Carmel

04 juin 1890 – Lons-le-Saunier

 

JÉSUS, MARIE, JOSEPH

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur J.-C., qui vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs en rappelant à lui notre très chère soeur Élisabeth-Joséphine-Marie de l'Incarnation, professe du voile blanc et doyenne de notre communauté, âgée de 85 ans, 4 mois et 25 jours, et de religion 26 ans 7 mois et 17 jours.

Comment vous dire, ma Révérende Mère, le parfum d'édification et de sainteté que cette chère soeur a laissé parmi nous? Gomme la violette, tou­jours humble et petite à ses propres yeux, elle ne cherchait qu'à se cacher et à disparaître : mais sa charitable affabilité et sa douce gaieté attiraient à elle tous les coeurs. Elle était pour nous un modèle accompli des vertus reli­gieuses, une de ces reliques d'un autre âge qu'on voudrait ne jamais perdre, tant elles sont la personnification de la foi virile et de l'ardente piété qui tendent, hélas! à disparaître de notre société moderne : feu sacré que les communautés religieuses doivent conserver au monde pour son salut et pour la gloire de Dieu.

Notre chère soeur appartenait, ma Révérende Mère, à une très honorable famille de l'Allier. Son caractère enjoué la faisait aimer de tous; mais sa grande piété la porta à quitter sa famille et la campagne, afin d'aller chercher dans la ville de Moulins de plus abondantes ressources religieuses, «t d'avoir plus de temps à consacrer à la prière. Suivant l'exemple d'une de ses amies, elle se plaça comme demoiselle de compagnie chez une dame âgée qu'elle secondait dans la direction de sa maison et surtout dans la distribution de ses aumônes. Notre chère soeur avait, dès cette époque, fait voeu de virginité, mais elle ne pensait pas à la vie religieuse, ne connais­sant encore d'autre communauté que celle des Hospitalières dont le genre de vie ne l'attirait pas. Dieu la réservait, à son insu, pour être une des pre­mières pierres spirituelles de notre petit Carmel, qui n'existait alors que dans les desseins de la providence.

Après la mort de sa chère maîtresse, à laquelle elle garda toujours le plus affectueux souvenir, notre bonne soeur resta fixée à Moulins, et se consacra à l'éducation d'une de ses nièces, en même temps qu'à diverses oeuvres de charité. Elle se chargea de l'entretien de l'autel de la Ste Vierge dans sa paroisse, et cette divine Mère, qui ne peut se laisser vaincre en générosité, récompensa sa piété filiale par la grâce de la vocation religieuse. Souvent notre chère soeur recourait au monastère de Moulins, pour s'y procurer quelque parure pour le sanctuaire de la Reine des vierges, et c'est ainsi qu'elle fut mise en relations avec notre Vénérée Mère du Coeur de Marie. Dès qu'elle connut le Carmel, tout y attira son âme généreuse; mais ses 58 ans l'empêchaient de songer à y entrer, quand, un jour, une de ses amies lui annonça le prochain départ de notre Vénérée Mère. La Mère du Coeur de Marie allait fonder un Carmel à Lons-le-Saunier. Cette nouvelle fut pour notre chère Soeur le moment de la grâce. Elle crut entendre une voix inté­rieure lui dire de tout quitter et de la suivre ; et, comme entendre et obéir est une même chose pour le coeur fidèle, elle vint, sans retard, s'offrir à notre Vénérée Mère. Les arrangements furent bientôt pris. L'humble postu­lante, craignant d'avoir quelque difficulté à apprendre les rubriques du saint office, demanda instamment et obtint d'être admise en qualité de Soeur du voile blanc; et, le 8 octobre 1863, elle rejoignit à Lons-le-Saunier, le petit essaim parti de Moulins.

Notre chère soeur Marie de l'Incarnation, dont la santé avait été jusqu'alors assez frêle, croyait n'avoir que bien peu de temps à consacrer au bon Dieu„ et, comme elle exprimait cette pensée à notre Vénérée Fondatrice, celle-ci lui répondit : « Faisons ensemble un pacte de vingt ans. » Notre^Seigneur réalisa cette parole : vingt ans après, jour pour jour, il fallait se séparer; mais, ce qu'on n'aurait pu prévoir, la mère partait la première, et l'exil de. la fille devrait se prolonger plus de six années encore après le sien.

