Carmel

03 Mai 1893 – Nantes

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ !

Au mois de Novembre dernier, nous vous annoncions les grands sacrifices par lesquels le Divin Maître avait jugé bon de nous associer à sa Croix, en appelant à Lui, dans l'espace de cinq semai­nes, notre chère Doyenne et les deux Mères qui étaient la tête et l'âme de notre Communauté. En même temps, nous vous faisions entrevoir la consolation qu'éprouveraient nos coeurs à vous entre­tenir de la vie édifiante de nos Mères bien-aimées.

Nous venons aujourd'hui, ma Révérende Mère, satisfaire, au moins en partie, ce besoin de notre tendresse filiale, en repassant avec vous les vertus solides, le dévouement sans borne de notre Révé­rende et regrettée Mère Hermine-Mathilde-Marie de Saint Bernard, remettant à un peu plus tard à vous donner des détails circonstanciés sur notre vénérée Mère Marie Agathe de Jésus.

Devant la physionomie à la fois si modeste et si énergique que nous avons à vous esquisser, nous nous sentons impuissante à faire ressortir sous leur véritable jour les dons que la Main Divine avait placés en cette âme. Tout, en effet, dans l'existence de notre chère Mère Marie de Saint Bernard convergeait vers Dieu; mais tout en elle était en apparence si simple, si uni, que seuls, les regards exercés dans la connaissance du vrai mérite pouvaient découvrir toute sa valeur. Ce que notre bon­ne Mère fut au Carmel, elle l'avait été dans le monde. En se donnant au Seigneur dans la vie Reli­gieuse, elle ne fit que continuer, sous la forme plus accentuée et plus méritoire du sacrifice, la donation entière de son coeur à Celui qu'elle voulait uniquement aimer. C'est ce que prouve et le té­moignage de plusieurs membres de sa respectable famille, et ce que nous avons constaté nous-même dès son entrée en Religion.

Le Seigneur accorda à notre Révérende Mère une des faveurs les plus signalées qu'il puisse mé­nager à ceux qu'il prédestine à la sainteté. Elle eut le bonheur d'appartenir à l'une de ces races profondément et héréditairement chrétiennes, dont le nombre hélas! tend à diminuer de plus en plus. Les avantages de la fortune, de la position sociale accordés aux siens dans une large mesure ne faisaient que mettre en un jour plus éclatant les habitudes chrétiennes, les principes d'honneur l'héroïsme du dévouement à Dieu et à la Sainte Église, de cette famille bénie. On trouve, en effet, inscrits d'âge en âge en ses archives, des noms de défenseurs de la cause du Christ, de fondateurs de maisons hospitalières, de Prélats au caractère digne de leur lignée; et, à côté de ces noms, ceux de ferventes Religieuses qui se sont sanctifiées en divers Ordres. Parmi celles-ci, le Carmel compte deux tantes de notre vénérée Mère, qui, au dix-septième siècle, ont singulièrement édifié nos Mo­nastères de Tours et de Beaune. Quoique notre chère Mère ne parlât qu'avec une extrême réserve de ce qui pouvait donner du relief à sa famille, parfois elle nous disait, en exprimant sa recon­naissance pour la grâce de sa vocation, que parmi les siens on comptait avant elle vingt deux Reli­gieuses. Elle en bénissait Dieu, estimant comme une faveur de sa miséricorde envers ses proches, ce regard arrêté sur eux de siècle en siècle.

Digne en tous points des traditions laissées par ses ancêtres, le père de notre chère Mère s'était allié par le mariage à l'une des familles les plus respectables de notre ville. Il avait rencontré dans la femme à laquelle il s'était uni une âme fortement trempée dont le mérite était rehaussé par une remarquable modestie. Modèle des épouses et des mères, elle savait pousser jusqu'à l'héroïsme l'oubli d'elle-même, le dévouement à son devoir. C'est qu'elle puisait dans une piété éclairée, ap­puyée sur un jugement solide, le secret de son abnégation. Nulle mère ne posséda plus qu'elle l'art de pénétrer le coeur de ses enfants, pour reconnaître et seconder les desseins du Seigneur sur cha­cun d'eux. ,

Dieu bénit une union qui semblait si bien assortie, par la naissance de quatre fils et de trois fil­les. Notre petite Hermine arriva la troisième à ce foyer chrétien. Elle vint au monde le lendemain de la fête de Saint Jean de la Croix, à Nice, où son Père, convalescent d'une grave maladie, passait l'hiver. Ramenée quelques mois plus tard, alternativement au château de son aïeul paternel, dans la Ma­yenne, et auprès de ses grands parents maternels, à Nantes, elle grandit dans ces deux milieux, en y respirant une égale atmosphère de vertus. Elle y reçut, avec ses soeurs, une éducation soignée et toute revêtue de ces manières à la fois simples et dignes, cachet des races antiques, dont notre chère Mère Marie de Saint Bernard conserva toute sa vie le reflet. Sa vénérable grand'mère, modèle parfait d'une politesse exquise, s'étudiait à y former ses petites-filles. Elle exigeait qu'elles se mon­trassent aimables envers tout le monde, même envers les serviteurs. Mais afin de faire pénétrer en même temps dans leur coeur le sentiment chrétien, c'était par les vues de la foi qu'elle établissait en elles ces habitudes d'aménité, charme de la vie. « Mes petites-filles, leur répétait-elle, c'est la Providence qui vous a fait naître à la place que vous occupez. Si vous êtes au salon, tandis que les domestiques vous servent, c'est uniquement par un choix divin. Eh bien ! comment voudriez-vous qu'on vous traitât si les rôles étaient changés, si nos serviteurs étaient nos maîtres, et que nous fussions leurs serviteurs ? »

C'était par ces principes chrétiens que l'esprit et le coeur des enfants étaient formés au sein de cette noble famille. Ils entraient, on peut le dire, à pleines voiles dans l'âme de la petite Hermine, que Dieu avait faite sérieuse et réfléchie. Sa pieuse Mère ne le cédait en rien à la vénérable aïeule dans la manière dont elle formait le jugement de ses enfants, dont surtout elle leur enseignait l'hu­milité et l'abnégation. S'il arrivait que, dans le salon, quelque visiteur émît une opinion tant soit peu erronée, cette mère prudente, une fois seule avec ses enfants, ne manquait pas de rétablir de­vant eux la pureté des principes.

Devait-on se rendre à un château voisin, à quelque réunion de famille où l'on s'attendait à ren­contrer de jeunes parents, Madame de *** adressait toujours aux siens cette recommandation : «Mes enfants, montrez-vous aimables et complaisants. Si vos cousins et cousines proposent quelque jeu, rangez-vous à leur désir sans laisser paraître vos préférences. Pensez que vous allez là « pour amuser les autres, et ne vous faites pas besoin que l'on s'occupe de vous . » Ces leçons étaient respectueusement accueillies et fidèlement mises en pratique. Notre petite Hermine qui n'aimait pas les jeux bruyants, et mettait au contraire beaucoup d'animation à ceux où l'esprit avait une certaine part, n'hésitait pas à sacrifier ses goûts, pour se mêler avec une complaisance sans bornes aux ébats de la troupe joyeuse. Du reste, elle aimait extraordinairement les enfants. On ra­conte d'elle qu'à peine âgée de deux ans et demi, ayant perdu un petit frère de quatre mois, elle ne se consolait qu'en pensant qu'il était au Ciel. Elle le trouvait si heureux d'être auprès du bon Jésus, que, sans avoir conscience de l'impression douloureuse produite par ses réflexions sur le coeur bri­sé de sa mère, elle exprimait avec ardeur son désir d'aller rejoindre son cher petit Louis dans le Pa­radis. Dès ses jeunes années, son visage s'illuminait à la vue des enfants; et comme ceux-ci, par un instinct naturel, savent parfaitement discerner les coeurs qui s'inclinent vers leur faiblesse, Hermi­ne se voyait toujours entourée, dans les réunions de famille, de toute une bande de petits amis que les parents lui confiaient volontiers, sachant le soin qu'elle en prendrait.

En même temps que Mme de *** enseignait à ses enfants à pratiquer les vertus chrétiennes, elle s'étudiait à déraciner en eux les premiers germes de leurs défauts ; et si parfois devant une répri­mande un mot d'excuse s'échappait de leurs lèvres, cette sage et vertueuse mère les en reprenait aussitôt. « Ceci, disait-elle, est un jet de l'amour propre qui n'aime pas à être trouvé en faute, il est pourtant nécessaire d'aimer la vérité. » Puis elle leur citait, en la commentant, cette parole du Saint Évangile : Durus est hic sermo...

En certaines rencontres, la correction prenait une forme plus énergique encore. Le trait suivant, raconté par notre bonne Mère, en peut servir d'exemple. Dès le premier âge son caractère, quoique très doux, accusait déjà une ténacité marquée qui lui valait de la part de son père la dénomination de Têtue douce. Disons ici que si elle conserva toute sa vie cette tendance, elle sut en tirer parti pour s'affermir dans la vertu. Un jour donc, que dans un débat avec une de ses soeurs, elle soutenait opiniâtrement sa manière de voir, elle recourut bientôt à une voie de fait qui provoqua les larmes de la victime. La mère, instruite de la chose condamna notre jeune coupable à porter sur le front un écriteau révélant le méfait. « Mon humiliation fut grande, disait notre chère Mère, quand à l'heure du déjeuner de famille, il me fallut descendre à la salle à manger avec le fatal écriteau sur le front. Pour comble de malheur, il y avait ce jour là des hôtes au château; on y recevait pour la première fois une nouvelle tante. Pendant tout le repas, je tins l'un de mes bras sur ma tête pour cacher la phrase accusatrice, mangeant timidement avec la main restée libre. » En vain les invités, touchés de compassion pour la pauvre petite, sollicitèrent-ils sa grâce. Madame de *** fut inflexible et exigea que la punition s'achevât complètement.

Citons un autre fait à l'honneur de cette éducation virile, si peu comprise aujourd'hui.

