué d'une manière que, si nous l'osions, nous appellerions héroïque, le plus complet mépris d'elle-même, une parfaite obéissance et une entière générosité dans le sacrifice.

Ces vertus étaient d'autant plus admirables en cette âme que la première partie de sa vie semblait l'y avoir moins préparée. En effet, notre chère Soeur naquit en Angleterre, d'une famille protestante, occupant une position élevée et jouissant d'une large fortune ; elle grandit donc loin de la vérité, au milieu du luxe et du bien-être qui accompagnent les grandes existences anglaises. Son père, qui était amiral, l'emmenait avec ses frères faire les voyages les plus intéressants, et il veillait soigneusement sur l'éducation de son unique fille. Elle parlait quatre ou cinq langues avec une aisance par­faite et avait les connaissances les plus variées. Ne s'occupant que des lettres et des beaux-arts, elle n'avait jamais pris le moindre soin des choses pratiques. Ces habitudes premières devaient rendre plus frappant le changement qui allait s'opérer en elle aussi­tôt que la lumière de la vérité catholique aurait pénétré dans son âme.

Cependant la jeune protestante, ayant trouvé parmi les siens les exemples de toutes les vertus morales et d'un sincère attachement à leur religion, s'était elle-même appli­quée sérieusement à la pratique de sa foi, et le Seigneur lui avait donné, lorsqu'elle était encore tout enfant, une invincible confiance dans la prière. Ayant lu dans une bible ces paroles de Notre-Seigneur : Tout ce que vous demanderez, croyez que vous l'obtien­drez, elle priait avec une foi entière, n'hésitant pas à demander des miracles. Tout en s'étonnant de ne pas les voir se réaliser aussitôt, elle ne perdait rien de sa confiance. Celle-ci devait lui attirer une grâce précieuse entre toutes.

Tandis qu'elle adressait à Dieu les prières les plus droites pour obtenir de le connaître et de le servir de tout son coeur, elle sentit naître en elle des doutes sur la religion protestante, et ces doutes grandirent de telle sorte qu'elle chercha avidement les moyens de connaître la véritable Église. Longtemps elle fit de vains efforts pour se mettre en rapport avec un prêtre catholique. Lorsqu'enfin elle put commencer à se faire instruire, elle reconnut aussitôt la vérité, et quelque sacrifice qu'il fût lui en coûter pour l'embrasser, elle n'hésita pas un instant. Libre par la mort de son père et mettant sous ses pieds toutes les autres affections de famille, pourtant si fortes dans son coeur aimant et fidèle, elle fit profession de la foi catholique et en même temps de la vie la plus dévouée à la cause de Dieu. Elle embrassa la mortification qui lui était inconnue, quitta les vêtements qui convenaient à sa position pour en prendre de forts pauvres, et dépensa tous ses revenus en bonnes oeuvres. Mais cette âme généreuse ne pouvait en rester là. Elle voulait abandonner ses biens et se livrer elle-même à Dieu dans l'état où elle pourrait le servir de la manière la plus parfaite; elle tenait même à sortir de son pays afin que le sacrifice fût plus entier, afin surtout de vivre dans une atmosphère catholique, loin de toute influence qui plût entretenir en elle la plus légère trace de ses anciennes erreurs.

Le P. Faber, qui avait reçu son abjuration, l'adressa à notre monastère avec le désir, qu'il lui avait confié, que nous réalisions plus tard une fondation à Londres; elle ne cessa dès lors de désirer cette oeuvre et de prier Dieu d'envoyer d'autres Anglaises qui aidassent à l'accompli ; mais pour elle, sa résolution était prise de ne point revenir dans sa patrie qu'elle aimait tant, et lorsque vingt-six ans plus tard elle vit faire cette fondation que son zèle pour la conversion de l'Angleterre lui faisait vivement désirer, elle supplia qu'on la gardât en France pour les mêmes motifs qui l'y avaient amenée.