Dès son noviciat, ma soeur Marie de l'Incarnation se montra une religieuse accomplie, car elle s'était déjà exercée, avant d'embrasser notre saint état, aux vertus qui font la véritable épouse de Jésus-Christ. Sa piété était naïve et expansive, son obéissance parfaite et son humilité sincère. Elle montrait en toutes occasions la plus entière abnégation d'elle-même. Ce fut pour surmonter sa nature craintive et timorée qu'elle eut à faire le plus d'efforts; mais une retraite durant laquelle elle s'inspira, surtout du traité de l'abandon, par le R. P. de Caussade, lui fit faire de grands progrès sous ce rapport, et elle se livra à la sainte volonté de Dieu avec un amour et une confiance qui n'ont fait que croître jusqu'au jour où elle est allée en contempler dans le ciel, l'accomplissement parfait. Ma soeur Marie de l'Incarnation se dévoua avec ardeur à notre communauté naissante ; elle, qui nous avouait ingénue- ment avoir eu une certaine attache dans le monde pour les beaux meubles de sa chambre, et qui avait fait si longtemps sa volonté, fut chargée de soigner une vache, et on la vit prodiguer ses peines et ses fatigues aux plus humbles travaux. Au terme ordinaire, elle prononça ses saints voeux avec un bonheur dont le souvenir faisait souvent couler ses larmes. Lorsque deux jeunes postulantes converses vinrent la seconder, elle fut à la fois pour elles une mère et un modèle. Elle savait animer les récréations de la cuisine par mille aimables saillies : comme sa grande charité lui cachait les défauts du prochain, elle trouvait nos postulantes parfaites dès le jour de leur entrée, et aimait si tendrement toutes ses soeurs que chacune d'elles aurait pu se croire la préférée. Ayant, un jour du mois du Sacré-Coeur, tiré pour pratique de prévenir la soeur vers laquelle elle se sentirait naturellement le moins attirée, elle ne put retenir cette exclamation : « C'est bien diffìcile à faire! Je ne la connais pas. »

Toutes les intentions de nos familles et de nos amis étaient l'objet de sa continuelle sollicitude, et quand il s'agissait de conver­sions, oh! alors, elle n'épargnait ni peines, ni sacrifices.

Notre chère soeur eut la grâce de suivre notre sainte règle jusqu'en 1880, prenant, les derniers temps seulement, comme adoucissement au jeûne, une once de pain trempé dans de l'eau chaude ; mais, cette année-là, elle eut énormément à souffrir de la rigueur de l'hiver, fut littéralement gelée, et dut garder longtemps le lit. A cette époque, commença pour elle une vie de nouveaux sacrifices. Sa vue affaiblie ne lui permit presque plus aucun travail, et la surdité vint la priver du charme des récréations qu'elle avait toujours tant aimées. Il fallait la voir alors, assise dans un coin de la salle com­mune, épluchant des légumes ou coupant du pain, heureuse de se rendre encore un peu utile, et riant avec toutes les autres. Quand nous lui deman­dions si elle parvenait à entendre ce qu'on disait : « Oh! non ; répondait-elle, mais je .suis contente de voir rire mes soeurs. » C'est ainsi qu'elle aimait la Vie de communauté et pratiquait le conseil de saint Paul : « Pleurez, avec ceux qui pleurent, réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie.» Elle demanda, comme une grâce, à laver tous les jours les écuelles, sous prétexte que l'eau chaude faisait da tien à ses pauvres mains infirmes; mais en réalité pour épargner une peine à ses soeurs.

Soeur Marie de l'Incarnation consacrait à la prière le temps qu'elle ne pouvait plus employer à ses labeurs passés. On ne pourrait compter les chemins de croix, les rosaires, les dévotions multiples qu'elle offrit à Dieu. Elle ne quittait guère le choeur, et quand, après plusieurs heures d'oraison, .la fatigue lui rendait ce saint exercice plus difficile, elle y restait néanmoins encore, se comparant à une statue qui ne sait rien dire, mais orne du moins le sanctuaire. Quand le Saint-Sacrement était exposé à l'oratoire, et qu'elle y - voyait un cierge s'éteindre, elle avait l'habitude de se lever aussitôt et de se tenir debout pour en tenir lieu, jusqu'à ce qu'il eût été rallumé. Tous les ans, elle offrait pour la fête de sa mère Prieure, au lieu des petits Ouvrages. que ses yeux ne lui permettaient plus de confectionner, une ample collecte de prières et de communions faites à ses intentions et c'était bien le don: le plus précieux.