Un jour, Hermine accompagnant sa mère dans un magasin où celle-ci fit quelques emplettes, vit sur le comptoir de petites boites d'épingles fort à son goût. Sans rien dire, elle s'en approprie une et l'emporte. De retour à l'hôtel, Madame de *** apercevant l'objet dans la main de l'enfant : « Ma petite fille, lui dit-elle, avec son calme ordinaire, qu'est-ce que tu tiens là ? Maman, ce sont des épingles. — Mais où les as-tu prises ? — Sur le comptoir de Madame F***. — Comment Herrmine ! tu t'es faite voleuse ! ! Mon enfant, nous allons de suite retourner chez la marchande rendre, ce que tu as pris et tu vas t'humilier devant elle en avouant ta faute » - « Je n'étais pas fière ( ajoutait notre Mère, en racontant, le sourire sur les lèvres, cette épisode de son enfance. ) mais il fallut bien m'exécuter. En entrant dans le magasin, maman s'adressant à la marchande : Madame, lui dit-elle, je vous amène ma fille qui s'est permise de dérober des épingles sur votre comptoir, et qui vient vous les restituer. » La propriétaire des épingles, fournisseur habituel de la famille, voulut naturellement excuser la pauvre petite coupable; mais la sage mère ne céda rien de sa fermeté; et notre Hermine, la rougeur sur le front, la voix tremblante, fut obligée elle-même d'implorer un miséricordieux pardon pour le larcin commis. Peut-être la vigilan­ce maternelle eut-elle aussi à redresser chez Hermine, un petit point faible qu'on remarqua aux jours de son adolescence. Pendant longtemps elle soigna avec une sorte d'affectation ses mains qu'el­le ne trouvait pas belles. Ce léger travers, contraste étonnant avec sa simplicité habituelle, ne fut que passager; il n'aurait pas obtenu droit de cité à l'école pleine de bon sens où elle était élevée.

Sous les actes de cette éducation si ferme, Hermine savait trouver et comprendre le coeur de sa mère; son esprit naturellement rempli de droiture en avait, pour ainsi dire, saisi toute la valeur, et elle lui voua bientôt un véritable culte. Rien dans cette petite âme, n'était caché pour cette mère chérie. Chaque parole, chaque décision sortie de sa bouche devenait un oracle; ajoutons que la ti­midité native de cette enfant contribuait à développer l'impérieux besoin qu'elle éprouvait de se sentir sous l'aile maternelle, en dehors de laquelle elle semblait ne pouvoir vivre. « Un jour, (racontait elle-même notre Mère, ) Maman, obligée de s'absenter pendant quarante-huit heures, nous avait confiés à ma grand'mère. J'avais alors douze à treize ans; c'était la première fois que je me séparais d'elle. Je fus si affectée de ce départ, la pensée qu'il pouvait arriver quelque accident à ma chère voyageuse me causa un tel chagrin, que je tombai maladie au point d'inquiéter sérieusement ma grand'mère »

Quelles souffrances et quels mérites, ma Révérende Mère, étaient réservés à cette pieuse enfant au jour où l'appel divin lui demanderait le sacrifice irrévocable de celle qui était devenue comme l'âme de sa vie !!

Madame de *** n'était pas seulement le conseil de sa fille, elle devenait parfois la directrice de sa conscience. Lorsqu'à l'âge de sept ans Hermine dût se préparer à sa première confession, avant d'aller déclarer ses fautes au prêtre, elle les énuméra toutes à sa mère, ajoutant qu'elle était inquiète de se trouver si distraite, si dissipée dans ses prières. La sage directrice fut obligée de la rassurer, et de lui, apprendre à discerner ce qui en cela dépendait d'elle et ce qu'elle avait à faire pour y re­médier. « Je fus aussi étonnée que consolée, disait ensuite Madame de*** de la délicatesse de cette petite conscience, et du sérieux avec lequel Hermine fit cette action. »

Ses sentiments de piété ne furent pas moins remarquables à sa première communion; les résolu­tions qu'elle prit alors dévoilent un coeur tout pénétré de la grâce de Dieu.

La jeunesse d'Hermine s'écoula aussi pure que son enfance sous les regards de sa pieuse mère, dont bientôt elle devint, avec sa soeur aînée, l'amie et la confidente. A son exemple, elle prodiguait au sein de la famille, son affection, et son dévouement. Oublieuse d'elle-même, elle ne songeait qu'à rendre les siens heureux. Arrivait-il aux uns ou aux autres quelque peine, quelque chagrin, on était sûr de trouver un écho dans son coeur et sur ses lèvres une parole consolante, sans cependant que ce mot prit jamais 1a forme d'une leçon. Hermine, au rapport d'une de ses proches parentes, était l'amie la plus fidèle que l'on put rencontrer. Sa sagesse était si reconnue qu'un jour, s'étant amusée avec ses soeurs et ses cousines, presque toutes plus âgées qu'elle à faire le plan d'une vie commune, elle fut choisie à l'unanimité pour supérieure de la future communauté. Chacune sentait déjà que sa piété, son jugement droit étaient accompagnés d'une humilité profonde qui semblait in­née en elle. «Je ne pense pas,disait une de ses amies intimes, qu'Hermine se soit jamais mise dans son esprit au-dessus de personne. Elle croyait sincèrement n'être bonne à rien, et elle le disait avec une conviction pleine de modestie et de simplicité. Ses qualités naturelles disparaissaient entièrement à ses yeux ; et elle ne comprenait pas que les autres pussent lui en trouver. »

Chère Mère ! ce fut bien là le trait caractéristique de toute sa vie ; celui qui, dans la Religion comme dans le monde, lui attira, non moins que sa bonté, l'estime générale.

La bonté, ce sceau divin que le Créateur a mis comme un cachet au coeur de l'homme en le for­mant, Dieu l'avait largement départie à notre chère Hermine. Elle était bonne pour les siens, bonne pour les serviteurs de la famille, bonne pour tous ceux qui souffraient; bonne d'une compassion qui la fit souffrir elle-même plus d'une fois. Elle était particulièrement bonne pour les pauvres. Quelle douce récompense pour la pieuse jeune fille d'accompagner sa sainte mère dans les visites aux indigents ! et quelle joie de distribuer aux enfants les vêtements confectionnés au château ! Surtout elle aimait à soigner les malades, à panser leurs plaies; et en cela son coeur était secondé par une véritable adresse.

Vers l'âge de seize à dix-sept ans, pendant les mois de son séjour à Nantes, avec sa soeur, elle accompagna les filles de S' Vincent de Paul chez les pauvres. Chaque matin une ou deux heures étaient consacrées, soit à ces charitables visites, soit à aider les soeurs dans les soins qu'au dis­pensaire elles donnent à tous ceux qui se présentent. Ce tendre amour pour les membres souffrants de Jésus-Christ avait sa source chez Hermine dans son grand esprit de foi; c'était bien Notre Sei­gneur qu'elle voyait en eux; aussi, affermi sur cette base solide, ne s'altéra-t-il jamais. Nous le retrouverons dans toute sa délicatesse aux jours où dans la Religion, devenue Prieure, elle put suivre, en toute liberté, la pente de sa charité généreuse.

Hermine était également bonne pour les jeunes personnes de sa paroisse à la campagne. Elle les entourait d'un intérêt bienveillant qui n'a pas été oublié. Chaque dimanche, à la réunion chez les soeurs, elle se mêlait à ces bonnes enfants, écoutant le récit de leurs peines, de leurs moindres soucis; et, aussi sage que compatissante, elle leur donnait avec beaucoup de tact des conseils, une direction dont elles ressentent encore aujourd'hui l'influence. Les larmes de ces pieuses jeu­nes filles à l'entrée de notre Révérende Mère en Religion, attestèrent de quelle respectueuse et af­fectueuse reconnaissance elles payaient son dévouement. Un assez grand nombre d'entre elles lui écri­vaient de temps en temps au Carmel, ou se faisaient recommander à ses prières dans toutes les cir­constances un peu graves de leur vie.

En s'abandonnant ainsi aux élans de sa charité, Hermine ne faisait que suivre les traditions laissées dans le pays par ses aïeux, et les exemples de ses vertueux parents, En effet, de longue date les entrées au château étaient laissées libres pour chacun de ceux qui venaient exposer une affaire, confier un embarras, demander un conseil. Les heures des repas n'étaient pas même ex­ceptées. Un fermier sollicitait-il à ce moment une audience du noble Châtelain, celui-ci entendait qu'on ne le renvoyât pas, « Nous avons tout notre temps à nous, disait-il à ses enfants, ces braves gens ont besoin du leur pour travailler. » Tout au château était établi dans une si grande simplicité, que, sans crainte de nuire aux meubles et aux appartements, les fermiers pouvaient entrer partout dans leur costume rustique « Je veux, disait le respectable aïeul de notre chère Mère, je veux que chez moi mes gens puissent venir me trouver en quelque lieu que je sois.»

Elevée dans ces habitudes patriarcales dont elle chérissait la simplicité, Hermine, comme ses soeurs, n'aimait pas les plaisirs du monde. Cependant elle se prêta avec une grande déférence aux désirs de son père qui, passant l'hiver deux on trois mois à Angers pour terminer l'éducation de ses filles, voulut les conduire dans quelques soirées d'amis. Le plus profond respect pour toute au­torité, surtout pour l'autorité paternelle, était un des principes fondamentaux en honneur dans cette vieille race. Mr de *** tenait à conserver les droits de cette autorité; et nul parmi ses enfants n'eut été tenté d'y faire la plus petite brèche. Dans la circonstance dont nous parlons, Hermine et sa soeur surent donc faire taire leurs goûts personnels pour obéir aux décisions de leur père; elles se montrèrent dans ces cercles choisis pleines d'amabilité.

 

Dans ce milieu à la fois si digne et si simple, Hermine se sentait heureuse. Etre aimée des siens, les aimer à son tour et se dévouer à eux, était tout le bonheur que son coeur eut rêvé s'il se fût borné à regarder la terre; mais Dieu donnait à cette âme pure et généreuse des aspirations plus hautes. Mesurant l'étendue des grâces qu'elle avait reçues du Ciel, elle sentait le besoin de rendre au Seigneur, par l'amour et le sacrifice, tout ce qu'il lui avait donné. La vie religieuse devint dès lors sa pensée dominante, le seul avenir qui pour elle semblât possible. Mais sous quelle forme devra-t-elle l'embrasser ? c'est à peine si sur ce point elle connut l'hésitation.

Vers l'âge de treize à quatorze ans, assistant dans notre Chapelle à la vêture d'une de ses paren­tes, un éclair avait traversé son esprit. « Dieu, se dit-elle, m'appellera peut-être un jour derrière ces grilles !! » Cette idée, d'abord vague, sembla peu à peu s'établir et se fortifier. Cependant lorsqu'elle eut atteint sa seizième ou dix-septième année, probablement à l'époque où elle fréquen­tait les pieuses Filles de la Charité, Hermine se demanda si la volonté de Dieu ne l'appelait pas à un Ordre hospitalier. Mais cette pensée ne fut que passagère; son désir d'être plus séparée du monde et de se consacrer au Seigneur par des voeux perpétuels s'accentua de telle sorte qu'elle ne douta plus de sa vocation pour le Carmel. Pour s'assurer définitivement des desseins du Ciel sur son âme, elle fit, sous la conduite d'un Père de la Compagnie de Jésus, une retraite pendant laquelle elle reconnut si clairement que Dieu la voulait dans l'Ordre de la Très Sainte Vierge, qu'elle fut toute surprise de l'examen que lui fit faire son directeur des règles des différentes sociétés hospitalières cloîtrées.