Aussitôt qu'on eut obtenu place pour elle dans notre monastère, notre chère Soeur voulut obéir parfaitement à cette parole de Notre-Seigneur : Donnez tout ce que vous avez aux pauvres, puis venez et suivez-moi. Elle ne réserva donc rien de sa fortune pour ses deux frères que sa conversion avait vivement affligés, mais qui lui restaient unis par la plus tendre affection; elle ne songea qu'à choisir parmi les oeuvres celles qui pourraient plus directement contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Fonder une mission dans un quartier privé de tout secours religieux; assurer un pieux asile à une pauvre négresse découverte dans les mansardes de Londres; soustraire â l'éducation protes­tante des enfants abandonnés en pourvoyant aux frais de leur instruction dans des mai­sons catholiques, telles furent ses dernières préoccupations. Cependant elle voyait com­bien l'Oratoire de Saint-Philippe de Néri, établi à Londres, était un centre puissant pour le développement du catholicisme; la pauvreté de cette maison était grande, il fallait y bâtir une église convenable. Elle destina à cette oeuvre deux cent cinquante mille francs. Elle aurait pu trouver quelque consolation à remettre elle-même cette somme au P. Faber, qui l'avait convertie, et pour lequel elle ressentait une immense reconnais­sance; mais la générosité de son amour ne pouvait admettre que la moindre satisfaction personnelle plût se mêler dans des oeuvres qu'elle ne voulait faire que pour Dieu. Se munissant donc de dix billets de vingt-cinq mille francs, elle les déposa dans le tronc de la chapelle. Cette offrande, dont une indiscrétion révéla la provenance, fut précieuse­ment mise de côté et devint la première ressource pour élever la superbe église que les Pères de l'Oratoire ont, depuis quelques années, consacrée à la gloire de Notre- Seigneur.

Ne s'étant réservé qu' une somme médiocre pour la donner en aumône à la maison qui la recevrait, cette âme dépouillée de tout n'avait plus qu'à se donner elle- même, Elle arriva au Carmel sous des vêtements presque misérables, mais rayon­nante de joie. Lorsqu'on apprit qu'elle avait déjà disposé de toute sa fortune, on lui demanda ce qu'elle ferait si on ne la gardait pas au Carmel; elle répondit qu'elle serait trop heureuse de demander l'aumône pour l'amour de Dieu. Quant à ce qu'elle avait réservé pour la Communauté, elle l'offrit en compensation, disait-elle, de sa faible santé. C'était la seule fois qu'elle devait tenir compte de sa délicatesse ; elle allait bientôt traiter son corps avec tant de rigueur que malgré des habitudes contraires, prolongées jusqu'à l'âge de trente-cinq ans, elle devait l'assujettir à toute l'austérité de la Règle et la lui faire garder sans nulle interruption ni dispense pendant une durée de trente-sept ans, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle fût arrivée à un complet état d'infirmité.

Dès ses débuts dans la vie religieuse, l'amour de la Règle, la fidélité aux petites choses, mais surtout un mépris d'elle-même, un esprit de pauvreté et une obéissance qu'il semble difficile de pousser plus loin, paraissaient en elle comme les fruits d'une vertu consommée. Elle embrassait si parfaitement la vie commune et le travail, surtout en ce qui pouvait la faire souffrir davantage, qu'on avait peine à croire qu'elle eût mené longtemps une vie toute de bien-être. Elle ne pouvait accepter la plus légère dispense et ne vivait en quelque sorte que de mortification. Notre vie semblait lui être naturelle, tant elle s'y portait d'une manière aisée et constante. Pourtant le froid, la faim, le poids de l'habit, la nécessité de se servir elle-même, étaient pour elle autant de vives souf­frances ou d'extrêmes difficultés. Elle ne savait vraiment rien faire de ses mains. En un instant, tous ses talents lui étaient devenus inutiles. On lui remettait une aiguille qu'elle maniait avec une remarquable maladresse ; l'entretien même de sa petite cellule lui était difficile ; qu'étaient-ce que les grands balayages qu'elle était avide de faire? En vain essayait-elle de laver le linge avec la Communauté; après que, pendant des heures, elle avait tourné dans ses mains un même morceau de laine sans arriver à le rendre net, elle se le voyait reprendre par une Soeur ancienne du voile blanc qui lui disait un peu brus­quement qu'elle n'arriverait pas dans sa journée à gagner son souper. Elle n'en continuait pas moins à s'épuiser en efforts et arrivait au soir brisée de lassitude. Elle ne réus­sissait pas mieux en tout autre office, hors celui de mettre l'eau et le sel au réfectoire ou quelque autre aussi simple.