Le bon Dieu voulait achever de purifier sa victime et la parer pour les noces éternelles en la faisant marcher dans la voie du renoncement total à elle-même. Petit à petit, les forces de notre chère doyenne diminuèrent et bientôt elle ne put plus quitter l'infirmerie. Elle eut alors une légère atteinte de paralysie à la main droite ; et, sentant quelque difficulté à s'exprimer, elle sollicita la permission de dicter à une de nous son testament spirituel. Ce petit document contient d'abord l'expression de la plus vive reconnaissance pour les charités de toutes ses mères et soeurs sans exception, puis une humble demande de pardon pour toutes les peines qu'elle aurait pu leur faire. Elle s'adresse ensuite à sa famille, lui envoie ses adieux en lui expri­mant des sentiments non moins humbles, ni moins affectueux, et remercie particulièrement sa nièce de toutes les attentions dont elle a été l'objet depuis son départ pour le Carmel.

 

— « Si j'étais entrée jeune en religion, ajoute-t-elle, j'exprimerais le désir qu'on ne me fasse point de circulaire; mais comme je n'ai eu cette grâce que très tard, des personnes hésitantes ou avancées en âge pourront être encouragées à répondre à l'appel de Dieu en voyant les grâces de miséricorde qu'il a eues pour moi. J'avais 58 ans quand Notre-Seigneur m'a fait connaître sa volonté, et je n'ai cessé depuis « ce jour de rendre des actions de grâces à Dieu de ma vocation au Carmel; j'ai trouvé ce bonheur infini que j'avais cherché si longtemps : rien ne m'a coûté dans la vie religieuse, la grâce m'ayant tout facilité. Je reste convaincue que je dois ma vocation à la Très Sainte Vierge que j'ai toujours tant aimée, aussi je n'ai pas passé un seul jour sans la remercier de cette faveur et sans lui dire: Notre-Dame de la Merci, merci ! Je demande humblement les suffrages de l'ordre, et, par grâce, un Parce Domine, un Laudate, un Magnificat, et, si l'on veut bien me rendre encore « cette charité, une invocation à Notre-Dame du Mont Carmel, à saint Joseph, à mon ange gardien, à saint Michel, à notre sainte Mère Thérèse et à sainte Elisabeth de Hongrie, ma patronne.»

 

En dictant ces lignes, notre bonne Soeur croyait n'avoir plus que quelques jours à vivre; mais il lui fallait mériter encore, par six années d'attente la mort, objet de ses désirs. Durant quatre ans, elle ne quitta son lit que pour venir le dimanche et les jours de grande fête assister à la messe et recevoir Notre-Seigneur. Ce que fut pour son âme la privation de la communion fréquente. Dieu seul le sait, ma Révérende Mère; car jamais une plainte ne sortit de la bouche de la pieuse malade; mais on pouvait le deviner en voyant ses efforts pour se traîner au choeur, soutenue par une charitable infirmière, et sa joie lorsqu'on lui en donnait la permission.

L'inaction forcément imposée à cette nature active et la nécessité de rece­voir bien des services furent aussi des sacrifices qu'elle sut accepter avec assez d'amour pour ne pas laisser entrevoir ce qu'ils lui coûtaient. La volonté de son Dieu était, disait-elle, une chaîne d'or qui la retenait sur la terre et au lit; chaque jour y ajoutait un nouvel anneau; et, une fois qu'une soeur lui demandait si elle pensait que ce lien la retiendrait longtemps encore : « Je n'en sais rien, répartit-elle, le bon Dieu ne me l'a pas dit, et je me garde bien de le lui demander, car il me répondrait: Cela ne te regarde pas.» Nous admirions la sérénité de notre chère Soeur: toujours souriante et gaie devant le sacrifice, plaisantant de ses infirmités, et s'humiliant joyeusement de ses Impuissances. L'infirmerie était pour nous une vraie école de vertu : ma Soeur Marie de l'Incarnation trouvait moyen d'y mener la vie commune par l'esprit et le Coeur, et parlait habituellement de ses visites à l'oratoire ou aux ermitages, de son assistance à la sainte messe, aux vêpres ou aux compiles comme si elle y fut réellement allée. Son imagination féconde lui suggérait à chaque instant de nouvelles dévotions; elle faisait des fêtes à toutes les sta­tuettes de l'infirmerie et voulait les baiser chaque matin.