Une circonstance particulière dut aussi, vers ce temps, contribuer à porter ses regards vers le Carmel. Une de ses cousines germaines, dont toutes les aspirations étaient pour la vie religieuse, mourut à l'âge de vingt-deux ans, après avoir reçu de la bienveillance de notre saint Évêque, Supérieur immédiat de notre Communauté, une faveur exceptionnelle. Ce digne Prélat se trouvant aux Eaux Bonnes avec sa jeune diocésaine, alors très malade, et reconnaissant en elle une âme d'élite, lui avait accordé la faveur de la revêtir sur son lit de souffrance de l'Habit du Carmel, et lui fit in­continent faire profession, à la condition que si Dieu lui rendait la santé, elle entrerait immédia­tement en notre Monastère pour y commencer son noviciat. Quelques mois plus tard, la pieuse en­fant, ramenée à Nantes, s'envolait vers Dieu, laissant les siens et tous ceux qui l'approchaient em­baumés du parfum des vertus religieuses héroïquement pratiquées.

Son corps, d'abord inhumé dans le terrain réservé à nos chères défuntes au cimetière de la pa­roisse, fut l'année suivante transporté dans celui que nous avons actuellement la consolation de pos­séder en notre enclos.

Depuis longtemps notre chère Hermine s'était ouverte à sa mère de ses secrètes aspirations pour la vie parfaite; et. comme toujours, elle avait trouvé dans les conseils de celle-ci force, appui, coura­ge. Elle aimait aussi à en parler avec sa soeur aînée, à qui l'appel divin se faisait également entendre. S'oubliant complètement elle-même pour ne considérer que les intérêts de Dieu dans l'âme de ses chères filles. Madame de *** bénissait le Seigneur de la part qu'il leur faisait, et préparait tout pour aplanir les difficultés qui pouvaient s'opposer à leur séparation de la famille. Cette courageuse mè­re sollicita elle-même leur admission au Carmel; et dans les termes d'une telle humilité que notre vénérée Mère Agathe de Jésus, alors Prieure, en resta profondément émue et édifiée. «Mes filles, dit-elle, ne sont pas adroites et ne pourront peut-être pas rendre de grands services à votre Communauté, mais elles sont fortes et elles ont bonne volonté, ne craignez donc pas de les employer à des travaux grossiers. »

Cependant, afin de condescendre aux désirs de Mr de *** dont la générosité chrétienne n'excluait pas la tendresse paternelle, il fut résolu que l'aînée des deux soeurs entrerait la première. Hermine ayant pour la vie religieuse beaucoup plus d'attrait que sa soeur enviait le bonheur de celle-ci; mais, toujours humble, maîtresse d'elle-même, et parfaitement soumise à l'autorité paternelle, elle renfermait dans son coeur et dans celui de sa mère ses élans vers le Carmel. Cette pieuse mère, qui saisissait toutes les nuances des pensées de ses deux futures Carmélites, comprenait parfaitement les combats de l'une et les ardeurs de Aussi pour soutenir l'aînée dans les hésitations de la nature, elle lui disait quelquefois : « Si tu ne te décides pas, Hermine te devancera et entrera la première. » Cette parole était comme un coup d'éperon donné au courage de la pauvre enfant ,qui au fond, ne voulait pas reculer devant le sacrifice. Elle fit en effet son entrée à notre Monastère, où elle vint accompagnée de ses vertueux parents et de ceux de ses frères et soeurs qui habitaient le foyer paternel, et donna à sa chère Hermine un rendez-vous qui ne devait s'effectuer qu'un an plus tard. Mais pendant cette année, que de choses allaient se passer au sein de cette chrétienne famille ! Avant d'accepter son immolation personnelle, le Seigneur devait demander à sa future Épouse un autre sacrifice. Elle allait avoir, avec tous les siens, à gravir le Calvaire, à embrasser la Croix, à mêler ses larmes aux larmes de ses parents, et à consoler leur douleur.

On était aux jours de terrible et sanglante mémoire où la papauté se voyait trahie, abandonnée entre les mains de ses ennemis, par ceux là mêmes qui devaient être ses défenseurs. En présence de la détresse du Souverain Pontife, le monde Catholique, la France Chrétienne en particulier, s'ému­rent; et l'on vit s'enrôler sous une même bannière des jeunes hommes de toutes les nations, de tou­tes les conditions, se faisant gloire de se constituer le dernier rempart du Père commun des fidèles.

Le frère aîné de notre chère Mère sentit le vieux sang des croisés bouillonner dans ses veines ; brisant l'avenir plein de charmes qui s'ouvrait devant ses vingt ans, il prit rang, avec son oncle et cinq de ses cousins, dans cette petite armée. Depuis sept ans il se dévouait dans un rôle saintement obscur, lorsque l'horizon s'assombrissant encore, l'orage éclata plus menaçant et plus terri­ble que jamais. Ancône, Castel-fidardo, Nerola, Monte Rotondo rediront aux âges futurs et les crimi­nelles tentatives des ennemis de l'Église, et les héroïques actions de ses défenseurs. Ce fut dans ce dernier combat que le frère de notre Mère, après s'être couvert de gloire, fut mortellement blessé. Ramené à Rome par son respectable père, une de ses premières paroles fut de demander à revoir sa mère. Celle-ci retenue en France par une maladie grave , crut ne pouvoir transmettre sa dernière bénédiction à son fils par un meilleur messager que sa chère Hermine. La pieuse jeune fille partit, accompagnée d'une tante, mère elle-même d'un martyr de la cause du Pape, et d'une Fille de la Cha­rité alors dans la Ville éternelle. Arrivée près de son frère, elle le trouve mourant. 11 venait d'être amputé d'un bras. Pendant les trois jours qu'il vécut encore, elle se constitua son ange consolateur, l'entoura des soins les plus affectueux. Pour affermir sa foi déjà si profonde, et son courage déjà si héroïque, elle lui faisait de pieuses lectures et l'entretenait des joies de l'Éternité. Puis elle lui par­lait de sa mère, de tous les siens qu'il aimait tant : en particulier d'un tout petit frère, le char­me de la famille. Par son calme et sa douceur, cette jeune chrétienne sut si bien se faire compren­dre que son âme, pour ainsi dire, semblait passer dans l'âme du jeune martyr. Il expira dans ces ad­mirables dispositions. Pie IX en apprenant ces détails et cette mort n'hésita pas à s'écrier ; « Bernard est un saint au Ciel. » L'écho de cette parole arriva à la noble Châtelaine par ce télégramme di­gne du père et de la soeur qui l'adressaient : « Bernard au Ciel. » Le corps du héros chrétien fut ramené en France par ceux qui avaient consolé ses dernières heures et reçu son dernier soupir; on le déposa dans 1a chapelle funéraire des aïeux, et sa tombe devint pour sa soeur un lien de plus à briser au jour, désormais prochain, de la séparation.

Cependant, avant son départ de la Ville éternelle, Dieu avait voulu comme imprimer une sanc­tion à la vocation de notre future Carmélite. Le Souverain Pontife avait daigné admettre en audien­ce particulière le père et la famille de celui qui venait de donner si généreusement sa vie pour la défense des droits de l'Église. Pie IX eut pour tous en cette occasion les paroles les plus paternel­les. Sans rien adresser de particulier à la soeur de Bernard, il la regarda longtemps. L'audience ter­minée, chargeant un de ses secrétaires particuliers de porter à Monsieur de *** des souvenirs pré­cieux destinés à chacun des siens, il dit en lui remettant une médaille: « Celle-ci sera pour sa fille. Elle ne restera pas dans le monde elle sera — Monaca, — ( Religieuse cloîtrée ) ou Fille de la Charité. » Le Pape répéta deux fois : « Monaca, Monaca. » Cette parole du Vicaire de Jésus-Christ, rapportée, à Hermine, lui causa une joie d'autant plus grande que Pie IX ne pouvait soupçonner ses désirs intimes. Aussi la reçut-elle comme une assurance des volontés du Ciel.

Huit mois plus tard, la prédiction du Pape se réalisait: la pieuse Hermine, conduite comme sa soeur aînée à la porte du Carmel par ses chers parents, sa soeur et les deux frères qui lui restaient, s'inclinait sous la main bénissante de la vénérée Mère Agathe de Jésus, dont elle aima toujours à se dire la fille, et tombait dans les bras de sa chère Marie, qui devenait sa soeur à double titre.

C'était peu pour notre chère Hermine de quitter le monde pour lequel elle n'avait jamais eu un regard de complaisance, d'abandonner les avantages d'une position brillante : son esprit chrétien lui faisait si bien comprendre le néant des choses d'ici-bas. Mais, briser de nouveau le coeur de ses bien-aimés parents, encore tout meurtri de leurs deux derniers sacrifices, quitter les lieux chéris de son enfance, cette antique demeure, où l'attachaient de si doux souvenirs ; ce fut, pour son coeur aimant et délicat, un déchirement cruel. Néanmoins ce fut avec une paix sereine et le sentiment du bon­heur intime que donne l'accomplissement d'un acte généreux, qu'elle franchit le seuil du Monastère. La vénérée Mère Agathe, par une de ces délicatesses dignes de son coeur, avait deviné les désirs de la famille, et donna à la chère postulante le nom du frère dont la tombe glorieuse venait de se fermer ; ce qui fut accepté avec une reconnaissance sentie. Ce sera donc désormais sous ta dénomination de Soeur Hermine-Mathîlde-Marie de Saint Bernard que nous parlerons de la nouvelle fille de sainte Thé­rèse. Sa simplicité en entrant au milieu de la Communauté réunie pour la récréation, son abord ai­mable, quoique un peu timide, lui gagnèrent tous les coeurs. Chacune remarqua son empressement modeste lorsque, la cloche sonnant Complies, elle se joignit aux novices pour rentrer les bancs dont nous nous servons sur le Préau. Dès ce jour, elle voua à sa Communauté un attachement profond, un véritable amour qui devait aller toujours croissant jusqu'à la fin de ses vingt-quatre années de vie religieuse.