Tous ces échecs ne la décourageaient pas. Et que lui importait le succès? Ce qu'elle voulait, c'était donner ses forces et sa volonté, c'était se livrer à la sainte obéissance. Combien généreusement savait-elle le    faire ! Sous le voile d'une certaine originalité, qui faisait souvent mêler un sourire à l'admiration qu'on éprouvait pour elle, on voyait vraiment revivre en cette vraie Regimbeuse les admirables exemples d'obéissance que notre sainte Mère a pris tant de joie à raconter de ses premières filles. Une simple indi­cation de sa Prieure devenait pour elle, jusqu'à ce qu'on lui eût dit le contraire, un ordre dont pour rien au monde, elle ne se serait départie. Pourtant les malentendus arrivaient fréquemment avec la novice anglaise. Il fallait s'habituer à son accent fort prononcé, à sa manière de parler très aisée et intéressante, mais fort particulière. Cela donnait suite pour elle à une foule de petites humiliations en apparence, mais en réalité à des actes admirables. Que de fois l'a-t-on vue se rendre ponctuellement à un endroit tout autre qu'on ne le lui avait indiqué, et attendre sans se lasser un ordre contraire pour quitter son poste! On découvrit un jour que sur une parole mal comprise, elle s'était, pendant des mois, privée de nourriture dans un degré qui devait notablement l'affaiblir. Pour elle, elle ne réfléchissait même pas sur l'ordre qu'elle croyait avoir reçu, elle ne songeait qu'à accomplir le bon plaisir de Dieu. En la voyant si universelle­ment fidèle dans la pratique de l'obéissance, les Mères qui l'avaient reçue disaient qu'elle eût infailliblement exposé et sacrifié sa vie plutôt que de s'en écarter. Elles ne se trom­paient point, et cette fidèle Religieuse en donna la preuve. Pendant le siège de Paris, la Mère Prieure la trouva un jour si souffrante et si fatiguée qu'elle lui imposa dans l'après- midi d'aller prendre du repos, ajoutant qu'elle ne

devrait point se lever avant qu'on n'allât lui dire de le faire. Or, vers la fin des Matines, les obus qui nous étaient encore inconnus, commencèrent à pleuvoir autour de nous, et l'un d'eux tomba sur notre monastère en face de la cellule de notre chère Soeur ; avec un fracas terrible, il avait broyé les poutres et ouvert les murailles pour se frayer un passage depuis le faîte du toit jusqu'au rez-de-chaussée. On fit descendre les Soeurs dans les caves et l'on y trans­porta les infirmes, mais on ne pensa point à ma Soeur Saint-siège. Heureusement, l'une de nos Soeurs ayant entendu l'ordre qui lui avait été donné, courut à sa cellule. Elle

trouva la pauvre Soeur en proie à l'inquiétude la plus vive, pensant que le feu était déjà allumé par les bombes; mais elle n'avait pas bougé, pas même pour demander la cause de tout ce qu'elle avait entendu. Combien d'actes plus obscurs le Seigneur a-t-il comptés! Ce que nous pouvions en voir nous remplissait d'admiration. Une si parfaite et si constante abnégation, couverte sous le voile de l'humide, nous faisait souvent répéter ce que nous avions entendu dire aux Soeurs anciennes qui avaient vu ses débuts dans la vie religieuse, que nous avions parmi nous une sainte.