Un jour où nous célébrions une fête de la Sainte Vierge, n'ayant pu communier, elle dit à son infirmière : « J'aurais bien voulu du moins offrir un bouquet à Marie ; mais je ne pouvais pas descendre au jardin, alors j'ai prié mon bon ange et il m'a « transportée jusqu'à Nazareth, dans le jardin de l'Enfant Jésus, et m'a invitée à y cueillir des fleurs cultivées par Jésus Lui-même durant sa vie mortelle. J'y ai trouvé pour fleurs la pauvreté et la souffrance et de grandes branches épineuses de renoncement. J'ai été bien contente et bien fière d'offrir ce bouquet à la sainte Vierge.» Une autre fois, comme on avait placé son lit tout près de l'autel de l'infirmerie, elle disait en riant : « Voyez, quand je serai morte, je n'aurai qu'un petit saut à faire, et me voilà sur les autels! » Si nous vous citons ces petits traits, c'est qu'ils vous montreront, ma Révérende Mère, la franche gaieté qui caractérisait notre chère soeur et qu'elle sut conserver au milieu de souffrances non pas aiguës, il est vrai, mais continuelles.

Depuis Pâques, l'état de ma soeur Marie de l'Incarnation empira, ses forces déclinèrent sensiblement; un dégoût insurmontable pour toute nourriture se joignit à la fièvre et nous fit pressentir que nous n'avions plus long­temps à la conserver parmi nous. Depuis le dimanche in albis, elle ne put plus se rendre au choeur, et ce fut Notre-Seigneur qui vint lui-même visiter sa fidèle servante et lui apporter un avant-goût du ciel tant désiré. Avec quel sourire de bonheur elle nous accueillit, lorsque nous lui parlâmes de recevoir l'Extrême-Onction, le mai. Elle annonça cette bonne nouvelle à plusieurs soeurs, leur faisant deviner quels étaient ses deux grands sujets de joie : à savoir, l'annonce des derniers sacrements, et l'assurance donnée par sa Mère Prieure, qu'elle quitterait la terre durant le beau mois consacré à Marie. Sa tendre dévotion envers la Reine du Carmel lui faisait aussi désirer de mourir un samedi; « Mais si j'aime beaucoup le samedi, disait-elle, j'aime encore bien plus la volonté de Dieu. » Cet amour de la volonté divine alla toujours croissant dans son coeur. « Que voyez-vous donc? » lui demandait une soeur qui remarquait son regard fixé au ciel : « Je vois la volonté de Dieu, ma soeur »; lui fut-il répondu, avec le geste le plus expressif.

Depuis la réception de l'Extrême-Onction, notre chère malade ne voulut plus qu'on lui parlât d'aucune chose de la terre. — « Maintenant, disait-elle, « il faut qu'on prie pour moi. J'ai tant prié pour les autres ! Jamais on ne saura toutes les prières que j'ai faites pour chacune de mes soeurs, pour « les intentions recommandées, pour tous nos bienfaiteurs et pour les pauvres pécheurs » ; et, elle ajoutait : « Oh ! qu'ils sont malheureux, les pauvres pécheurs ! » Une de ses dernières occupations avant d'être admi­nistrée, avait été de faire écrire à un de ses chers petits-neveux qui allait faire sa première communion, car elle aimait tendrement sa famille ; et, cependant, lorsqu'elle reçut la réponse de cet enfant, quelques jours après la première communion, elle ne nous permit pas de la lui lire, sachant bien qu'elle serait plus utile à sa chère famille en offrant pour elle un sacrifice, qu'en jouissant de cette dernière consolation. Jésus, sans doute, lui disait au coeur, comme il l'avait dit à notre Mère sainte Thérèse : Occupe-toi de mes intérêts, et je me chargerai des tiens.

