Carmel

04 juin 1891 – Reims

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui, pendant l'Octave bénie du Très Saint Sacrement, a relire du milieu de nous notre chère Soeur Vitaline-Ismérie-Marie-Ange de la Passion, âgée de 36 ans 3 mois moins 2 jours, et de reli­gion 14 ans 3 mois et 8 jours.

Notre chère Soeur avait le bonheur d'appartenir à une famille foncièrement chrétienne où elle puisa, dans l'éducation du foyer, celle foi profonde que nous avons remarquée en maintes circonstances. Nous avons lieu de croire que l'amour du monde n'effleura jamais son âme; toute dévouée à sa famille, l'Église, les malades, les pauvres, les enfants partageaient, avec ses respectables parents, tout son temps et toutes ses affections. De bonne heure elle se sentit appelée à la vie religieuse, et inclinée vers le Carmel par la mortification et la pauvreté qui avaient un attrait particulier pour elle. On nous a raconté que, quand un pauvre venait demander l'aumône dans sa famille, elle disait : « Que ne suis-je à sa place? » Ici encore, elle avait de ces saillies et professait une singulière prédilection pour saint Benoît-Joseph Labre.

Un trait distinctif de sa piété était son assiduité, sa ferveur devant le Très Saint Sacrement, aussi son vénérable Curé, qui était en même temps son Directeur, en était comblé de consolations et, en la présentant au Carmel, il témoigna le désir qu'elle soit appelée Soeur Marie-Ange.

Notre chère Soeur nous a laissé un billet demandant à n'avoir de Circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint Ordre; croyant voir dans ce désir une conduite spéciale du Bon Dieu sur son âme, nous nous bornons à vous donner les détails de sa maladie.

 

Il y a huit ans, notre chère Soeur fut atteinte d'une petite épidémie régnant alors dans notre ville; nous ne vîmes d'abord nulle gravité dans son état, croyant seulement à une légère indisposition : mais c'était le début de la maladie d'estomac qui devait nous l'enlever; elle ne se remit pas et depuis cette époque elle dut tou­jours être aux soulagements. Pendant longtemps elle put continuer à s'occuper extérieurement ; on veillait à lui éviter la fatigue et elle trouvait dédommagement et consolation à prendre sa part de nos travaux communs. Son état semblait parfois s'aggraver, puis son robuste tempérament triomphait de celle faiblesse momentanée ; elle paraissait reprendre vie et force, pour retomber bientôt. Mais, pour qui suivait son âme et y considérait l'oeuvre de Dieu à la lumière de la foi, quelle source de grâces on découvrait dans ces intermittences qui lui étaient si pénibles, dans ces alternatives qui la brisaient. Oh ! comme elle doit le comprendre maintenant et comme elle doit remercier Celui qui dirige tout avec amour el sagesse, pour le plus grand bien de ses élus. La maladie avait un cours très lent, mais progressait tou­jours ; depuis plusieurs années déjà, elle ne s'occupait plus guère que de la confection des chapelets et des scapulaires, ses forces ne lui permettant pas de travail plus actif. Il y a un an environ, nous dûmes la mettre à l'infirmerie pour être mieux à même de l'entourer des soins que réclamait sa situation; puis, peu à peu la dis­penser successivement d'une grande partie des actes de Communauté ; les récréa­tions , qu'elle aimait cependant, lui devinrent si fatigantes qu'elle n'y assistait presque plus pendant les derniers mois de sa vie. Voyant son état s'aggraver notablement, nous nous sentions pressée intérieurement de lui faire recevoir les suprêmes secours de notre sainte Religion avant qu'elle fût plus absorbée par le mal ; une visite de Monsieur notre Docteur nous y décida complètement. On choisit pour cette tou­chante cérémonie le 3 mai, fête de l'Invention de la sainte Croix, à laquelle elle avait tant de dévotion. N'étant pas encore alitée, elle put se rendre au choeur, et c'est là qu'entourée de nous toutes elle eut le bonheur de recevoir les saintes onctions; elle s'y était préparée avec joie, étudiant toutes les cérémonies dans le Manuel, pour être à même de n'en rien perdre. Son âme de foi reçut abondamment la grâce ren­fermée dans ce sacrement, et dès lors nous vîmes en elle une telle transformation, que nous ne savions comment remercier Notre Seigneur. Elle-même sentait son coeur déborder de reconnaissance, et elle avait besoin de l'exprimer et de l'exprimer encore. Toutes nos Soeurs la visitaient avec une véritable consolation, chacune emportait un parfum d'édification de ces courts entretiens. A toutes elle redisait sa joie, elle ne voulait plus penser qu'au Ciel, elle parlait de sa mort prochaine avec une simplicité, un tel abandon, une telle confiance, que nous ne pouvions nous empêcher de lui porter envie.

