Carmel

03 novembre 1892 – Orléans

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, au moment où nous nous préparions à la fête de tous les Saints, est venu nous demander un nouveau et douloureux sacrifice en rappelant à Lui, pour l'associer à leur bonheur, nous en avons la douce espérance, notre chère et bien-aimée Soeur Julie-Anne-Marie de l'Immaculée-Conception du voile blanc, professe de notre Communauté, âgée de soixante-cinq ans et demi et de religion quarante et un ans onze mois.

Notre bonne Soeur était née à Romorantin, diocèse de Blois, d'une honnête famille, mais, hélas! plus occupée à procurer à leurs enfants les biens matériels que l'inestimable bienfait d'une éducation chrétienne; aussi nous pouvons dire que l'Esprit Saint fut l'unique Maître de cette âme privilégiée. Dès sa plus tendre enfance, on la sentait instinctivement portée à s'éloigner de ceux des enfants de son âge dont les exemples et les paroles auraient pu lui être nuisibles. La virginité, dont elle ne connaissait que le nom, avait déjà pour elle un charme mystérieux, et elle déclarait hautement son désir d'être vierge.

Cette âme pure et candide sut se conserver toute à Dieu, au milieu des épreuves pour lesquelles le Divin Maître la fit passer, et qui durent être si sensibles à son coeur filial. Rien n'altérait sa patience; elle accueillait avec une douce sérénité ce qui la faisait le plus souffrir.

Une de ses amies d'enfance disait que, dès l'âge de douze ans, sa conversation était déjà le Ciel !

Admise dans la Congrégation de la Sainte Vierge, sa tendre et solide piété pour celte divine Mère jeta dans son âme de profondes racines ; elle y fut pour toutes ses compagnes un sujet de grande édification.

Vers l'âge de dix-huit ans, l'appel divin se fit entendre à son coeur d'une façon plus claire; elle pria Dieu de lui manifester sa volonté. Le Divin Maître lui répondit par une forte inspiration qui la portait vers le Carmel. Son directeur, ayant examiné et approuvé cette vocation naissante, s'efforça de cultiver et d'accroître son amour pour la vie intérieure, lui apprenant à écouter Notre-Seigneur au-dedans d'elle-même. Ce pieux ecclésiastique, après l'avoir préparée à la vie du cloître, se chargea de la présenter lui-même à nos anciennes Mères, qui l'accueillirent avec joie.

Par la ferveur qu'elle témoigna dès le début, notre chère Soeur mérita la grâce de recevoir le saint Habit et de faire profession au temps ordinaire. Plus portée à la voie de Marie qu'à celle de Marthe-, Elle rencontra, au commencement, plus d'un sacrifice dans ses devoirs de Soeur du Voile blanc ; elle aurait été heureuse de s'enfoncer dans une entière solitude, seule à seul avec le Bien-aimé de son âme, et eut sur ce point plus d'un combat à soutenir. Ce fut la petite faiblesse de sa vie religieuse, d'ailleurs si édifiante. Le désir d'un recueillement parfois excessif lui attirait de ses chères compagnes le joyeux reproche d'être trop mystique. Sans se troubler de cette critique, elle la recevait avec son doux et calme sourire.

Cet attrait vers le recueillement ne l'empêchait pas de prendre avec simplicité et gaieté sa part des récréations, où elle ramenait sans effort la pensée de Dieu, qui faisait son aliment habituel.

Humble, silencieuse, condescendante, notre chère Soeur faisait régner autour d'elle la paix et l'édification. A la cuisine, elle était la consolation de ses provisoires ; sans empressement ni retard, on eût dit que les Anges se chargeaient eux-mêmes de son travail, tant tout se faisait dans la paix et portait l'empreinte du calme que possédait son âme.

Son dévouement se montrait en toutes rencontres, surtout à l'égard des malades, qui aimaient particu- lièrement à recevoir ses soins; elle savait leur rendre service, se prêter à leurs moindres désirs, sans jamais laisser paraître un mouvement d'impatience ou d'ennui. On la voyait en toute circonstance pleine d'obéissance et de déférence pour les désirs de ses Supérieurs.

