Carmel

05 Avril 1893 – Sens

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, au jour où nous célébrions la fête de notre glorieux Père saint Joseph, a enlevé à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie-Catherine de Saint-Michel de Saint Jean de la Croix, professe et doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de quatre-vingt-sept ans et sept mois, (et avait passé soixante-quatre ans, six mois et onze jours dans la vie religieuse.

Nous aurions éprouvé, ma Révérende Mère, bien de la consolation à vous entre­tenir des vertus de celle chère doyenne, qui était, pour nous, une relique de notre ancien Carmel; mais, notre vénérée Soeur nous ayant plusieurs fois demandé avec instances qu'on ne lui fit de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint Ordre, nous croyons devoir respecter son humble désir ; sans pouvoir cependant nous résigner à passer sous silence les dernières années de sa vie, qui firent de notre chère Soeur une victime du bon plaisir divin.

Notre Seigneur, qui se plaît à purifier les âmes par les croix les plus sensibles à la nature, soumit ma Soeur Saint[-Michel à de bien grands sacrifices, qu'elle sentait par­fois très vivement, et qui lui donnèrent habituellement l'occasion de pratiquer bien des vertus.

Elle avait perdu, depuis longtemps, l'usage de ses jambes et de presque tous ses membres, ce qui la réduisit à une immobilité à peu près complète. Ce fut, pour notre chère Soeur, une croix dont Dieu seul a pu connaître tout le mérite, elle avait à immo­ler une nature d'une activité exceptionnelle alors réduite au plus complet anéantissement, et, par là même, à un véritable crucifiement ; mais, cependant, jamais sa parfaite soumission à la volonté divine ne s'est démentie. Il lui fallut alors renoncer au saint Office qu'elle récitait avec beaucoup de ferveur, à la lecture qui faisait ses délices, au travail pour lequel elle savait se multiplier, et surtout à suivre la Communauté qu'elle aimait tant. Nous lui avons procuré cependant, autant qu'il nous a été possible, l'assis­tance à la sainte messe, ce qui était pour elle une grande consolation ; elle assistait aussi à nos récréations que sa surdité lui rendait moins agréables ; mais la pensée d'être au milieu de nous lui était une joie toujours nouvelle. 11 nous arrivait encore d'imposer à notre vénérée Soeur des sacrifices inattendus, exigés par son état, mais toujours nous l'entendions nous dire : « Tout ce que vous voudrez, ma Mère, je n'ai pas d'autre volonté que la vôtre, je veux demeurer toujours dans l'obéissance. »

Cependant, notre divin Maître toujours infiniment bon, en imposant à sa servante de si grandes épreuves, lui en adoucit l'amertume, en laissant tomber sur elle des grâces toutes spéciales. La prière devint dès ce moment l'unique et bien douce occupa­tion de sa vie si solitaire et parfois si crucifiée, et lorsque nous allions visiter notre chère Soeur, nous la trouvions toujours tenant son chapelet et priant avec ferveur. Dieu seul a pu compter combien de ferventes oraisons, de rosaires sans nombre sont montés vers Lui, pour notre Mère la sainte Église, la conversion des pécheurs, nos bienfaiteurs; eu un mot, pour toutes les intentions qui se rattachent à notre sainte vocation.

C'est ainsi que notre vénérée Soeur se préparait à paraître devant Celui qu'elle s'efforçait de servir avec la plus grande fidélité. La confiance et l'abandon le plus complet étaient ses dispositions habituelles. « Je suis prête, nous disait-elle souvent, quand le bon Dieu voudra. » Et si quelquefois la croix semblait un peu plus pesante, un mot de notre part, reçu avec cet esprit de foi qui la caractérisait, rendait aussitôt à son âme sa sérénité et sa paix habituelles.

Depuis l'hiver dernier, nous nous apercevions que les forces de notre chère Soeur di­minuaient chaque jour, son pauvre corps faisait peine à voir, et nous nous surprenions à n'avoir pas d'expression pour dire ce qu'il était. Tout semblait nous annoncer que l'appel du Seigneur ne tarderait pas à se faire entendre; en effet, nous ne nous trompions pas, elle fut atteinte d'une forte grippe, qui nous donna d'abord quelque inquié­tude, à cause de son grand âge. Elle nous demanda aussitôt notre confesseur, en qui elle avait la plus entière confiance; il vint la confesser; elle n'était cependant presque pas plus mal que dans son état ordinaire. C'était là encore une attention pleine de miséricordieuse bonté de la part de Dieu, parce que la nuit suivante notre chère Soeur fut frappée d'une attaque de paralysie, qui rendit sans mouvement tout un côté de son corps, et lui enleva la parole. Notre dévoué docteur, qui jusque- là pensait qu'elle pouvait se remettre, nous dit qu'il croyait qu'il lui restait peu de temps à vivre. Nous nous empressâmes de lui faire administrer l'Extrême-Onction. Nous aimons à penser qu'elle avait encore sa connaissance, du moins elle parut en donner quelques signes pendant les trois jours qu'elle vécut encore ; la grâce de l'absolution lui fut renouvelée, et les prières du Manuel lui furent aussi réitérées plusieurs fois. Notre vénérée Soeur paraissait toujours calme et paisible, et le lundi fête de notre glorieux Père Saint Joseph, après une courte agonie, elle rendit doucement son âme à son Créateur, puri­fiée qu'elle était par ses longues années de souffrances unies aux mérites infinis du Sauveur Jésus, en qui elle avait placé toute sa confiance. Il était quatre heures et demi du soir. Nous n'eûmes pas la consolation de recevoir son dernier soupir, empê­chée par la maladie et retenue par l'obéissance : mais la Mère sous-prieure et la Communauté étaient présentes.

-Nous avons la confiance que notre chère Soeur a reçu un accueil favorable auprès du Dieu des miséricordes ; mais comme il faut être si pur pour contempler sans voile ce Dieu trois fois saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui accorder au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre : par grâce une communion de votre sainte Communauté, une Journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, et quelques invocations à saint Michel, à. notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, et à notre Père Saint Jean de la Croix, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un humble el religieux respect en l'amour de Notre-Seigneur,

 

Votre humble soeur et servante.

Soeur Marie de Saint-Victor, r. c. i.

 

Do notre Monastère de la Visitation des Carmélites de Sens, le 5 avril 1893

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