La fatigue absorbait souvent ma Soeur Marie de l'Incarnation ; mais il suf­fisait de murmurer auprès d'elle le nom du « paradis » ou quelque invocation pour provoquer sur son visage un radieux sourire. Elle retrouvait une grande vigueur en exprimant son amour pour Jésus et Marie et sa reconnaissance pour la grande grâce de la vocation religieuse. Peu de jours avant de mourir, elle nous disait : « Depuis que j'ai eu le bonheur d'être reçue dans cette sainte maison, ma vie n'a été qu'une action de grâces, et au ciel je vais continuer cette action de grâces pour ne jamais la finir, Ce n'est pas tant pour mon bonheur que je désire le ciel que pour y voir la gloire de Dieu, Dieu toujours aimé. et jamais offensé. »

Nous vous avons dit, ma Révérende Mère, que notre chère soeur avait une nature craintive qu'il avait toujours fallu encourager. Elle avait particu­lièrement redouté les tentations qui. peuvent surgir au moment de la mort ; mais sa parfaite docilité à suivre les avis de son confesseur et de sa Mère Prieure calma cette appréhension. « Je ne peux pas m'inquiéter, disait-elle. Monsieur l'abbé me l'a défendu. » Durant une de ses nuits d'angoisse et d'insomnie, la soeur qui la veillait l'entendit beaucoup gémir, et le lendemain matin, quand nous nous rendîmes auprès d'elle, la chère malade nous dit: « O ma Mère, quelle affreuse nuit j'ai passé ! J'ai assisté à mon jugement. Notre-Seigneur m'a montré tous les péchés de ma vie, je les ai tous vus, et je n'avais rien à dire pour m'excuser. » Cette vue si claire, fut-elle l'effet d'un rêve, ou bien une grâce particulière, nous n'oserions le dire ; mais nous avons constaté qu'elle laissa dans son âme une profonde impression de contrition et d'humilité, impression dont la vivacité ne lui ôta rien cependant ni de son calme, ni de sa grande confiance dans la miséricorde de Dieu. Son esprit de pénitence s'en accrut encore, elle ne voulut plus s'accorder la moindre satisfaction naturelle et refusa presque toujours dans ce but les petits soulagements que nous voulions lui faire prendre pour la rafraîchir, en la voyant consumée par une fièvre ardente. Elle éprouvait une répulsion extrême pour tout aliment ; mais, dès que l'obéissance intervenait, elle se soumettait sans réplique. Ces mots : « Notre Mère l'a dit », tranchaient toute difficulté. Chaque jour nous lui faisions prendre une cuillerée de gelée, vrai supplice pour son estomac rebelle, mais supplice généreusement offert pour la conversion d'un vieux pécheur, endurci par le spiritisme, qui refusait avec obstination les derniers sacrements. Deux jours après la mort de notre chère soeur, un coup de grâce arracha cette âme à l'enfer. Il se disposa, par une rétractation solennelle de ses erreurs, à paraître devant Dieu. Nous aimons à penser que les prières et les sacrifices de notre chère mourante ont contribué à incliner vers lui la miséricorde divine.

Notre vénéré Père Supérieur vint deux fois visiter notre chère soeur. Elle- eut un grand bonheur à exprimer une fois de plus sa vive reconnaissance à celui qui lui avait ouvert, vingt-six ans auparavant, les portes de l'arche sainte. Monseigneur notre Évêque, qui nous donne sans cesse de nouvelles preuves de la plus paternelle bonté, daigna venir aussi lui-même la bénir. Il lui donna ses commissions pour le Ciel, et lui promit, en retour, d'offrir le Saint Sacrifice pour le repos de son âme dès qu'elle aurait quitté la terres Cette faveur répandit une grande consolation sur les derniers jours delà chère mourante. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander à vos saintes prières ce vénéré pasteur, ainsi que notre digne Supérieur et Fon­dateur et Monsieur notre confesseur qui mit, jour et nuit, son dévouement à notre disposition pour renouveler à Soeur Marie de l'Incarnation la grâce du saint viatique.