Quelques semaines après l'entrée de ma Soeur Marie de Saint Bernard, le fardeau du Priorat, im­posé à nos faibles épaules, ma Révérende Mère, nous donna le devoir de diriger ses premiers pas dans le Cloître. Nous fûmes de suite charmée de sa grande modestie et de son humilité. S'effa­cer, remplir dans l'ombre les petites fonctions confiées ordinairement aux postulantes, faire peu de cas d'elle-même et de ce qui la touchait; tel était le cachet de son caractère. Nous avons vu comment, à l'école maternelle elle avait été formée à l'abnégation; au Carmel, nous la retrouverons toujours si bien exercée en cet art difficile, qu'elle semblait morte à tout retour d'égoïsme ou d'amour pro­pre. C'était un sujet d'admiration pour les novices, qui avouaient n'avoir jamais remarqué en ma Soeur Marie de Saint Bernard, un seul mouvement de nature.

Cette abnégation et cet esprit religieux brillèrent surtout dans ses rapports avec sa soeur. Qui n'aurait pas connu les liens unissant ces deux chères enfants ne les eût pas soupçonnés, tant leur attitude, l'une vis-à-vis de l'autre, était religieuse et dégagée. Nous avions cru pouvoir, sans inconvé­nient, leur permettre de se communiquer les lettres de leur famille. Parfois l'aînée eût aimé à com­menter ces chères épîtres avec ma Soeur Marie de Saint Bernard, pendant l'heure de la récréation, et à cet effet. elle cherchait à lui ménager une place auprès d'elle; mais en entrant dans la salle, l'oeil perspicace de cette dernière avait tôt deviné, et on était sûr de la voir prendre le côté opposé à ce­lui de sa soeur.. De même sous prétexte de mettre son petit banc en ordre, la chère postulante jetait dans la cellule de sa soeur tontes les lettres de leur mère, les photographies de famille. « Prenez toutes ces choses, elles m'embarrassent » ( disait-elle. ) Et celle-ci avec une bonhomie accompagnée d'une fine pointe de malice, venait nous dire: «Ma Soeur Marie de Saint Bernard est bien aise de se débarrasser des souvenirs de famille, mais je ne sais pas si au fond elle serait contente de nous les voir mettre au feu . » C'est ainsi que notre chère Soeur était ingénieuse à trouver des oc­casions de dépouillement. Ce ne fut pas seulement pendant son postulat et son noviciat que notre chère Mère édifia la Communauté par cette mort au sentiment naturel ; tout le temps de sa vie reli­gieuse elle marcha dans cette voie ; et Dieu qui se plait à seconder dans les âmes les élans de leur générosité, lui prodigua abondamment les occasions de sacrifices.

Nous souvenons qu'un jour, sa soeur se trouvant malade au réfectoire, il y eut un inévitable mouvement d'émotion. Seule, ma Soeur Marie de Saint Bernard resta comme impassible à sa pla­ce, sans même se permettre de lever les yeux, selon sa remarquable habitude.

Combien encore elle fut admirable d'abnégation dans l'épreuve si douloureuse qui l'atteignit il y a environ quinze ans. Avec un bonheur digne de sa foi et de sa piété, elle avait vu entrer dans nos rangs une de ses cousines germaines, angélique enfant qu'elle aimait à l'égal d'une soeur. Elle jouissait du rapide épanouissement des vertus religieuses dans cette âme d'élite, et elle remerciait le Seigneur d'avoir accordé cette nouvelle bénédiction à sa chère famille. Mais hélas ! sa joie, aussi lé­gitime que surnaturelle, devait, bientôt se changer, comme la nôtre, en tristesse. Notre Seigneur, ja­loux sans doute d'associer cette âme pure au cortège des Vierges qui l'accompagne partout au Ciel, l'appela à Lui onze mois à peine après l'émission de ses saints voeux. Si la résignation, la paix serei­ne avec laquelle notre chère Soeur Marie de Saint Bernard accepta ce sacrifice fut pour toute la Com­munauté un sujet de grande édification, la manière dont elle se posa pendant la maladie et à l'heu­re même de la mort de sa cousine nous remplit d'admiration. Ne se dissimulant pas le danger immi­nent de sa bien-aimée malade, elle eût été bien consolée de pouvoir entrer de temps à autre dans son infirmerie pour savoir de ses nouvelles. Pas une fois elle n'en demanda permission. Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, jusqu'à ce que l'infirmière, ayant besoin d'être remplacée, on songea à l'en­voyer près de la chère malade. Ma Soeur Marie de Saint Bernard se rendit au poste que lui désignait l'obéissance, avec la même promptitude que s'il se fut agi d'une autre de ses soeurs; mais sans rien laisser apercevoir de la satisfaction que son coeur pouvait en ressentir. La nuit où une suffocation fit entrer subitement la jeune mourante en agonie, la Communauté se rendit en hâte à l'infirmerie. Ma Soeur Marie de Saint Bernard, désignée pour la seconde veille, ne s'attendait pas à un tel dénoue­ment. Néanmoins elle ne perdit rien de ce calme religieux dont aucune circonstance ne la faisait sor­tir ; nous la voyons encore jeter sur la pauvre agonisante un long et douloureux regard, où se pei­gnaient à la fois, la tristesse, la compassion et la parfaite adhérence de sa volonté à celle de Dieu.

Il ne faudrait pas croire cependant, ma Révérende Mère, que cet empire sur soi-même si remar­quable en notre chère Mère Marie de Saint Bernard eût sa cause dans l'insensibilité d'une nature indifférente. Ses impressions étaient au contraire si vives et si profondes qu'elles se traduisaient pres­que toujours sur son visage par une pâleur subite, indice des combats de son âme. — Jamais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, l'ombre d'un doute n'effleura cette âme au sujet de sa vocation; aussi ce fut avec une joie intime qu'elle se vit revêtue des livrées du Carmel, six mois après son entrée. Pen­dant son noviciat, l'espérance qu'elle avait conçue de faire sa profession après l'année révolue fut un instant troublée par un obstacle imprévu. Il lui survint une surdité dont elle fut très alarmée. Mais, confiante eu Celui à qui elle voulait se donner sans partage, et ne pouvant croire que, rendue au port, elle verrait échouer ses plus ardents désirs, elle eût recours à la prière; et bientôt, toute in­quiétude se dissipant, elle n'eut plus à exprimer à Dieu que le sentiment de l'action de grâces. La fa­veur de la sainte Profession lui fut en effet accordée quinze mois après celle de sa vêture. Elle avait eu la consolation de se voir entourée en ces deux circonstances de toute sa pieuse famille; mais à l'é­poque où elle prononça ses voeux, elle pressentait déjà le coup douloureux qui allait frapper son coeur et celui de tous les siens. Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis ce jour béni, que le Sei­gneur appela à la récompense des justes sa bonne et sainte mère. Nul sacrifice ne pouvait être plus déchirant pour les deux chères Carmélites; mais aucun ne fut jamais accepté avec une plus généreu­se soumission aux Vouloirs Divins. Qu'il fut touchant, ma Révérende Mère, de voir les deux soeurs

mêler leurs larmes mutuelles, et se consoler par la foi et l'espérance, par le souvenir des vertus de celle qu'elles regardaient, au double point de vue de la nature et de la grâce, comme deux fois leur mère.

Dans les premières années qui suivirent sa profession religieuse, ma Soeur Marie de Saint Ber­nard fut successivement employée comme seconde officière à l'infirmerie, à la sacristie, au tour; puis chargée de la provisoirerie. Plus tard elle devint première sacristaine, première portière. Partout el­le montra un profond esprit religieux, un oubli d'elle-même, un esprit de pauvreté remarquables. C'est surtout à l'infirmerie que brilla son abnégation. Heureuse de se dépenser pour ses soeurs souf­frantes, elle se faisait apprécier d'elles par la douceur de ses manières, la délicatesse de ses procédés. Pendant longtemps, elle partagea avec une autre soeur des soins très assujettissants que réclamait l'état d'une pauvre malade, dont le caractère un peu enfantin avait besoin de distractions. Ma Soeur Marie de Saint Bernard, qui avait compris le plaisir procuré à la chère infirme par le récit de petites historiettes, recueillait avec soin à la récréation toutes les nouvelles données par Notre Mère, tous les traits des temps passés rappelés par nos soeurs. Se rendant ensuite auprès de sa malade avec un visage souriant, elle lui racontait sa série d'histoires, accueillies par celle-ci avec l'avidité d'un en­fant de sept ans qui trouve que les contes sont toujours trop tôt terminés. Quelquefois elle disait à son autre infirmière, moins habile narrateur : « Vous n'avez jamais rien à me rapporter ; ce n'est pas comme ma Soeur Marie de Saint Bernard ; elle au moins me met au courant de tout ce que l'on dit à la récréation. » D'autres fois, quand elle l'apercevait entrer à l'infirmerie, et qu'elle n'était pas satisfaite de la manière dont on avait en vain essayé de la mettre plus à l'aise; « Venez, vous, lui disait-elle, venez, mon petit Saint Bernard, vous saurez bien vous y prendre, » et la chère Soeur Marie de Saint Bernard de sourire, en répétant que certainement elle n'avait pas plus de talent que les autres. Car, ma Révérende Mère au dévouement, cette vraie Religieuse joignait une humilité profonde, qui la faisait se placer sincèrement au-dessous de toutes ses soeurs. Elle parlait peu d'elle- même; mais lorsque dans une circonstance ou dans une autre, elle recevait quelque observation, elle ne manquait pas l'occasion de se confondre, de se dire incapable de tout travail d'adresse. La len­teur naturelle de ses mouvements, par exemple, la mettait-elle un peu en retard, « Je n'avance à rien, disait-elle alors, j'exerce tout la monde par mon peu de diligence. »