Son caractère distinctif fut un attrait tout particulier pour l'oraison ; si elle eut quelque tendance à y excéder, elle y trouva, d'autre part, la force et la vie. Notre-Seigneur se chargeait d'ailleurs de l'instruire lui-même de la juste mesure à garder. Un jour, se trouvant au choeur et sachant que l'heure était venue de quitter Dieu pour Dieu, elle était fortement tentée de prolonger son séjour auprès du tabernacle au-delà du temps fixé par l'obéissance; elle entendit alors intérieurement cette parole : « Reste si tu veux; moi, je m'en vais. »

Dans son union intime avec Dieu, elle puisa toutes les vertus religieuses que nous aimions à reconnaître en elle. Elle s'était composé un petit trésor spirituel, où elle venait sans cesse chercher ses sujets d'oraison; c'était une suite de courtes sentences tirées du saint Évangile, des Psaumes, des Offices de l'Église, des oeuvres des Saints, qu'elle avait eu occasion de lire, ou bien encore de brûlantes aspirations de son âme vers Dieu ; elle avait consacré chacun des mois de l'année à l'acquisition de l'un des douze fruits du Saint- Esprit, et chaque jour du mois avait une pensée particulière adaptée à ce but ; c'était la nourriture de son âme. En lisant ce petit recueil, qu'elle nous remit en sentant sa fin approcher, nous nous rappelions ce passage de l'Évangile : « Je vous glorifie, mon Père, Dieu du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que vous les avez révélées aux petits. » Nous ne pouvions nous empêcher d'admirer comment le Saint-esprit avait donné à cette âme, si simple aux yeux du monde, l'intelligence des beautés contenues dans la sainte Ecriture et la liturgie.

Quelques passages de ses résolutions de retraites vous mettront encore mieux, ma Révérende Mère, à même d'apprécier ce que fut notre chère Soeur Anne-Marie. « Je ferai, écrivait-elle, toutes mes actions en union avec notre Divin Sauveur et sa très sainte Mère, afin que, par les leurs, ils sanctifient les miennes... En préparation à ma fin dernière, qui est la mort, je prends la résolution d'embrasser la vie religieuse en vérité... Je m'efforcerai de faire régner Notre-Seigneur Jésus-Christ dans mon âme par une entière abnégation de moi-même, abandonnant tout à son jugement, me regardant comme je suis en vérité, cendre, poussière, entière imperfection... Mon bon et très doux Jésus, me voilà bien résolue de vous suivre en portant ma Croix, avec l'encens d'amour et de courage. Donnez-moi cette mortification par laquelle je me renoncerai toujours, cette divine charité par laquelle je ferai mon plaisir de faire plaisir à mes Soeurs, ne leur refusant jamais les services que je pourrai leur rendre ; donnez-moi de souffrir en silence sous votre divin regard. Faites-moi une âme vraiment fidèle à votre grâce, qui ne soupire qu'après votre plus grande gloire et le salut des âmes... Jésus, Marie, c'est en votre présence que j'ai pris ces résolutions ; recevez-les, faites-leur produire des fruits, afin qu'ils soient mûrs à la fin de ma course, et qu'après avoir prononcé souvent cette parole de ma Divine Mère : «Voici la servante du Seigneur, » je puisse prononcer celle de notre Rédempteur : « Mon Père, je remets mon âme entre vos mains. »

Dans ces quelques lignes, notre bonne Soeur s'est peinte elle-même ; sa fin, si douce et si calme, nous laisse bien persuadée que le dernier voeu qu'elles renferment a été pleinement réalisé. Son tendre amour pour la Très Sainte Vierge l'avait portée à se lier à elle par le voeu du Saint-Esclavage, qu'elle fit avec les autorisations nécessaires, et dont elle ne cessa, jusqu'à la mort, de remplir avec une grande fidélité les obligations.

Après avoir eu la consolation d'observer notre sainte Règle dans toute sa rigueur pendant de longues années, après s'être dépensée sans compter au service de la Communauté, notre vénérée Soeur se vit, il y a environ dix ans, atteinte d'un mal cruel, qui, en minant sourdement sa santé, lui causait de bien vives souffrances. Courageuse, détachée d'elle-même, elle supportait tout sans se plaindre. Si elle était obligée de nous parler de ses souffrances, elle le faisait avec une telle sérénité qu'on eût cru qu'elle parlait d'une autre. Une déviation très prononcée de l'épine dorsale s'ajouta à cette première infirmité. Ses forces diminuèrent rapidement ; elle dut cesser peu à peu tons les travaux pénibles ; l'office des alpargatas fut le seul qu'elle put conserver; elle continua à s'y dévouer jusqu'à la dernière heure.

