Carmel

05 avril 1892 – Gravigny

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur,

Au mois de janvier dernier, nous venions, par une triple circulaire, vous demander les suffrages de notre Saint Ordre pour les chères âmes que Dieu avait enlevées si subitement à notre religieuse et profonde affection. Aujourd'hui, nous venons vous entretenir de leur vie et de leurs vertus; ce sera pour nous une douce consolation, et pour vous, Ma Révérende Mère, un nouveau motif de vous intéresser à elles en les aidant de vos prières, si elles ont encore une dette à payer à la justice divine.

La première appelée à Dieu fut notre chère Soeur Constance-Catherine-Marie-Archangèla de Jésus, âgée de 42 ans, 7 mois et 10 jours, et de religion 17 ans, 3 mois et 3 jours. Elle était née dans la partie de la Lorraine devenue allemande, au village de Northen, où ses parents étaient venus se réfugier momentané­ment pour échapper au choléra qui sévissait alors violemment à Paris, lieu de leur résidence habituelle. Ce fut le jour même de la Pentecôte que la petite Constance vint au monde et reçut la grâce du saint baptême. L'Esprit Saint, en la prenant ainsi plus spécialement sous sa protection, voulait sans aucun doute, verser plus abondamment sur elle ses dons précieux et lui communiquer la force d'âme qui devait lui faciliter ce calme extérieur, cette possession d'elle-même qu'elle conserva toujours malgré les luttes et les combats qu'elle éprouvait intérieurement.

Son enfance fut remarquablement pieuse et à un âge où la plupart ne pensent qu'à jouir des distractions qui leur sont offertes, elle faisait preuve d'une réflexion remarquable et d'une fidélité à la grâce vraiment extraordinaire. Elle avait environ treize ans, lorsque ses bons parents voulant lui procurer une agréable distraction, la conduisirent au théâtre voir une pièce qui ne pouvait en rien blesser sa piété et son inno­cence. Mais en entrant dans la salle, la jeune enfant fut aussitôt frappée par cette pensée : « Mon Dieu, parmi tant de monde venu là pour s'amuser, combien y a-t-il d'âmes qui pensent à vous? Peut-être pas une seule. Ah! que moi, du moins, je vous dédommage d'un tel oubli en ne pensant qu'à vous. » Et fer­mant résolument les yeux, elle s'absorba pendant toute la soirée dans la pensée de Dieu. Après sa première communion, elle suivit pendant de longues années et très assidûment le catéchisme de persévérance de la paroisse Saint-Eustache, dont le directeur était alors M. l'abbé Coullié, aujourd'hui Évêque d'Orléans. Les instructions du pieux catéchiste se gravèrent profondément dans l'esprit sérieux et réfléchi de la jeune fille et exercèrent la plus grande influence sur toute sa vie intérieure. Elle était surtout frappée de cette parole souvent répétée : « Mes enfants, il faut faire chaque jour un sacrifice, » et elle la prenait pour règle de sa conduite, sachant se mortifier toujours et en tout, même dans les plus petites choses.

Notre chère Soeur avait 20 ans, quand elle eut la douleur de perdre sa mère et ce fut à peu près à cette époque qu'elle se sentit appelée à la vie religieuse. Un jour, assistant au salut, chez les Religieuses de Marie Réparatrice, elle entrevit la beauté d'une vie toute consacrée au service du divin Maître, et dès ce moment elle se tînt prête à suivre Jésus où et quand il Lui plairait. Un grand obstacle s'opposait à ses

désirs; son père, quoique fervent chrétien, ne pouvait se résigner à laisser ses filles embrasser la vie religieuse, et notre chère Soeur souffrait cruellement de voir ce père si aimé, si vénéré, mettre sa volonté en opposition avec celle de Dieu. Dans son affliction, elle eut recours à saint Joseph qu'elle honorait d'une manière toute spéciale et bientôt elle voyait sa prière exaucée, son père se soumettait, et peu de temps après, mourait comme un saint.