Elle se portait à tout ce qu'il y avait de fatiguant, d'onéreux dans les offices, comme à une chose qui lui était due, sous prétexte que ses forces musculaires, en effet très grandes, lui permettaient de faire sans fatigue ce qui eût accablé les autres. Elle se faisait la très humble servante de tout le monde; et c'était une bonne fortune pour son coeur quand sa Prieure la chargeait de rendre quel­que service dans la maison. On était sûr alors d'entendre ces paroles, dites avec effusion: « Oh ! « merci, merci bien, ma bonne Mère ! ! » Ce n'est pas qu'ici encore elle fut insensible à ce qui ré­pugnait à sa nature. Ce trait vous le prouvera, ma Révérende Mère. Étant portière, il lui arrivait parfois que, très occupée au tour, et n'ayant plus que quelques instants avant un acte de Commu­nauté, elle s'entendait sonner par une soeur de l'intérieur : « Mon premier mouvement, ( avouait-elle plus tard dans un épanchement d'âme, ) était alors un vif sentiment de contrariété-, mais je le réprimais aussitôt en me disant: C'est le Seigneur qui m'appelle 'Je commençais à composer mon visage pour effacer toute trace d'ennui et j arrivais ainsi à aborder avec calme et amabilité la soeur qui me demandait. » Jamais en effet elle ne permit aux émotions de son âme de se trahir ainsi devant aucune de ses soeurs. Si une parole, un procédé moins aimable s'adres­saient à elle, en ces petites rencontres qui naissent inévitablement dans le cours de la vie commu­ne, il était impossible de surprendre sur ses lèvres ou sur sa physionomie le moindre indice de sen­sibilité. C'est que pour imiter Notre Seigneur, le mépris d'elle-même était le but incessant de ses ef­forts. Jamais elle ne donnait son avis sur quoi que ce fût; laissant tout dire tout faire autour d'elle, sans paraître s'apercevoir de ce qui pouvait choquer sa manière de voir. On aurait pu croire à son attitude qu'elle ne remarquait rien de ce qui se passait sous ses yeux; cependant on dut plus d'une fois reconnaître que la vertu seule l'établissait dans cette apparente indifférence. Plus tard, lors­qu'elle fut appelée au gouvernement des autres, elle peignit elle-même, à son insu, son propre plan de conduite dans cet avis si sage qu'elle donnait à une jeune soeur, en l'entendant faire une remar­que sur un fait qui s'était passé dans le Monastère ; « Pourquoi vous arrêter à regarder ceci ou cela ? quand vous êtes obligée de quitter votre cellule, allez où le devoir vous appelle, sans rien voir, sans vous soucier en aucune sorte de ce qui se passe dans la maison. Ayez devant vous le but : Dieu ! ! ne cherchez que Lui et méprisez le reste. »

Nous vous avons déjà fait entrevoir, ma Révérende Mère, le respect qu'une éducation des an­ciens jours avait inspiré à ma Soeur Marie de Saint Bernard, dès son enfance, pour tout ce qui por­tait le cachet de l'autorité. Cette disposition ne pouvait que se développer dans l'exercice de l'obéis­sance religieuse. Les droits des Supérieurs étaient choses sacrées pour elle, et ce lui eût été une souf­france véritable de constater dans la maison la moindre dérogation au respect qui leur est dû. Quoi­que très simple et ouverte avec ses Mères, elle les abordait et leur parlait toujours avec la plus pro­fonde déférence. Tout ce que Notre Mère disait ou recommandait en Communauté était pour elle em­preint du sceau de Dieu même. Sur un point seulement ses Prieures rencontraient parfois chez ma Soeur Marie de Saint Bernard quelque chose de sa ténacité native; c'était lorsqu'elles voulaient lui fai­re accepter des soulagements reconnus nécessaires. Quoique forte en apparence, cette chère Soeur ne l'était pas par tempérament, et sous peine d'une altération de sa santé, quelques adoucissements à la Règle devenaient indispensables. Que de sacrifices lui furent imposés à cet égard ! Que de luttes el­le dut soutenir !.. . Que de fois la bonne Mère Agathe en livrant ainsi bataille à sa chère fille, ne l'a-t-elle pas, selon son expression, appelée Raida ! A ce surnom bien compris, notre chère Soeur sou­riait en baisant la terre, et toujours, hâtons-nous de le dire, elle laissa triompher l'obéissance.

Ma Soeur Marie de Saint Bernard se faisait besoin de confier à ses Mères, tout ce qui pouvait alar­mer sa conscience délicate; rien de ce qui se passait au plus intime de son âme ne leur était caché. Celles-ci n'avaient jamais qu'à la rassurer et demeuraient toujours fort édifiées de ses sentiments si profondément religieux.

Que dirons-nous de la pauvreté de notre regrettée Mère ? Tout ce qui était à son usage en por­tait le cachet. Sa joie était manifeste quand elle, pouvait obtenir quelque vêtement, quelque objet vieux et usé. Aussi, ma Révérende Mère, fut-il facile après sa mort, de faire l'inventaire de ce qui lui servait : rien, ou à peu près rien, ne fut trouvé dans sa cellule.

L'esprit profondément religieux et les vertus si solides de notre chère Soeur Marie de Saint Ber­nard firent, il y a huit ans, jeter les yeux sur elle pour remplir la charge de Sous-Prieure. Elle tint cette place pendant six années; et s'y fit remarquer par son édifiante modestie, son humble respect pour sa Prieure et son dévouement à toutes les obligations de sa charge. On la voyait en toutes oc­casions s'effacer derrière notre Mère; jamais elle ne se permettait de donner son avis sur ce qu'elle avait à régler. Un jour cependant, dans une affaire qui regardait la Communauté, on la vit, à la sur­prise générale, s'animer et exprimer fortement sa manière de voir: « J'ai accentué bien haut mon sentiment, ( dit-elle ensuite à une soeur; ) c'est que j'ai cru de mon devoir de Sous-Prieure de parler ainsi, afin de faciliter cet arrangement à Notre Mère. » Le devoir ! ... tel était en ef­fet partout et toujours sa boussole; elle surmontait tout, même sa timidité naturelle, pour l'accom­plir. Une grande fermeté s'accentuait encore chez elle lorsqu'on était sur le terrain des traditions, soit celles de l'Ordre, soit celles de notre Maison. L'esprit d'innovation lui était réellement antipa­thique; nous avons eu maintes fois lieu de le reconnaître, même dans les circonstances où l'on cro­yait pouvoir adopter quelques légers changements, pour le bien général.

Ce fut pendant la période de son Sous-Priorat qu'elle donna, à la Communauté un héroïque exemple de force d'âme et de soumission aux voies crucifiantes de la Divine Providence Nous avons parlé plus haut, ma Révérende Mère, d'un petit frère, la joie du foyer paternel. Il était le benjamin de la famille, et notre bonne Mère l'avait tenu sur les Fonts du Baptême; à ce titre il lui était doublement cher. Les plus heureuses dispositions s'étaient développées chez cet enfant; sa chère marraine consta­tait avec grand bonheur, dans leurs entretiens et leur correspondance intime, les élans de cette âme vers Dieu, et les desseins du Seigneur sur elle. En effet, après les études les plus brillantes et des examens qui lui avaient ouvert les portes de Saint Cyr, le noble jeune homme, dont les aspirations surnaturelles ne pouvaient être satisfaites par les choses de la terre, s'était arraché aux affections de la famille, pour aller demander à la vie Religieuse le rassasiement dont son coeur avait besoin. Avant d'aller chercher le Noviciat sur la terre d'exil, Joseph était venu devant les grilles du Carmel demander à sa marraine de le bénir. Déjà il s'était engagé par les saints voeux au service de Notre Seigneur; et, digne fils de Saint Ignace, son zèle, rêvant une immolation plus complète encore, aspi­rait avec ardeur aux travaux apostoliques chez les sauvages de l'Amérique. Notre bonne .Mère avait été dépositaire des secrets désirs de son cher filleul. .Au moment où elle en reçut la confidence, la nature et la grâce livrèrent à son coeur un si rude combat que l'émotion la fit pâlir; mais, comme toujours, abandonnée an bon plaisir divin, elle se retrancha dans la prière, demandant simplement à Notre Seigneur sa plus grande gloire et l'entier accomplissement de ses desseins sur une âme si chère. Ces desseins, aussi impénétrables qu'adorables, allaient bientôt lui être révélés de la manière la plus déchirante.

On était au mois d'Août de l'année 1889, le 23, vers 1 heure, un télégramme arrive au Monastère. La Révérende Mère Agathe de Jésus, alors Prieure, l'ouvre et lit ces mots : « Joseph noyé dans les eaux de la Rance. » Comment révéler la triste vérité à celle qui allait être atteinte si doulou­reusement ? Notre bonne Mère Agathe le fit avec tous les ménagements suggérés par son coeur mater­nel. Le calice était amer; la chère Mère Sous-Prieure en approcha ses lèvres avec une énergie qui nous remplit d'émotion. Elle prit son crucifix, le baisa, puis leva les yeux au Ciel où elle voyait déjà celui qu'elle pleurait. Son courage ne fut pas moins admirable en présence de ses soeurs. La Mère Agathe avait communiqué la dépêche à la Communauté quelques instants avant les Vêpres; chacune pleurait comme si la chère victime eût été son propre frère, et personne à l'avant-Choeur, au moment de l'office, ne pouvait lever le Psaume — Laetatus sum — Au Magnificat, l'émotion redoublant, le si­lence se fit au Choeur; seule la voix de la Mère Sous-Prieure s'éleva et entraîna celles des autres. Mais cette chère Mère avoua que le soir à l'Office des Laudes, arrivée à ce verset du cantique des trois en­fants dans la fournaise : Benedicite fontes Domino, Benedicite maria et flumina Domino, elle avait senti son coeur défaillir; puis elle ajouta : « Aussitôt je saisis mon crucifix, en disant à Notre Seigneur : — Allons mon Maître, à nous deux ! chantons ensemble, mers et fleuves bénissez le Seigneur .'... » Notre Révérende Mère étant alors en retraite, la Mère Sous-Prieure ne voulut pas s'abstenir de présider la récréation. « C est la place où Dieu me veut, » répondit-elle aux instances qui lui furent faites pour qu'elle allât aux pieds du Saint Sacrement chercher la consola­tion dont elle avait si grand besoin.

Elle-même, avec le plus grand calme, communiqua le lendemain à la Communauté les navrants détails appris par une lettre de sa soeur; elle-même nous dit comment son cher Joseph, alors en va­cances avec plusieurs Pères de la Compagnie de Jésus à une Villa près de Dinan, était monté sur une chaloupe le matin du 21Aont, accompagné de deux ou trois jeunes Jésuites et d'un matelot, pour fai­re nue petite excursion en mer. A peu de distance du port, un coup de vent fit couler à pic l'embarcation. LePère Joseph, très bon nageur, se fut sauvé, selon toute apparence, s'il n'eût cherché à ra­mener avec lui le pauvre matelot; mais, entraîné par le poids de celui-ci, il ne put gagner le rivage et mourut ainsi victime de sa charité. Notre bonne Mère trouvant dans cette circonstance un adoucissement à sa douleur; « L'un de mes frères, ( disait-elle avec douceur, ) a donné son sang pour l'Eglise; il est mort martyr de la foi-, l'autre a perdu la vie en essayant de sauver celle de son « prochain, ne peut-il pas être compté parmi les victimes de la charité ?"» Aussi ajoutait-elle quelquefois : « En récitant le Te Deum, je tressaille à ces paroles: « Te martyrum candidatus.» Lui disait-on qu'au point de vue de l'intérêt des âmes la mort d'un Religieux tel que son cher Joseph, de­vait être regardée comme un double malheur: « Dieu n'a besoin de personne pour faire son oeuvre .Il juge mieux que nous ce qui est de sa plus grande gloire. » Telle était sa réponse, Et quand au parloir le Supérieur des Jésuites de Nantes, son parent, vint lui apporter l'expression de sa douloureuse sympathie: « oui, mon Père, lui dit-elle, je souffre, mais je chante le Magnificat quand même.»