Quoique ma Soeur Saint-Philippe de Néri fût peu apte aux choses extérieures, elle montra bien qu'une Religieuse morte à elle-même est toujours utile. On pouvait si complètement disposer d'elle et la mettre à la place où l'on voulait, pourvu qu'il ne s'agît point d'adresse et d'entente aux offices, qu'elle rendait service en toute occasion et que son temps était toujours plus que rempli. Au reste, ses talents naturels ne res­tèrent pas toujours sans avantage pour notre Communauté. Notre vénéré Père Supé­rieur appréciait l'humilité et l'abnégation de cette sainte Religieuse; il appréciait aussi son mérite intellectuel et lui procura le bonheur de pouvoir se nourrir de la lecture, dans la langue espagnole, des oeuvres de notre sainte Mère et d'autres livres d'un très grand intérêt, où elle apprit à connaître parfaitement l'histoire de notre Réforme. Le P. Bouix lui remettait aussi des manuscrits importants pour qu'elle l'aidât dans ses recherches et il reçut d'elle tant d'utiles secours qu'il se plaisait à la nommer sa collaboratrice. Cette étude de l'histoire de notre Ordre lui avait fait juger sous leur vrai jour des questions trop inconnues ou trop confondues, et elle y avait puisé un redoublement d'attachement pour nos saintes observances. Elle lui fournissait aussi des récits pleins d'intérêt pour nos récréations : elle aimait à nous faire suivre jour par jour ce qu'avait fait notre sainte Mére à la même date, et nous lui restons redevables de nombreuses traductions, ainsi que de quelques recueils très précieux pour nous.

Le goût et la facilité qu'elle trouvait dans ces occupations ne l'empêchaient point de les interrompre ou les abandonner avec une complète indifférence sur le moindre appel de l'obéissance. Vivre sans volonté était sa seule ambition : une de nos anciennes Prieures, témoignant du regret en récréation d'apprendre par les circulaires que quelques Soeurs exprimaient le désir qu'on ne leur en fit point, demanda à notre bonne Soeur si elle ferait elle-même cette prière : Ma Mère, répondit-elle, c'est bien assez d'avoir une volonté pendant ma vie, je ne veux pas en avoir après ma mort.

Rien n'égalait la droiture de ses intentions et le désintéressement de son amour. Travailler pour la gloire de Dieu et le salut des âmes sans nul profit pour elle-même, était le besoin insatiable de son coeur. Elle le faisait d'une manière d'autant plus pure que la consolation intérieure lui était inconnue. Elle aspirait de tous ses désirs à la contemplation ; elle se nourrissait de la doctrine de notre sainte Mère et de notre Père saint Jean de la Croix; mais pratiquant constamment l'abnégation parfaite qu'ils recommandent, elle n'éprouva jamais, si ce n'est une fois pendant quelques instants, l'ombre même de ces communications divines dont ils nous ont parlé et que Dieu se plait souvent à accorder aux âmes qui lui livrent tout. La pauvre Soeur, selon son expression, cherchait péniblement à puiser l'eau dans le puits. Un jour, partant en retraite et se recommandant aux prières de la Communauté, elle ajouta avec un accent presque désespéré : Mes Soeurs, je,vous en supplie, demandez qu'il y ait de l'eau dans le puits. Frappée de cet accent, une naïve postulante récemment entrée lui demanda, dès qu'après sa retraite elle la vit paraître à la récréation : Ma Soeur, y avait-il de l'eau dans le puits? — Pas une goutte, répondit-elle. En effet, elle n'avait pas trouvé une goutte de l'eau vive, non seulement cette fois, mais ce semble jamais : c'est dans cet état de sécheresse et de privation que cette âme généreuse se rendait à tous les exercices avec un insurmontable courage, alors même que la lassitude, la vieillesse et l'infirmité l'accablaient de tout leur poids. Elle semblait ne pouvoir se soutenir au choeur et parfois le livre tombait de ses mains; mais tant qu'elle avait encore la force de le relever, elle ne pouvait se résoudre à accepter de dispense. On se sentait con­traint de la laisser faire, quoique sa vue excitât la compassion. On sentait si bien qu'elle n'était pas dirigée en ces sortes d'excès par la volonté propre, mais par cet amour qui a conduit Notre-Seigneur à la folie de la Croix, qu'on ne pouvait refuser ni à Dieu la gloire, ni à elle le mérite, ni aux âmes les grâces qui devaient résulter de cet admirable sacrifice.