A la même époque, notre bonne Soeur Monique, de plus en plus incapable de se servir elle-même, ne voyant pas assez clair, était contrainte à des assujettissements de chaque instant; ma Soeur Anne-Marie

devint son inséparable compagne du jour et de la nuit, s'occupant d'elle avec des attentions toutes mater­nelles. L'état de notre chère aveugle mettait souvent à l'épreuve sa charitable gardienne, qui se prêtait à tout avec une patience vraiment admirable; elle proportionnait ses mouvements à ceux de sa malade; elle savait attendre aussi longtemps qu'il le fallait, sans jamais perdre son calme et son bon petit sourire.

Entre nos deux bonnes anciennes, tout se passa dès lors en commun : les visites prolongées devant le Saint-Sacrement, les pieuses lectures par lesquelles ma Soeur Anne-Marie abrégeait les longues journées de la pauvre aveugle, les saintes pensées que celle-ci, plus expansive, commentait volontiers, et jusqu'aux pratiques de mortifications. Cette année, au commencement du Carême, ma Soeur Monique conçut quelque scrupule des dispenses, pourtant bien nécessaires, qui lui étaient accordées ; elle confia aussitôt ses inquiétudes à sa compagne. « Nous sommes les plus anciennes, dit-elle, et nous ne suivons pas notre sainte Règle ; c'est de la mitigation ; nos Soeurs, plus tard, prendront exemple sur nous, et nous en aurons la respon­sabilité. »

Notre bonne Soeur était toute disposée à se laisser convaincre. Elle se chargea d'aller demander la permission collective, et on commença de concert un régime plus austère. Le résultat fut tel qu'après un jour d'essai, il fallut reprendre toutes les mitigations.

Ces deux vies étaient tellement fondues en une seule que le sacrifice de la séparation devait être bien pénible pour la survivante : lorsqu'il y a trois mois, le Divin Maître frappa le premier coup, ma Soeur Anne-Marie, quoique parfaitement résignée, fut sensiblement atteinte: « Il me semble que je suis comme une abandonnée, disait-elle ; ou bien encore : « Je crois sans cesse me voir dans mon cercueil, à côté de ma Soeur Monique. »

Sa santé, déjà si épuisée, s'affaiblit de plus en plus malgré nos bons soins ; deux âmes aussi unies ne pouvaient rester longtemps séparées, même par la mort.

Le courage que nous avions eu déjà bien des occasions d'admirer dans notre chère Soeur se manifesta plus que jamais, à mesure que ses forces disparaissaient ; elle n'abandonna pas le travail des alpargatas tant qu'il lui lut possible de tenir son aiguille. A la fin du mois de septembre, la grâce de la retraite fut donnée à la Communauté. Nous craignions qu'elle ne fût incapable d'en suivre même un seul exercice ; elle n'en manqua pas un, et, en prévision de sa fin, qu'elle sentait prochaine, elle voulut examiner et purifier son âme avec un soin tout nouveau.

Sa ferveur pour ne manquer aucune communion se soutint jusqu'au bout. Il fallut, une semaine avant sa mort, un ordre formel du docteur pour l'empêcher de continuer à venir entendre la sainte Messe au choeur ; encore demanda-t-elle la grâce de recevoir le pain de vie à la chapelle de l'infirmerie, quand il lui fut possible de quitter son lit pour s'y rendre, grâce qui lui fut accordée deux fois dans ce court intervalle.

Oublieuse d'elle-même, elle ne se préoccupait que pour les autres. Un jour qu'elle semblait mieux, son infirmière lui ayant témoigné quelque espoir de la voir se remettre : « Vous croyez ? dit-elle. Je pensais mourir pour la Toussaint. Vous avez beaucoup à faire ; cela vous laisserait plus libre. »

Le jeudi 27, elle avait pu encore recevoir la Sainte Communion et espérait le même bonheur pour le lendemain ; mais une de ses charitables compagnes, que, depuis quelque temps, nous faisions coucher auprès d'elle, ayant remarqué à son réveil ses traits contractés, s'en alarma et vint nous avertir. Notre chère malade, assurait cependant qu'elle pouvait rester à jeun jusqu'à la visite de son Jésus. Nous lui fîmes faire ce sacrifice ; puis, voyant sa faiblesse extrême, nous la préparâmes à la réception du saint Viatique. Elle eût voulu se lever, croyant pouvoir encore se rendre à la grille. « Il ne faudrait pas, disait-elle, déranger pour moi Notre-Seigneur... et notre Père Aumônier... et la Communauté. »

Sur l'assurance que, vu la gravité de sou état, elle ne devait pas se faire scrupule d'accepter la grâce qui lui était offerte, elle demeura sans inquiétude. Notre bon Père lui ayant apporté la divine Eucharistie, elle exprima le désir de demander pardon à la Communauté et réunit toutes ses forces pour ce dernier acte d'humilité. Elle reçut ensuite le Sacrement de l'Extrême-onction et l'indulgence in articulo mortis.