Elle put encore pendant quelques jours faire la sainte Communion à jeun et au choeur. Oh ! avec quel empressement elle recevait ces dernières visites de Notre Seigneur! elle y puisait chaque fois une force nouvelle; aussi no fût-ce qu'à la dernière extrémité qu'elle se décida à Le recevoir en Viatique, tant elle sentait le désir de ne perdre aucune de ces grâces dont sa foi profonde lui révélait si vivement le prix inestimable.

Elle trouvait aussi dans chaque absolution un secours puissant qui, en purifiant et pacifiant toujours plus son âme, la rapprochait sans cesse de Notre Seigneur et du Ciel. Tout son coeur passait dans cette exclamation : « La sainte Absolution! » Aussi, comme il nous était doux, ma Révérende Mère, de seconder ses saints désirs! Monsieur notre Supérieur, nos vénérés Pères Confesseurs et Monsieur notre Aumônier vinrent tour à tour lui renouveler cette grâce; ils semblaient toujours arriver au moment précis où son âme, un peu abattue par l'affaissement de la nature, éprouvait le besoin d'être soulevée. M®' le Cardinal, sachant l'état douloureux d(! notre chère Soeur, avait daigné lui envoyer le 23 mai sa sainte et paternelle béné­diction; quelle joie encore pour elle! « Il ne me manquait plus que cette grâce! » disait-elle, et elle énumérait toutes les miséricordes dont le Bon Maître se montrait si prodigue à son égard : « Oh ! qu'il est bon, répétait-elle ! il faut que mon âme soit bien misérable pour avoir besoin de tant de miséricorde pour la purifier ! »

A part de très courtes absences les derniers jours, notre chère Soeur avait toute sa lucidité d'esprit, ce qui lui donnait le moyen de profiler plus parfaitement de ses

 

souffrances. Elle sentait le Travail de destruction que l'approche de la mort opérait progressivement en elle ; elle nous le faisait remarquer, mais sans autre émotion que celle du bonheur; elle s'étonnait seulement de la prolongation de son état, cl, après une nuit pénible, elle s'exclamait quelquefois le matin, en nous voyant : » Ma mère ! je suis encore là !... est-ce que ce peut être bien long ?. . . est-ce que ce ne sera pas pour bientôt ? »

Notre chère malade depuis une dizaine de jours ne prenait que quelques gouttes d'eau, la gorge et l'estomac ne pouvant plus absolument rien supporter; une personne charitable avait eu la délicate attention de nous envoyer une bouteille d'eau de Notre-Dame de Lourdes; nouvelle consolation pour la chère mourante : « Je n'ai plus soif d'eau pure, disait-elle, mais l'eau de Lourdes !... on peut ou boire jusqu'il la mort. » En voyant arriver cette eau sainte, elle nous avait dit : "Oh ! j'en prendrai toutes les fois avec l'intention d'obtenir une bonne mort. » Aussi, en la lui présentant, chacune de celles qui avaient la consolation de l'entourer de soins récitait tout haut la seconde partie de Ave Maria.

La nuit du dimanche au lundi fut très agitée, le délire ne la quittait presque pas. Cependant, vers quatre heures du malin, elle reprit tout à coup sa connaissance avec un pressentiment intime que sa mort était très prochaine; elle demanda aux Soeurs qui la veillaient de nous appeler au plus vite, ainsi que son infirmière que nous avions dû faire reposer cette nuit; nous nous rendîmes près d'elle, prévenait aussi quelques-unes de nos Mères, et en l'approchant nous fûmes frappée de l'altération extraordinaire de ses traits. Elle parlait avec une animation qui ne lui était pas habituelle : « Dans quelques heures, disait-elle, je n'y serai plus! ce soir, j'aurai vu mon Dieu ! ou, au moins, je L'aurai entrevu ! » La trouvant dans un tel état, nous lui proposâmes de nouveau de recevoir la sainte Absolution : "Oh! quel bonheur, dit-elle, je n'aurais pas osé vous le demander! » Pondant l'oraison, la Communauté entière se rendit auprès d'elle pour réciter les prières qu'elle réclamait avec ardeur; elle les suivit toutes avec sa lucidité, s'inquiétant seulement de temps en temps de ne voir pas arriver Monsieur notre Confesseur, qui demeure très loin de notre Monastère. A six heures, entendant sonner les Heures, elle demanda qui devait rester, et sachant que c'était nous, elle dit avec un accent de voix inoubliable : « Oh ! tant mieux !.. . si on savait tout ce qu'il y a de grâce dans une Mère ! » Elle voulut de nouveau renouveler ses Saints Voeux, sa parole se précipitait et elle accentuait avec une énergie qui ne se peut rendre : "Et. . . ce, . . jusqu'il. . . la. . . mort. Oh! disait-elle, je veux me donner complètement, sans réserve, comme au jour de ma Profession...; je veux rendre à Notre Seigneur ce que j'aurais pu reprendre."