Les intérêts de notre Mère la sainte Église, la pensée du salut des âmes, le succès des missions la préoccupaient constamment. Toute sa vie, elle avait envié les Soeurs qu'elle voyait rester au choeur en de longues oraisons, mais s'y croyant inutile, elle avait rempli tous les instants libres de la journée par des dévotions qu'elle appliquait à des intentions diverses. Elles étaient si multipliées qu'il ne fallait point qu'elle leur dérobât une minute pour n'en rien manquer, et elle s'en acquittait avec la plus pénible fati­gue. Quand le Saint Sacrement était exposé à l'oratoire, ses exercices étaient interrompus par de fréquentes visites à Notre-Seigneur. Elle se plaçait en face de l'ostensoir et tenait les yeux attachés sur la sainte Hostie avec une touchante expression de foi et de suppli­cation. C'était toute sa prière; son coeur restait insensible, disait-elle, et son esprit ne savait avoir de pensée, sinon celle de conjurer le Père éternel de prendre les intérêts de son Fils et de défendre son Église. Ce zèle désintéressé éclatait en elle en toute occa­sion : comme nous parlions un jour à la récréation du bonheur de l'âme à son entrée, dans le Ciel et que chacune disait ce qui lui semblait devoir être alors son premier élan, notre vénérée Soeur s'écria : Je tomberai aux pieds de la sainte Trinité, et je lui dirai : Mon Dieu! des âmes!

Trente-sept ans s'étaient passés pour ma Soeur Saint-Philippe de Néri dans l'exercice de ce laborieux dévouement, lorsque Notre-Seigneur lui demanda le sacrifice sous une forme plus complète encore. Une attaque de paralysie lui enleva à la fois d'une manière presque totale l'usage de ses membres et celui de la vue. On la trouva ainsi un matin dans sa cellule, ayant vainement fait effort pour se rendre à l'oraison. Elle était radieuse. Lorsqu'on lui demanda ce qui lui était arrivé ; Le bon Dieu m'a touchée, dit-elle, et je suis tombée. Elle était ravie par la pensée d'aller bientôt voir Dieu. L'attente pourtant devait être longue, mais la sérénité de la première heure ne se démentit pas un instant. La sécheresse était pourtant la même au dedans, et il n'y avait plus de secours au dehors; plus moyen de faire les lectures qui avaient été sa plus grande consolation, de se rendre à l'oratoire, de regarder quelques pieuses images, qu'elle contemplait autrefois pendant longtemps lorsque le Seigneur semblait lui refuser si inflexiblement de se laisser entrevoir lui-même. Jusque dans ses plus intimes ouvertures à ses prieures, elle n'exprima jamais un regret : Je suis très contente de mon état, répétait-elle. Le bon plaisir de Dieu était la seule chose dont elle tenait compte, elle-même n'était plus rien. Aussi ne semblait-elle jamais s'apercevoir lorsqu'un ou avait été fait à son égard, tandis qu'elle veillait avec une tendre charité sur les besoins d'une de nos Soeurs, rete­nue avec elle à l'infirmerie ; il fallait apaiser ses inquiétudes et même ses reproches, si elle croyait qu'on l'eût laissé manquer de quelque chose. Elle demandait fidèlement qu'on la roulât à une tribune donnant sur le choeur pour assister à une partie des offices, et demeurait longtemps devant le Saint Sacrement. Une de ses grandes consola­tions encore était qu'on la conduisît au parloir pour recevoir la bénédiction de notre vénéré Père Supérieur, lorsqu'il venait nous visiter. Depuis vingt-huit ans, elle avait reçu de lui les marques de la plus paternelle bonté, et elle avait en lui la plus entière confiance. Pouvoir lui dire encore sa reconnaissance de son dévouement pour le Carmel et lui en rappeler les intérêts était pour elle un besoin. Lui-même aimait à voir encore cette digne Religieuse et ce matin, quelque obstacle qu'y missent ses occupations, il tint à venir faire les absoutes, voulant, nous disait-il, donner ce témoignage de la grande estime qu'il faisait de notre chère Soeur.