Notre chère Soeur avait alors pour directeur Monsieur l'abbé Bourbonne, qui venait d'être nommé aumônier de la Visitation de la rue d'Enfer, et qui entretenait de fréquents rapports avec notre commu­nauté, dont il avait été chapelain pendant quelques années, au début de sa vie sacerdotale. Après avoir longuement éprouvé la vocation de sa pénitente, le saint prêtre la proposa à notre vénérée Mère Marie de Saint Paul, qui, l'ayant examinée elle-même, lui promit l'entrée de notre Carmel. La chère enfant en fut heureuse et reconnaissante, mais un douloureux sacrifice lui restait à accomplir. Dieu avait fait à sa jeune soeur la même grâce qu'à elle-même. Il les appelait l'une et l'autre à son service, mais, dans son adorable jalousie, Il résolut de détacher ces deux coeurs si tendrement unis et dans lesquels 1l voulait régner seul. Aussi, tandis qu'Il appelait l'une à la vie contemplative de la Carmélite, Il demandait à l'autre de Le servir comme Hospitalière dans la personne des pauvres et des malades. La séparation eut lieu le samedi 3 octobre 1874, veille de la fête du Saint Rosaire, elle fut déchirante, mais les deux soeurs étaient soutenues et encouragées par la certitude de faire la volonté de Dieu.

Notre future postulante conduisit elle-même dès le matin, sa jeune soeur à l'Hôtel-dieu de Paris, et, le soir, elle faisait son entrée parmi nous. Son pauvre coeur était tellement brisé que ses larmes ne cessèrent de couler pendant plusieurs jours. Du reste. Dieu la traitait en âme forte et ne lui donnait aucune des consolations qui adoucissent quelquefois les amertumes de la séparation. Cependant, pleine de foi et de courage, notre chère Soeur disait avec vérité et du fond du coeur qu'elle ne pouvait assez remercier Dieu de l'avoir retirée du monde et amenée dans la solitude du Carmel.

Une des grandes épreuves de ma Soeur Archangèla pendant son postulat fut l'excessive timidité qu'elle apportait à nos récréations et qui l'empêcha pendant longtemps d'y parler autrement que par son sourire. Ce mutisme absolu était l'objet du continuel étonnement et des fréquentes plaisanteries d'une jeune novice à qui on aurait souvent pu reprocher le défaut contraire, et dont l'ardeur, l'expansion achevaient de para­lyser et de décourager la pauvre postulante.

Mais si ma Soeur Archangèla fut longtemps muette à la récréation, elle ne le fut jamais avec ses supé­rieures. Elle prenait à la lettre le conseil qu'elle avait entendu donner au noviciat : «  Qu'une novice doit user le pas de la porte de sa Maîtresse, » et, tous les jours, à toute heure, la nouvelle postulante accourait, avide de recevoir les conseils, les avis, les encouragements de celle qui lui tenait la place de Dieu. On put ainsi apprécier promptement les qualités et les vertus dont le Seigneur avait orné son âme et lui accorder, après le temps d'épreuves ordinaire, la grâce de la vêture et celle de la profession. La joie quelle ressentit en ces deux circonstances mémorables avait uniquement pour base les pensées de foi qui la dominaient toujours. Dans les liens sacrés et indissolubles qui l'unissaient désormais à Jésus, elle voyait une immense faveur dont elle se jugeait indigne; elle voyait encore une grâce de force, une aide puissante pour com­battre les tentations qui commençaient à l'assaillir et qui devaient lui causer de si grandes et de si purifiantes douleurs.

En effet, la vie religieuse de notre chère Soeur fut une lutte continuelle; la souffrance que lui causaient les tentations et la violence qu'il lui fallait s'imposer pour résister étaient parfois si grandes qu'elle se voyait obligée d'ouvrir sa fenêtre, même pendant les plus grands froids, pour rafraîchir un peu son visage en feu et souvent même couvert de sueur.