C'est dans ces sentiments de résignation et de foi chrétienne que notre chère Mère apprit, huit mois plus tard, le nouveau coup qui frappait sa bien-aimée famille. Dieu enlevait à son dernier frère une jeune femme de 27 ans, la joie de sa vie. Notre bonne Mère était trop attachée aux siens pour que I'écho d'une pareille épreuve ne fit pas vibrer douloureusement toutes les fibres de son coeur mais ici encore sa force d'âme édifia profondément la Communauté, Dans les jours qui suivirent ce cruel événement, une de nos soeurs lui parlant en récréation de ses tristesses: « Merci, lui répondit notre courageuse Mère, mais je veux me dominer; l'heure de la récréation doit être un temps de gaîté; le devoir avant tout ! ! »

A cette heure encore, elle se constitua la consolatrice de ses chers affligés, puisant dans son intelligence du crucifix le baume seul capable d'adoucir toute blessure. Cette lumière qui jaillit du Cal­vaire, Notre Seigneur la lui avait largement départie. On le sentait dans ses conversations, dans ses appréciations des choses de cette pauvre terre. Ainsi, nous nous souvenons qu'à l'époque du maria­ge de son frère, en apprenant la transformation de l'antique manoir, les préparatifs de fête pour la réception de la jeune châtelaine, elle nous disait avec une sorte d'anxiété: « Oh ! comme je demande à Dieu que les miens ne s'écartent jamais de la simplicité chrétienne et qu'ils sachent se conserver dans cet esprit de Jésus-Christ crucifié que nos parents nous ont légué. ! ! » Elle fut du reste pleinement rassurée lorsqu'elle connut la foi si pure, si généreuse; l'âme si élevée, si délicate de sa jeune belle-soeur Elle-même découvrit à son insu ce que la grâce avait opéré en son âme par la croix. Elle était alors Prieure. Cherchant à fortifier une jeune soeur douloureusement éprouvée; celle- ci, touchée de la bonté de son coeur maternel, lui dit: « Oh ma Mère, personne ne sait consoler comme vous !! — Mou enfant, reprit-elle simplement, pour savoir consoler, il faut avoir souffert; et Dieu m'a fait cette faveur insigne, »

Cette estime, cet amour de la croix. Notre Mère cherchait à l'inspirer aux âmes lorsqu'elle eut le devoir de les diriger. « Demandez donc, leur disait-elle alors, demandez l'intelligence du Crucifix. C'est une une grande science, je la sollicite souvent. » Si elle voyait une de ses filles hésitante à l'appro­che du sacrifice: « Eh quoi ! lui disait-elle, voudriez-vous repousser La Croix que le Seigneur vous présente ? » Un jour une soeur ayant eu à subir une épreuve pénible, dès que notre chère Mè­re la revit, elle lui fit une petite croix sur le front en disant : « C est ainsi que le bon Dieu traite ceux dont il veut se faire suivre de plus près. »

Cependant la fin du Sous-Priorat de la Mère Marie de Saint Bernard approchait. En entrant dans cette charge, elle avait supputé les jours où le devoir lui ferait une obligation d'être ainsi en éviden­ce dans la Communauté, et sa modestie appelait de tous ses voeux celui où elle pourrait de nouveau s'ensevelir dans la vie cachée. Mais dans l'oeuvre de la sanctification des âmes, Dieu se joue des calculs humains, et souvent 11 agit dans un sens diamétralement opposé. La couronne de Notre Mère était presque achevée, le Seigneur allait bientôt la déposer sur sa tête; mais aux fleurons qui la composait déjà, Il voulait attacher ceux qui ne se peuvent cueillir que sur les rudes épines de la supériorité. — II y a deux ans, vint le terme du Priorat de notre chère Mère Agathe qui avait gouverné notre Carmel pendant de longues années, à diverses reprises, avec tant da sagesse et de dévouement. Pour la remplacer. Dieu avait résolu de donner pour Mère à la Commu­nauté celle qui comme Sous-Prieure venait de tant l'édifier par ses humbles vertus.

En présence de cette croix, toujours effrayante par sa responsabilité, mais doublement écrasante pour une nature timide, notre bonne Mère se réfugia tout entière dans le plus complet abandon au Vouloir Divin, Manifestant à un Révérend Père Jésuite, mort depuis en odeur de sainteté, ses effrois et ses craintes; elle en reçut cette réponse : « Oubliez votre misère, appuyez-vous sur Dieu, et sans « regarder en arrière, lancez-vous hardiment dans toutes vos fonctions de Prieure. Ce conseil vous paraît peut-être étrange, mais croyez-moi, j'en ai fait l'expérience. Lances-vous, ainsi que je vous le dis, et je vous assure que vous serez une bonne Prieure. »

Ce conseil, notre chère Mère s'efforça de le suivre à la lettre. Elle fut toute à son devoir sans laisser soupçonner les extrêmes répugnances de sa nature. Elle s'est dépensée sans mesure; jusqu'à oublier, hélas ! qu'en se dévouant elle aurait cependant dû compter avec ses forces.

Quelquefois, en la voyant se livrer à chacune sans vouloir calculer le temps, et veiller ensuite une partie des nuits pour mettre à jour sa correspondance, nous lui disions : « Votre santé ma Mère, ne peut manquer de succomber. » - « Que voulez-vous, nous répondait-elle, une Prieure doit être à tout le monde. Il ne faut pas qu'une âme la quitte sans avoir trouvé la sérénité et la paix. »

Fidèle à ce principe, à quelque heure qu'on frappât chez elle, fût-elle au milieu des plus sérieuses occupations, elle quittait tout, posait sa plume avec calme, et écoutait le sourire sur les lèvres comme si elle n'eût eu autre chose à faire. Lorsqu'on versait dans son coeur maternel, soit des peines personnelles, soit des chagrins de famille, on était toujours sûr d'y trouver cette compassion inspirée par la charité, compassion si douce à l'heure de la souffrance. Aux âmes s'ouvrant à elle avec aban­don, elle communiquait, avec bonté et simplicité, mais aussi avec franchise et fermeté, les vues que Dieu lui donnait pour leur perfection. Tout en encourageant les bonnes volontés et en attendant les mouvements de la grâce, elle ne comprenait pas qu'on put aimer vraiment Notre Seigneur sans être prêt à le servir à ses dépens. Elle aimait à citer ces paroles du livre des Exercices de Saint Ignace, dont elle appréciait hautement la doctrine : « Que chacun sache qu'il avancera dans les choses spirituelles à proportion qu'il se dépouillera de son amour propre, de sa volonté propre, de son intérêt « propre. » Bonne Mère ! elle avait d'autant plus de droit d'en conseiller la pratique, qu'elle en faisait personnellement une application journalière. L'esprit de sacrifice et l'accomplissement du devoir jusqu'à l'immolation de sa vie, voilà en effet ce qui résuma les vingt derniers mois de cette existence déjà si fortement marquée du sceau de l'abnégation.

Il nous reste, ma Révérende Mère, à vous montrer ce que fut cette abnégation de notre Mère bien-aimée pendant le cours de la pénible maladie qui nous l'a enlevée.

Peu après son élection, elle fut atteinte d'un érésypèle qui la retint quelques semaines à l'infir­merie. Malgré ses souffrances, elle s'était toujours opposée à ce que l'on fermât sa porte; ce lui était une consolation, disait-elle, de recevoir ses soeurs, de les écouter, de leur parler. A peine remise de cet accident, elle ressentit de nouveau, ( selon son propre aveu, ) un véritable ébranlement dans sa santé. Ses forces diminuaient, sa vue même s'affaiblissait; « Je sentais, ( avouait-elle plus tard, ) un

un immense besoin de repos. Je souffrais, mais je me disais : — La souffrance est le lot d 'une Prieure pourvu que je puisse remplir mes obligations, être à toutes mes soeurs, qu'importe le reste ? et j'allais quand même, abandonnant les suites au bon Dieu.» Peu à peu cependant cet excès de travail et de fatigue occasionna de sérieux désordres dans sa santé. A la fin du mois d'Août dernier, elle dût s'arrêter à l'infirmerie, et abandonner toute occupation fatigante. Ce fut vers cette même époque que notre vénérée Mère Agathe de Jésus, ayant été atteinte par la maladie, notre Mère se vit privée par là d'un appui dans lequel elle avait trouvé jusqu'alors un immense secours. Néanmoins, la chère Mère Agathe malgré ses souffrances ne manquait pas de se rendre tous les jours au­près de sa Prieure, de l'entourer des plus délicates attentions. Son oeil expérimenté semblait mesurer plus que tons les autres les progrès du mal, elle disait parfois : « Notre Mère est très malade, elle ne guérira pas . » Puis elle conseillait de diminuer ou d'abréger les visites des soeurs craignant d'aug­menter l'état de souffrance de notre bonne Mère; mais celle-ci ne pût se résoudre à imposer cette privation à ses filles. elle comprenait si bien qu'il y a des choses qu'une Prieure seule peut régler, des grâces dont elle seule est 1e canal pour la Communauté ! Aussi les entrées chez elle restaient tou­jours libres. Soit sur son modeste fauteuil de paille, soit bientôt hélas ! sur son lit de douleur, elle ac­cueillait chacune comme si elle eût été en pleine santé. Si par discrétion quelques soeurs abrégeaient la visite, notre chère Mère ne cherchait pas à les retenir; mais toujours un mot aimable terminait le petit entretien. Il fallait que la portière, la provisoire et les autres officières lui rendissent compte de tout ce qui concernait leurs emplois; et elle eut cru manquer au devoir de sa charge si elle eût négli­gé de régler chaque chose en détail. Dieu sait au prix de quelles fatigues elle achetait le mérite de cette surveillance universelle !