Ma Soeur Saint-Philippe avait éprouvé quelque temps après sa première attaque une légère amélioration dans l'éclat de sa vue, et elle avait pu reprendre la récitation des petites Heures et des Compiles. Elle s'en acquittait avec une extrême lenteur; c'était à la fois sa consolation et l'occupation de la plus grande partie de sa journée. Un jour de l'été dernier, elle feuilleta longtemps son diurnal sans pouvoir y trouver ce qu'elle cher­chait. Enfin elle comprit : sa vue était de nouveau voilée ; bien plus, l'impuissance morale se faisait sentir ; elle ne pouvait plus du tout se retrouver. Elle ferma son livre et se croyant seule, elle dit doucement : Gloire à Dieu qui m'a tout pris! Je n'ai plus que ma vie à lui donner.       

Ce dernier sacrifice était une joie pour elle, elle l'attendait avec des désirs que sur­montait seul son abandon à Dieu. Atteinte il y a trois semaines d'une comphcation qu'elle ne cessa point d'affirmer devoir être mortelle, elle ne tarda pas à solliciter avec instance la grâce des derniers sacrements, puis attendit avec autant de soumission que de désir l'heure de la réunion. Une sorte d'agonie se prolongea pendant dix jours. Reve­nant à plusieurs reprises de crises dont chacune semblait devoir être la dernière, la chère malade acceptait la prolongation d'une vie qui n'était plus pour elle que souf­france et misère. Elle sentait sa mémoire et ses facultés lui échapper, mais elle conser­vait sa pleine lucidité pour les choses de Dieu. Jamais dans cet état douloureux, la nature ne reprit en elle le dessus : une parole dite

au nom de l'obéissance lui faisait faire ce qui lui coûtait le plus, et elle n'eut pas un mot de retour sur elle-même.

Lorsqu'on lui demandait si elle souffrait, et il suffisait de la voir pour comprendre ce qu'elle devait souffrir, elle répondait : il ne faut pas penser à cela, ou bien, Dieu le veut. Son âme était comblée ;de grâces ; a diverses reprises, elle avait reçu l'absolution et le saint Viatique ; les prières de l'agonie lui avaient été souvent renouvelées ; fortifiée par la bénédiction de Son Éminence notre Cardinal Archevêque et consolée par la visite de notre vénéré Supérieur, elle semblait n'avoir plus rien à attendre en ce monde. Enfin, le mercredi 3 février, se consommant dans les dispositions les plus parfaites, tenant entre ses mains, avec son crucifix, le livre des Constitutions qu'elle avait si parfaite­ment observées et qu'elle avait supplié qu'on lui laissât jusqu'à la mort, unissant ses derniers soupirs à ceux de Notre-Seigneur sur la Croix, elle expira à trois heures, pou­vant, nous en avons la confiance, dire avec notre divin Modèle : Tout est consommé.

Cette âme fidèle aura, nous l'espérons reçu un accueil favorable auprès du Dieu des miséricordes ; mais; comme il faut être si pur pour être admis à contempler sans voile le Dieu trois fois saint nous vous supplions, ma Révérende Mère, de lui accorder au plutôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence de la prière. 0 bone Jesu, et quelques invocations à sainte Madeleine, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père saint Jean de la Croix et à saint Philippe de Néri, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un humble respect et une religieuse union,

 

                 Votre humble soeur et servante,

                                                      Soeur Marie de Saint-Paul, r. c. i.

De notre premier Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Paris, rue d'Enfer, 25, - le 5 février 1892

 

Nous avions répondu quelques lignes, ma Révérende Mère, à une circulaire ano­nyme dont la publication a été désapprouvée de tous. La Révérende Mère Prieure du Carmel de Laval a pris occasion de ces lignes pour écrire elle-même une circulaire dans laquelle la vérité historique est gravement compromise. Il nous serait aisé d'y répondre, mais il vous semblera sans doute comme à nous, ma Révérende Mère, qu'il ne convien­drait pas de soutenir des discussions d'un monastère à l'autre, et que le moyen le plus effi­cace pour rectifier toute erreur est de présenter les documents qui démontrent la vérité ; nous allons donc nous occuper incessamment de faire imprimer les Bulles, les Brefs et les documents authentiques qui prouvent que nos Constitutions sont approuvées par les Souverains Pontifes, et que ce fut d'un commun accord entre la Mère Anne de Jésus et nos trois premiers Supérieurs que ces Constitutions ont été, dès l'origine, implantées dans nos monastères.

 

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