Pour rendre l'épreuve plus pénible. Dieu permit bientôt qu'elle ne trouvât plus aucun appui sensible, soit dans la direction, soit dans l'oraison. Lui fermant complètement le chemin de l'oraison active. Il se communiquait à elle d'une manière directe, mais au milieu des ténèbres de la nuit la plus obscure. Son esprit était privé de toute lumière, son coeur ne sentait plus l'amour, mais sa volonté redisait sans cesse : « Fiat » et des oraisons entières se passaient à répéter ce mot si court, si simple, et en même temps si grand, si sublime.

Rien au dehors ne pouvait faire supposer ces luttes intimes. Jamais on ne vit visage plus paisible, plus habituellement souriant, manières plus douces et plus affables. Cependant, ainsi que le disait notre vénérée Mère Marie de Saint Paul, qui la connaissait à fond, sous cette apparence si calme, il y avait

un volcan. Notre chère Soeur elle-même disait parfois avec un sourire : « Personne ne me connaît, » et elle craignait d'être pour tous, même pour ses confesseurs et directeurs, une énigme indéchiffrable. Mais l'un d'eux, un religieux qui avait eu toute sa confiance, avouait au contraire que son âme était très limpide. Dieu ne la tenait ainsi dans le trouble, la crainte, l'obscurité, que pour la purifier davantage.

Depuis longtemps, elle avait vaincu sa timidité et donnait du charme à nos récréations par sa conversa­tion à la fois pieuse et agréable, par son excessive et continuelle charité. Nulle, en effet, n'était plus charitable que ma Soeur Archangèla; elle ne craignait rien tant que de blesser ses Soeurs, elle ne désirait rien tant que de leur être agréable. Parfois, en la voyant visiter assidûment les malades, en l'entendant adresser volontiers quelques mots d'encouragement à ses officières ou à quelque postulante nouvellement entrée, on la plaisantait un peu, lui disant qu'elle était tombée d'un extrême dans un autre et qu'après n'avoir pas su parler pour le nécessaire, elle parlait maintenant au-delà du devoir, mais cette conduite lui était dictée par une charité très grande et complètement surnaturelle, car le fond de son caractère était sévère. C'était par ces actes répétés de charité et par une attention soutenue à bien faire toutes ses actions, même les plus petites, que ma Soeur Archangèla essayait de vaincre les rigueurs du divin Maître et se pré­parait sans le savoir à recevoir bientôt la récompense de sa fidélité.

Au mois de décembre 1886, la veille de l'Immaculée Conception, sa santé jusqu'alors très satisfaisante, fut subitement et gravement atteinte. Elle se remit bientôt assez pour reprendre notre sainte Règle, mais une douleur demeurée au côté lui interdisait certains mouvements et la forçait à prendre de grands ména­gements. Elle dut quitter la fabrication des pains d'autel qu'elle dirigeait avec zèle depuis quelques années et fut mise à la provisoirerie et à l'office des tuniques, où elle demeura jusqu'à sa mort.

Dès cette première atteinte du mal qui devait l'enlever, notre chère Soeur Archangèla eut comme un pressentiment de sa fin prochaine et elle disait un jour à l'une de ses Soeurs : « Je puis me tromper, mais je ne crois pas vivre longtemps. Lorsque j'ai eu mes premières pensées de vie religieuse, j'avais environ vingt ans et je demandai alors au bon Dieu de me laisser vivre assez longtemps pour que je puisse consa­crer à son service autant d'années que j'en avais déjà passé sur la terre. Quand je suis tombée malade, je me suis rappelé ce fait, j'ai pensé que j'étais exaucée et je ne crois pas que je dépasse beaucoup 40 ans. » Elle ne se trompait pas; son état, après être resté stationnaire pendant quelques années, s'aggrava au mois d'août dernier. A cette époque, ses jambes enflèrent, devinrent douloureuses, et un repos absolu lui fut imposé. Elle paraissait se remettre et commençait à reprendre quelques-uns de nos saints exercices, lorsque quelques jours avant Noël, elle fut prise de suffocations très pénibles. On croyait d'abord à un simple rhume, à l'influenza, puis à une oppression nerveuse, mais bientôt on reconnut une maladie intérieure et des troubles graves dans les fonctions du coeur.