La cérémonie achevée, elle demeura calme et joyeuse. Une de nos Soeurs lui ayant demandé quelle serait sa première visite en arrivant au Ciel, si elle n'irait pas tout droit se jeter entre les bras du Bon

Dieu : « Si je suis tant soit peu humble, dit-elle en souriant, je me jetterai plutôt à ses pieds, »  D'ailleurs, elle ne parlait guère ; sa mort était l'écho de sa vie, tout entière écoulée dans l'ombre et le silence.

Un peu avant Vêpres, nous nous approchâmes pour lui demander si elle serait heureuse d'entendre réciter les prières du Manuel, « Ma Mère, nous répondit-elle, j'aimerais mieux garder mes forces pour dire Vêpres. Ce matin, j'ai eu beaucoup de peine à achever les Heures; je ne me rappelais plus si je devais dire cinq Pater ou sept. » Pauvre Soeur! elle mourait bien les armes à la main, ayant rempli ses obligations jusqu'au bout! Les Vêpres de ce jour furent la seule des heures de l'Office qu'elle omit, sur notre recommandation.

Bientôt après, elle perdit l'usage de la parole; mais elle s'unissait aux invocations qu'on lui suggérait. A trois heures, nous réunîmes la Communauté, et nous commençâmes les prières de la recommandation de l'âme ; la grâce de l'Absolution lui fut encore renouvelée. L'agonie se prolongea, douce et calme. Vers quatre heures, la Communauté se réunit de nouveau autour d'elle, et ce fut au milieu des prières de toutes ses Soeurs qu'elle s'endormit doucement vers quatre heures un quart.

A l'instant où elle venait d'expirer, notre vénéré Père Supérieur entrait pour lui apporter une suprême bénédiction ; il voulut bien rester quelques instants à prier avec nous près de cette dépouille si chère, et, avant de nous quitter, nous donna une consolation précieuse en cette heure solennelle en commentant devant nous ce verset du De Profundis : Quia apud Dominun misericordia, et copiosa apud eum redemptio. « Pour tous les hommes, nous dit-il, la miséricorde de Dieu est infinie; mais pour vous, âmes religieuses, qui avez tout quitté pour le suivre, c'est la seconde partie du verset qui doit vous être appliquée ; pour vous, il y aura une copieuse rédemption: celle qui vient de vous être enlevée en a déjà été l'objet. »

Monseigneur aussi, dans sa paternelle bonté, daigna se dérober à ses grandes occupations pour venir visiter notre bonne Soeur. Il arriva le samedi matin, avant que nous eussions eu le temps de lui annoncer la mort. Il ne nous quitta qu'après avoir mêlé ses prières aux nôtres et nous avoir promis d'offrir le saint Sacrifice pour le repos de son âme.

C'est un grand vide pour notre Communauté, pour nos chères Soeurs du Voile Blanc en particulier, que la perte de ces deux vénérables Soeurs, qui se sont suivies de si près. Leur esprit profondément religieux laisse parmi nous de bien précieux souvenirs.

Ma Soeur Anne-Marie avait fait le voeu héroïque en faveur des âmes du Purgatoire.

La vie si pure, si fervente, si courageuse de notre chère et vénérée Soeur, le changement de ses traits, si profondément altérés par ses longues souffrances, qui reprirent toute leur beauté après sa mort, nous portent à croire, ma Révérende Mère, qu'elle jouit déjà de la récompense promise par notre Divin Maître aux Béatitudes qui avaient fait les délices de son âme virginale pendant la vie. Comme 11 juge nos justices mêmes, nous vous prions de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, celles des six Pater, une invocation à Marie Immaculée et à tous les Saints. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus affectueux respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante,

Soeur MARlE- THÉRÈSE DU SAINT-SACREMENT

r. c. ind.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites d'Orléans, le 3 novembre 1892.

P.-S. — Nos Mères de Périgueux nous prient de réclamer les suffrages de l'Ordre pour l'âme de leur chère Mère Thérèse-de-Jésus. Elles vous adresseront prochainement sa circulaire.

 

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