Le vingt-quatre mai l'état de notre chère Soeur s'aggrava beaucoup sans porter néanmoins atteinte au libre exercice de ses facultés. Nous l'enten­dions répéter sans cesse ses invocations favorites : « Jésus, Marie, Joseph, je vous donne, etc. — Jésus mon amour et le seul objet des désirs de mon coeur!— Restez avec nous, Seigneur, car il se fait tard, et le jour de la vie est sur son déclin. — Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. »

Vers minuit, nous fûmes frappées de sa respiration courte et de la faiblesse de son pouls. Ces mots qu'elle murmura : « Je crois que je vais mourir »; nous confirmèrent dans nos appréhensions. A une heure, le son de la matraque réunissait la communauté. Tandis que nous faisions appeler Monsieur notre confesseur, elle nous demanda à renouveler ses voeux entre nos mains, et pendant qu'il se disposait à lui apporter la sainte communion, elle ne cessait de redire : « Venez Jésus, mon amour ! » Ce fut encore d'une voix forte qu'elle fit sa profession de foi avant de recevoir Notre Seigneur, et qu'elle répondit ensuite aux prières de la recommandation de l'âme. A trois heures et demie, avant de la quitter, Monsieur l'abbé lui renouvela la grâce de l'absolution, en lui donnant pour pénitence de prononcer les saints noms de Jésus, Marie et Joseph. Elle s'en acquitta aussitôt distinctement. Une partie de la communauté se retira, et nous restâmes avec elle, en lui suggérant, de temps à autre, de pieuses invocations auxquelles elle répondit jusqu'à 5 heures ; mais alors elle perdit connaissance. Ce ne fut qu'à 8 heures du matin qu'elle rendit paisiblement le dernier soupir, tandis que la com­munauté, de nouveau réunie, priait autour d'elle. Nous étions au beau jour de la Pentecôte, qui lui était échu en partage, lorsque nous avions tiré les Saints du mois. C'était le 25, date spécialement consacrée à honorer l'Incarnation du Verbe, et le 25 du mois de Marie, que notre chère soeur aimait si tendrement. Elle tenait encore dans une de ses mains, une statuette représentant sa divine Mère, qui depuis sa maladie ne la quittait ni jour ni nuit, et que les souffrances de l'agonie ne lui avaient pas fait lâcher.

Toutes les circonstances de cette sainte mort nous font espérer, ma Révérende Mère, que notre chère soeur, jouit déjà du bonheur des élus. Le reflet de la béatitude semblait éclairer après la mort son visage rajeuni, et près d'elle nous ne pouvions que répéter : Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur, car leurs oeuvres les suivent. Monsieur notre Supérieur voulut bien présider la cérémonie des obsèques qui furent célébrées par Monsieur notre Confesseur avec l'assistance de plusieurs Directeurs du Grand Séminaire et de nombreux membres du clergé de la ville. Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider par vos prières à leur en exprimer notre reconnaissance. Nous avons eu la consolation de conserver dans notre clôture la dépouille mortelle de notre chère soeur. Elle repose auprès de la Mère et des Soeurs qui l'ont précédée dans le Ciel et nous espérons que son inter­cession et ses exemples nous aideront à les rejoindre un jour. Mais les justices de Dieu sont aussi insondables que ses miséricordes, et, malgré la sainte vie de notre chère soeur, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, en y ajoutant, par grâce une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres et les prières demandées par notre chère soeur. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans le Coeur de Jésus,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante

S' Angélique de Jésus R. C. Ind.

De notre Monastère de Notre-Dame du Mont Carmel, sous la protection de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de Lons-le-Saunier, le 4 Juin 1890.

 

P. S. — Nous saisissons cette occasion pour vous demander, ma Révérende Mère, si vous désirez profiter d'un travail considérable que nous avons fait faire, pour nous et qui consiste en une traduction française des leçons, antiennes et répons du Bréviaire romain : traduction littérale, conforme à la Bible de l'abbé Glaire, et pour les seconds nocturnes, aux meilleures publications des Pères de l'Eglise. Elle remplace avantageusement les vieux bréviaires latins-français, et de rares coupures dans le texte de l'ancien testament (indiquées par un signe correspondant), permettent de la mettre dans toutes les mains. Si un grand nombre de nos monastères en désiraient un ou plusieurs exemplaires, nous la ferions imprimer et le Propre du temps, formerait un volume in-8° de 850 pages, qui broché ou cartonné coûterait environ 7 ou 8 fr. Nous vous serions bien reconnaissante, ma Révérende Mère, d'une prompte réponse en cas affirmatif.

 

Imp. et Lith. C. Martin, Petit-Barmon et Cie à Lons-le-Saunier. — 28,188-90.

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