Pendant ses derniers jours, sa disposition dominante fut l'abandon. Lorsqu'on lui suggérait de deman­der sa guérison, elle répondait : « Je n'en ai pas l'inspiration, je demande la volonté de Dieu. » Elle aimait à répéter ces paroles de Monseigneur Couillié, que sa soeur lui avait citées dans une de ses lettres : «  La santé, qu'est-ce que cela? Amen ! Alléluia ! N'est-ce pas le chant perpétuel des élus acclamant au ciel les volontés de Dieu? »

Un instant seulement elle avait éprouvé un peu d'inquiétude, lorsque, comprenant pour la première fois la gravité de son état, elle pressentit le sacrifice que Notre Seigneur allait imposer à sa soeur tant aimée. Elle s'écria avec un profond soupir : « Et ma soeur! » Mais aussitôt elle se rassura en pensant qu'elle la laissait entre les mains de leur commun Epoux, le vrai, le seul consolateur des âmes affligées, et au milieu de Mères et de Soeurs dont elle avait pu si souvent, ainsi que notre Communauté, apprécier la délicatesse, la bonté, la charité, toutes ces vertus qui plaisent tant à Notre Seigneur et que Lui seul peut récompenser.

La force de la souffrance en lui enlevant la conscience de ses actes la rendait parfois irritée et un peu exigeante, mais dès qu'elle revenait à elle, elle disait avec un aimable sourire à celles qui l'entouraient :    «  Combien je vous donne de peine et qu'il vous faut de patience! mais le bon Dieu vous en récompensera. » Un jour ayant fait une réponse brève, elle craignit d'avoir causé de la peine, et ajouta aussitôt : « Je parle vite, mais c'est parce que j'étouffe. »

Les suffocations devenaient en effet, de plus en plus pénibles, la vie s'en allait peu à peu, notre chère Soeur le sentait et s'écriait parfois : « Je me meurs, oh! qui me donnera un peu de vie? » Ces cris étaient ceux de la nature en lutte avec la mort, car, depuis le commencement de sa maladie, notre bien-aimée Soeur était entièrement soumise à la volonté de Dieu et son âme demeurait dans une paix profonde. Quelques jours après Noël, Monsieur notre aumônier était venu la confesser. A diverses reprises, on lui proposa de le faire entrer de nouveau, elle refusa toujours, disant que rien ne la troublait. Enfin le 6 janvier, fête de l'Epiphanie, jour de sa mort, que nous étions loin de croire si proche, elle nous ques­tionna sur ce que le médecin pensait de son état, notre réponse la détermina à demander à se confesser, ajoutant qu'elle abandonnerait à Monsieur l'aumônier le soin de juger si elle devait recevoir les derniers sacrements, car elle ne croyait pas en avoir besoin sitôt. Avant Vêpres, le saint Viatique lui fut apporté et on lui administra le sacrement des mourants. Elle resta quelque temps encore sur son fauteuil dans une paisible action de grâces, puis demanda à se remettre sur le petit lit de repos où elle passait ses nuits depuis quinze jours, ne pouvant plus se coucher entièrement. Elle fut prise alors de violentes douleurs d'entrailles et d'une oppression telle qu'elle semblait près d'expirer. L'enflure, devenue prodigieuse aux jambes, montait rapidement vers le coeur. Notre pauvre Soeur souffrait cruellement et nous étions impuis­santes à la soulager. Enfin, vers 5 heures du soir, elle s'affaissa et cessa de nous répondre même par

signes. La communauté appelée en toute hâte, vînt réciter près d'elle les prières des agonisants, et, vingt minutes après, elle exhalait doucement son dernier soupir.

Nous avons la ferme confiance que notre bien chère Soeur Marie Archangèla de Jésus, a reçu un accueil favorable de Celui qu'elle a si fidèlement servi pendant toute sa vie, mais dans l'ignorance des desseins de Dieu, qui nous sont toujours cachés, nous vous prions, Ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés ce que votre charité vous inspirera. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un humble respect et une religieuse union

 

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie de la Croix R. C. I.

De notre Monastère de la Sainte Nativité de N.-S. des Carmélites de Gravigny, le 5 avril 1892.

 

 

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