La journée tout entière se passa dans de continuelles alternatives ; nous croyions à chaque instant toucher au dernier moment. Vers quatre heures et demie, une nouvelle grâce fut accordée à la chère mourante. Monsieur notre Supérieur, cédant à une inspiration intérieure, se priva d'une cérémonie à laquelle il désirait assister pour venir apporter encore une absolution à notre enfant ; elle n'avait pas été prévenue, et sa figure s'illumina d'un sourire de douce surprise en reconnaissant notre Père vénéré. Pour nous, nous avions besoin de remercier Notre Seigneur pour celle chère âme qu'il daignait entourer de tant de grâces.

 

Connaissant la vigoureuse nature de notre chère Soeur, notre bon Père nous rassura un peu en partant; il pensait que nous la conserverions encore quelques et promit de lui apporter le lendemain matin le saint Viatique.

Notre bonne Soeur ne paraissait pas avoir de souffrances aigues, c'était plutôt une agitation fébrile à laquelle succédaient quelques moments de prostration.

Nous voudrions pouvoir recueillir tout ce que cette journée eut d'édifiant. Son amour et son humilité en baisant le crucifix : « Oh! les pieds, disait-elle, les pieds! c'est là qu'est le pardon ! ». . . et sa foi quand on lui présentait l'eau bé­nite !. . . et les saints désirs qu'elle témoignait de sentir auprès d'elle une prière incessante pour suppléer à son impuissance !. .. et l'expression ardente de son regard chaque fois qu'on lui parlait du Ciel !.. . Que la mort paraissait douce et en­viable près de ce lit d'agonie !

La journée s'achevait sans amener de changement notable. Au sortir de Matines, nous trouvâmes notre enfant très oppressée et souffrant d'une douleur de côté; nous lui proposâmes quelques soulagements qu'elle accepta avec reconnais­sance. Inquiète pour la nuit, nous voulûmes laisser près d'elle une de nos Mères très expérimentée que nous allâmes appeler. Nous étions à peine au bout du dortoir que l'infirmière nous fit un signe de détresse; hâtant le pas, nous nous trou­vâmes de suite à l'infirmerie, mais tout était fini, notre chère Soeur Marie-Ange de la Passion venait d'expirer doucement, paisiblement, sans souffrance, sans contraction; c'était le sommeil de l'enfant qui s'endort sur le coeur de son Père. Quelle émotion pour nous, en nous rappelant cette parole qu'elle avait dite le matin avec tant d'ardeur : « Ce soir, j'aurai entrevu mon Dieu! » Il était juste onze heures; nous élions au premier jour du mois du Sacré-Coeur auquel la chère enfant avait renouvelé sa consécration dans la journée.

 

Nous avons la douce confiance que notre chère Soeur a trouvé un accueil favo­rable auprès du Souverain Juge, mais comme il faut être si pure pour paraître on sa présence, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre chère défunte les suffrages de notre saint Ordre; par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et celle des six Pater; elle avait calculé d'avance tous les secours qui l'attendaient après sa mort, aussi nous savons combien son âme vous sera recon­naissante de tout ce que votre charité voudra bien encore y ajouter. Cette reconnaissance, nous vous l'exprimons aussi, nous disant en Notre Seigneur, dans les sentiments du plus religieux respect, ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble sr. et servante en Notre Seigneur,

Soeur Thérèse Angélique du Divin Coeur de Jésus

R. c. Ind.

De notre Monastère de l'incarnation des Carmélites de Reims, le 4 juin 1891.

 

Imprimerie de l'Archcvèché, rue Pluche, 24, Reims.

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