Pour vous faire mesurer jusqu'où notre courageuse Mère poussa son amour du devoir et l'oubli d'elle-même, qu'il nous suffise de vous dire, ma Révérende Mère, que le matin même du jour de sa mort, alors que le médecin venait de lui laisser entrevoir qu'il serait prudent de recevoir les derniers sacrements, elle le consulta, avec autant de calme que de présence d'esprit, pour une jeune no­vice dont la santé lui causait de l'inquiétude. En se retirant, le pieux docteur ne put s'empêcher de témoigner son étonnement; « C'est vraiment admirable, dit-il, elle est uniquement occupée des devoirs de sa Charge ! C'est un bel exemple à citer. »

Que vous dirons-nous encore de la patience héroïque avec laquelle la vénérée malade supporta ses souffrances ! Toujours satisfaite et reconnaissante des soins qu'elle recevait, elle ne fit entendre aucune plainte, et ne témoigna par aucune parole le moindre désir d'une amélioration. Plus que jamais l'abandon à la sainte volonté de Dieu était devenu le refuge de son âme. Lorsque les unes et les autres lui demandaient de ses nouvelles, après une réponse brève elle ramenait aussitôt la conver­sation sur ce qui pouvait intéresser les visiteuses. A l'expression de notre inquiétude filiale, de notre peine devant l'insuccès des remèdes: « Que voulez-vous. Il faut s'abandonner à Dieu. Je ne désire pas terminer mes trois années de charge; mais j'accepte très simplement les soins que l'on me donne. Si le bon Maître veut me rendre la santé, je serai bien heureuse de me retrouver avec la Communauté. Ah ! soyez sûre que je ne tarderais pas à me rendre au milieu de mes soeurs. Mais à la « volonté de Dieu ! » — D'autres fois elle ajoutait avec grande douceur ; — « A tout ce que le bon Dieu permet, il faut dire : Sit nomen Domini benedictum. »

Dans cet esprit d'abandon, elle ne cherchait pas à savoir le degré de gravité du mal. De même, aux questions sur la disposition de son âme : « Je m'abandonne, répondait-elle simplement, c'est « le meilleur » Son frère et sa soeur, très attristés de son état de souffrance, faisaient de temps en temps le voyage de Nantes pour la voir. Lorsqu'elle ne put se rendre au parloir, seule ou à l'aide d'un bras, on l'y roula sur un petit lit. Notre bonne Mère ne voulait pas refuser cette consolation à sa chè­re famille, qu'elle édifiait toujours par ses sentiments de foi. Un jour sa soeur l'engageait à se ména­ger davantage : « Tu succomberas, lui disait-elle, si tu ne prends pas un complet repos. » Alors No­tre Mère lui fit cette énergique réponse ! « Il importe peu que je vive ; mais il importe beaucoup que je fasse mon devoir. »

Le Seigneur, pendant les dernières semaines de cette chère Mère, lui ménagea deux pénibles sa­crifices. Le premier, en la tenant éloignée de la Communauté au jour où nous eûmes la joie de célébrer les noces d'or de notre vénérée Mère Agathe, le second en la privant de recevoir le dernier soupir de notre chère soeur de l'Annonciation. Lorsque dans ces deux circonstances, ou lui témoignait la part prise à ses privations, à ses souffrances filiales et maternelles : « Oui, ( répondait-elle, ) me « trouver à mon poste m'eût été une vraie consolation; mais le bon Dieu ne l'a pas jugé à propos. Ce qu'il fait est bien fait, il faut vouloir ce qu'il veut. » Hélas, ma Révérende Mère, peu de jours devaient séparer l'agonie de notre chère doyenne de celle de notre bien-aimée Prieu­re. En vain, depuis longtemps, avions-nous multiplié nos prières et nos supplications, les neuvaines succédaient aux neuvaines dans la Communauté; des messes étaient demandées à tous les sanc­tuaires, des voeux multiples offerts à Dieu pour obtenir une guérison si désirée, mais le Ciel sem­blait sourd à nos voix, ou plutôt il était jaloux de s'ouvrir à cette âme.

Nous étions au commencement de Novembre. Le docteur ne nous dissimulait pas les progrès du mal et ses inquiétudes prochaines. Le Révérend Père Supérieur des Prémontrés, devenu le nôtre par la maladie de Monseigneur notre Evêque, n'avait cessé de témoigner à notre chère malade et à la Communauté, en ces jours d'épreuve, un dévouement et un intérêt tout paternels. Il crut prudent de régler quelques affaires de la maison pour lesquelles la signature de Notre Mère était nécessaire. Nous en parlâmes à celle-ci d'une manière détournée. Aussitôt elle demanda elle-même les pièces auxquelles elle devait apposer son nom, sans toutefois paraître croire à un danger imminent.

Cependant cette chère Mère cherchait encore à faire du bien aux âmes qui lui étaient confiées : « Soyons toujours bien soumises à la Volonté du bon Dieu, ( répétait-elle à une de nos jeunes « soeurs dont elle recevait les soins; ) ne cherchons que son bon Plaisir. » Ou bien encore. « C'est dans le Coeur de Notre Seigneur, qu'unies à ses souffrances, nous trouverons force, courage et confiance. Oubliez-vous vous-même, aimez le mépris, le délaissement des créatures. Le temps est court; courage, courage ! » Puis elle ajoutait cette parole qui pendant sa vie revint si souvent sur ses lèvres : « Souffrir passe, mais avoir souffert ne passe pas. »

Notre pieuse Mère ne dévoilait-elle pas ses dispositions intimes par cette invocation faite devant l'une d'entre nous pendant ces derniers jours ? « Oui mon Dieu, ce que vous voudrez. Vous savez mieux que nous ce qu'il nous faut. Voulez-vous que nous soyons toujours sur la Croix ? Eh bien, mon bon Maître, nous voulons souffrir avec vous. Vous me demandez mes mains, mes pieds, mon coeur, les voici. Oui, mon Jésus, je suis avec vous sur la Croix; je veux y rester tant que vous le « voudrez; et je ne m'en retirerai pas cinq minutes avant l'heure fixée par votre bon Vouloir. Si vous me rendez la santé, je vous dirai merci, mais ce sera encore au pied de votre Croix que j'irai vous en bénir. »

Une de nos soeurs lui ayant confié ses inquiétudes au sujet d'une petite nièce très exposée, notre bonne Mère toujours si remplie d'intérêt pour les âmes en fut extrêmement émue et laissa échapper de son coeur ces paroles touchantes : « Je ne puis rien faire pour détourner les écueils des pas de cette pauvre enfant, mais j'offre à Dieu le sacrifice de ma vie pour son salut. »

Dans la journée du Dimanche 13 Novembre la malade se fit apporter un paquet de papiers restés dans sa cellule, et les déchira en petits fragments : « Je ne veux pas que l'on trouve rien de moi après ma mort, dit-elle. » C'étaient ses résolutions de retraites, et quelques autres feuilles inti­mes. La manière dont elle fit cette action semblait pourtant indiquer qu'elle ne voyait encore son dé­part de la terre, que comme une chose possible, mais éloignée. Cependant la première partie de la nuit du dimanche au lundi fut mauvaise. Ses membres se raidirent et nous crûmes à certains mo­ments qu'elle ne se rendait pas compte de ce qui se passait près d'elle. Nous la veillâmes avec cinq de nos soeurs, jusqu'à une heure du matin, où, la voyant plus calme, nous nous retirâmes pour pren­dre un peu de sommeil, la laissant avec une de nos soeurs du voile blanc et une autre soeur couchée dans l'infirmerie voisine. Elle ne dormait pas. Toujours oublieuse d'elle-même et occupée des autres: « Voilà comme vous vous délassez dit -el!e à sa jeune gardienne, qu'elle voyait assise sur une chaise auprès de son lit. Celle-ci lui répondit,: « Oh ! ma bonne Mère, si je pouvais vous soulager, combien je serais reposée ! ! » Un sourire accueillit cette réponse. A ce moment elle ouvrit sponta­nément les yeux, auparavant à demi-fermés, regarda fixement d'un air étonné, mais non effrayé au pied de son lit; puis, comme si elle eût aperçu un autre objet du côté de la muraille elle y portait al­ternativement ses regards , avec un sourire plus ou moins accentué. La jeune soeur, qui observait ce mouvement, lui baisa alors la main ; notre Mère la retira doucement, sans se tourner vers la soeur, et sans cesser de porter les yeux sur ce qui semblait attirer son attention devant et autour d'elle : ceci dura environ une demi-heure. De nouveau, la soeur baisa la main de Notre Mère. Cette fois la chère malade la regarda d'un air de bonté, sans prononcer une parole; mais avec une expres­sion qui semblait dire : « Mon enfant, c'est fini. »

Que s'était-il passé pendant cette demi-heure ? nous l'ignorons, ma Révérende Mère, et nous avons garde d'attacher à ce fait une signification surnaturelle: mais ce que nous savons, c'est que la première parole de Notre Mère en revoyant son infirmière le lendemain matin fut celle-ci : « Je suis en danger; je désire recevoir les derniers Sacrements pendant que j'ai ma connaissance ». Lorsque dans la matinée le médecin vint faire sa visite habituelle, elle lui dit de suite : « Monsieur suis-je en état d'être administrée ? » Celui-ci lui répondit affirmativement. A son départ la chère malade dit à l'une de nos Mères : « Notre docteur est un brave homme ! A la bonne heure il parle carrément et ne cherche pas à tromper. » Alors elle insista pour se confesser et recevoir l'Extrême-Onction. Le Dimanche matin on lui avait apporté le Saint Viatique. Cette grâce de la Commu­nion lui avait été accordée chaque semaine depuis qu'elle était retenue à l'infirmerie. Comme notre bon Père Supérieur, délégué de Monseigneur, était absent et ne devait revenir que le lendemain, on proposa à la chère malade de l'attendre, pensant que ce serait une consolation pour elle d'être admi­nistrée par celui qui lui tenait la place de Notre Seigneur: « Non, répondit-elle, hâtez-vous, il faut faire cela aujourd'hui. » Sur les six heures du soir, notre dévoué Père confesseur entra pour la confesser. Il demanda comme une faveur d'assister à la cérémonie de l'Extrême-Onction, ce qui lui fut accordé avec reconnaissance. Cependant comme un retard forcé était apporté à l'entrée de Mon­sieur notre Aumônier, notre chère Mère devenait de plus en plus désireuse de recevoir le sacrement des mourants : « Que c'est long ! ( répétait-elle; ) hâtes-vous donc ! — Dans trois heures !... Dans trois heures !! » — Parole surprenante, ma Révérende Mère ! Vers onze heures moins un quart sonnait en effet l'heure suprême !

Ce fut avec la plénitude de sa connaissance et le recueillement de sa piété ordinaire, que notre bien-aimée mourante reçut ce dernier secours de notre Sainte Religion. Cette chère Mère nous avait priée de l'avertir lorsque l'heure de demander ses pardons serait venue; elle avait même beaucoup insisté pour accomplir cet acte d'humilité. Nous crûmes devoir accéder à ses désirs, et, au moment voulu, nous lui rappelâmes sa recommandation. Tous nos coeurs s'émurent, ma Révérende Mère, lorsque nous entendîmes la voix brisée de notre bien-aimée Prieure essayer d'exprimer à la Communauté les sentiments de son profond mépris d'elle-même; « Pardonnez-moi, ( répétait-elle, ) non seulement mes propres fautes, mais aussi celles dont j'ai pu être l'occasion. » Ces paroles étaient d'autant plus touchantes pour nos âmes si douloureusement émues, qu'elles coûtaient à la chère mourante d'inouïs et pénibles efforts, sa langue ne pouvant presque plus articuler. Pour mettre fin à cette scène déchirante qui nous arrachait des larmes nous l'interrompîmes en disant : « Nous « n'avons rien à vous pardonner, ma bonne Mère, c'est à nous plutôt à vous demander pardon; car vous vous êtes sacrifiée pour nous. » Cette scène inoubliable attendrit tous les assistants, y com­pris notre pieux Aumônier et notre bon Père confesseur. Après la cérémonie plusieurs de nos soeurs approchèrent d'elle pour se recommander à ses prières; elle les accueillit avec une grande bonté, et demanda à voir une jeune novice et une jeune postulante auxquelles elle donna affectueusement sa

dernière bénédiction. — Un médecin entré peu après prescrivit quelques remèdes et se retira en donnant l'espoir qu'elle passerait encore la nuit, que sa famille, attendue le lendemain la retrouve­rait encore. Sur cette affirmation, nous nous retirâmes vers dix heures pour prendre quelque repos, laissant auprès de notre Mère bien-aimée l'infirmière et trois de nos soeurs chargées de nous avertir au moindre signe alarmant. Nous étions sur notre lit depuis une demi-heure à peine, lorsque nous entendîmes frapper à notre porte. Nous lever, nous rendre à l'infirmerie, nous précipiter à genoux en prononçant quelques invocations fut l'affaire de trois minutes; notre vénérée Mère exhalait entre nos mains son dernier soupir, entourée seulement de quelques unes de nos soeurs. Celles-ci, un peu avant notre arrivée avaient entendu trois cris très accentués poussés par la chère agonisante; ils étaient probablement l'effet des suffocations qui mirent fin à sa vie. Jugez de notre douleur, ma Ré­vérende Mère, nous pouvions si peu croire à notre malheur, que nous continuions les prières de l'a­gonie alors que Notre Mère avait déjà paru devant Dieu.

La Communauté sortait à ce moment de l'examen après Matines. Nos Soeurs hélas ! n'arrivèrent que pour contempler ce visage couvert des pâleurs de la mort, empreint d'une majesté qui lui don­nait quelque ressemblance avec une tête du Christ mourant. Toutes nous fondions en larmes; car nous étions orphelines, et orphelines de la Mère la plus sainte et la plus dévouée. Nous récitâmes le Subvenite, mais en même temps nous invoquions intérieurement cette belle âme que nous cherchions déjà au milieu des phalanges célestes, dans cette troupe bienheureuse des Saints de notre Ordre dont, à cette heure, la fête s'achevait sur la terre,

Notre chère Mère était âgée de 48 ans moins 10 jours, dont elle avait passé 24 ans, 4 mois et 3 jours dans la vie Religieuse. Mais, si la Communauté eut la tristesse de n'être pas tout entière pré­sente au dernier soupir de sa Prieure, nous avons lieu de croire qu'une assistance plus haute fut ac­cordée à cette chère Mère à ce moment suprême. Nous ne croyons pas manquer ici à la discrétion, ma Révérende Mère, en vous faisant part de ce que nous regardons comme une grâce accordée à no­tre famille Religieuse. Le Seigneur semble avoir voulu nous donner l'assurance qu'en nous deman­dant le sacrifice d'une Mère, Il nous ménageait une Protectrice au Ciel.

A la fin de Matines le lundi, 14 Novembre, alors que la Communauté ne se doutait en aucune fa­çon de ce qui se passait à l'infirmerie, une de nos jeunes soeurs vit au Choeur, dans un moment d'obs­curité, un rayon lumineux qui alla se perdre vers une galerie située dans la direction des infirme­ries. Cette soeur fut renvoyée du Choeur au commencement de l'examen par celle qui présidait à no­tre place. Elle se rendait tranquillement à sa cellule, quand, en passant devant l'infirmerie, sous la lumière placée à l'angle des deux cloîtres, elle aperçut une jeune Religieuse inconnue sortant d'une petite pièce qui en est dépendante donnant dans le cloître, et se dirigeait vers le couloir où aboutis­sent les portes des différentes chambres occupées par nos malades. Cette Religieuse avait les yeux brillants; un visage vermeil; sa robe était relevée comme en notre temps de travail. Elle salua notre soeur, qui lui rendit son salut, puis elle fit signe avec la main, soit pour l'inviter à appeler la Com­munauté, soit pour la convier à entrer elle-même à l'infirmerie. Notre soeur, sans proférer une paro­le pensa intérieurement : « Si j'avais la permission de parler, je demanderais si Notre Mère est plus mal. » Alors l'apparition, ( car c'en était une, ) posa le doigt sur sa bouche, faisant le signe du silen­ce; puis d'un air triste, éleva la main dans l'attitude d'une personne qui écoute et qui compte. A ce moment, notre jeune soeur entendit les trois cris poussés par Notre Mère quelques minutes avant sa mort, et l'inconnue se dirigea vers le lieu d'où partaient ces cris. Notre jeune soeur en s'éloignant pour regagner, toute émue, sa cellule; la vit comme s'évanouir. « Si j'avais voulu la toucher, ( disait-elle ensuite, ) je n'aurais rien trouvé. » A peine rentrée chez elle, elle entendit du mouvement dans le cloître; c'était la Communauté appelée à l'infirmerie. Elle la rejoignit, cherchant des yeux le visage de l'inconnue. Deux jours après seulement, dans un épanchement dont notre jeune soeur se

fit besoin, elle nous raconta ce qu'elle avait vu, en nous manifestant la crainte que la chose se re­nouvelât. Pour la rassurer nous lui dîmes : «si vous voyez encore cette Religieuse, venez nous cher­cher, ou plutôt récitez un De Profondis. » — « Oh ! reprit-elle, ce n'est pas une âme du Purgatoire ! » A la description donnée par notre soeur, nous avions reconnu, à ne pouvoir en douter, le portrait de notre chère soeur Marie-Thérèse de Jésus, cette jeune cousine de notre Révérende Mère, à la mort de laquelle elle avait montré une si grande vertu, ainsi que nous l'avons raconté plus haut. Quel­ques jours après cette conversation nous plaçâmes, comme machinalement, sous les yeux de notre jeune soeur plusieurs photographies de personnes séculières, parmi lesquelles se trouvait celle de ma soeur Marie-Thérèse, dans son costume du monde. « Avez-vous vu quelquefois ces visages avant « votre entrée au Carmel, lui demandâmes-nous ?» — « Non, ma Mère. » En même temps son regard se portait instinctivement vers le portrait de ma soeur Marie-Thérèse. « Oh ! Ce sont ces yeux là que j'ai vus, dit-elle; oui c'est bien là la Religieuse qui m'est apparue. »

Le caractère de celle que Dieu a choisie comme canal de cette grâce qu'il voulait faire à notre Communauté, ne nous laisse aucun doute, ma Révérende Mère, sur sa véracité. L'impression qu'elle a produite nous est un sentiment de profonde reconnaissance envers la miséricorde de Dieu, et une vénération plus grande encore pour celle dont la vertu semble avoir mérité l'assistance des Bienheu­reux au moment de son passage du temps à l'Éternité. Nous vous livrons ce fait avec une simplicité toute fraternelle, sans prétendre imposer à personne nos appréciations.

L'expression extraordinaire du visage de notre bien-aimée Mère Marie de Saint Bernard pendant les quarante heures qui s'écoulèrent entre son trépas et sa sépulture nous affermirent encore dans l'espérance de sa félicité. Un sourire béatifique répandu sur ses lèvres s'y accentuait de moment en moment, et semblait vraiment être un reflet de la paix du Ciel. Il ne fut pas seulement remarqué de nous qui approchions de près cette chère dépouille; mais il le fut aussi par les personnes qui vinrent la voir à la grille du Choeur, et par les Ecclésiastiques qui, en grand nombre, nous firent l'honneur de la conduire à notre petit Cimetière. Ce nous est une douce consolation d'aller prier près de sa tom­be, sur la Croix de laquelle sont gravés ces mots : (Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis.) Ces paroles restent pour redire à celles qui nous suivront le dévouement de la vénérée Mère Marie de Saint Bernard pour sa Communauté.

Cependant, ma Révérende Mère, malgré l'espérance que nous avons du bonheur de notre Mère bien-aimée, comme les jugements de Dieu sont impénétrables, nous ne cessons de lui recommander cette âme si chère, et nous vous prions de joindre vos suffrages aux nôtres, en ajoutant à ceux de l'Ordre, déjà demandés, une Communion de votre pieuse Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, la récitation du Salve Regina et quelques invocations à notre Père Saint Joseph et à Saint Bernard, son Patron. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma très Révérende Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante,

S' MARIE CONCEPTION THÉRÈSE DE SAINT JOSEPH, R . C. ind. Prieure.

De notre Monastère de Jésus-Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites de Nantes, le 3 Mai 1893.

 

L'an dernier, à l'annonce de la mort de nos bien-aimées Mères, grand nombre de nos Carmels

nous ont témoigné la plus fraternelle sympathie; nous en avons été touchées au coeur et nous ne l'oublierons jamais. Que ces chères Communautés, auxquelles nous n'avons pu répondre selon notre désir, reçoivent toutes ici l'expression de notre religieuse reconnaissance.

Pour perpétuer le souvenir de cette cordialité qui nous a été si douce et de notre union dans le Sacré Coeur de Jésus, nous avons joint les noms de ces chers Carmels à nos propres noms dans un coeur en vermeil que nous plaçons au dessous de l'Ostensoir lorsque nous avons le Saint Sacrement exposé à l'intérieur.

Nos Mères Agathe de Jésus et Marie de Saint Bernard si reconnaissantes elles-mêmes et si atta­chées à notre Saint Ordre, présenteront à Dieu dans le Ciel, nous en avons l'assurance, toutes les in­tentions des monastères dont Jésus Hostie verra les noms écrits à ses pieds.

Des circonstances imprévues nous ont forcées, et nous le regrettons, de retarder jusqu'ici l'envoi de cette circulaire.

Pour répondre à de pieux désirs, nous avons résolu de donner un développement inaccoutumé à la notice de notre Vénérée Mère Agathe de Jésus, ce qui la remettra aussi a un temps indéterminé. Néanmoins, nous nous en occupons avec une affection toute filiale.

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