Carmel

02 octobre 1892 – Lourdes

 

MA TRÈS RÉVÉRENDE MÈRE,

Paix et Salut en l'Amour de Notre-Seigneur

C'est le coeur encore bien douloureusement ému, que nous allons essayer de vous don­ner un simple aperçu de la vie peu ordinaire de notre vénérée et tant regrettée Mère, Thérèse de Jésus, fondatrice et première Prieure de notre Carmel de Notre-Dame de Lourdes.

Avant d'entrer dans le détail de cette chère existence, si exceptionnellement crucifiée, permettez-nous de nous jeter dans les bras de notre divine Mère des Douleurs, pour implorer son assistance et dire de nouveau avec Elle au pied de la Croix et dans toute la mesure du pos­sible, le grand fiat de la résignation.

Notre bien-aimée Mère avait, dans un écrit trouvé dans ses papiers1, après sa mort, manifesté le désir qu'on ne lui fit pas de circulaire, mais bien que la moindre de ses volontés reste à jamais, pour notre Communauté, chose sacrée, nous ne pouvons nous rendre à sa de­mande : cette circulaire nous est réclamée de tous côtés, et d'ailleurs, devons-nous priver l'Ordre, du récit des grands enseignements et des exemples de vertus dont nous avons été témoins pendant de longues années ?

 

(1) Je prie que l'on ne me fasse pas de circulaire après ma mort, ce n'est point un sentiment d'humilité qui m'inspire cette demande. Que l'on dise : la pauvre Mère Thérèse de Jésus vient de rendre son âme à Dieu, veuillez lui appliquer les suffrages de notre St Ordre, qu'elle abandonne au bon plaisir de Notre-Dame de Lourdes pour les âmes du Purgatoire les plus délaissées... Voilà ce que je pense; et il me semble, en pesant toutes les raisons qui me font agir, que c'est ce qu'il y a de plus sage et de plus prudent, dans la position que les évé­nements m'ont faite.

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Ce fut à Nantes que naquit notre vénérée Mère. Dès l'âge le plus tendre, elle fut préve­nue par les dons de la nature et de la grâce. Son intelligence précoce surprenait ceux qui l'en­touraient. A quatre ans, la pensée des fins dernières était déjà pour elle le sujet de vraies mé­ditations. A la suite d'un sermon qu'elle entendit dans l'église St-Clément, où elle avait reçu le baptême, et qu'elle aimait entre toutes, à raison de cette première grâce, sa jeune et vive imagination avait été saisie par l'idée d'éviter l'enfer et de mériter le ciel : si bien que ses con­versations enfantines avec une vieille bonne bretonne, restée pour elle le type des anciens ser­viteurs, roulaient presque toujours sur le feu éternel et le bonheur du Paradis. Cependant, cette enfant si sérieuse dans le fond de son petit être, quoique enjouée et très gaie, avait les défauts des grandes qualités, qui firent d'elle plus tard, la jeune fille accomplie, puis la femme exceptionnelle, dont on ne pouvait approcher, sans se sentir pénétré d'admiration. Sa vivacité était extrême et sa volonté absolue. Un jour, elle voulut mettre sans motif une toilette neuve, qui lui avait valu, la veille, de grands compliments. On refusa de se rendre à ce caprice. Pre­nant alors celle qu'on lui présentait, elle monta sur une chaise, et élevant, jusqu'à l'appui d'une fenêtre ouverte la robe qu'elle dédaignait, elle demanda par trois fois, d'un air très décidé, si l'on ne voulait pas faire ce qu'elle désirait, et ne recevant pas de réponse satisfaisante, elle lança dans l'espace sa robe, puis, se retournant vers sa bonne qu'elle aimait cependant beau­coup, et qui subissait, sans s'en douter, le charme attaché déjà à sa personne : Va, lui dit-elle, tu iras pourrir en Purgatoire. C'était sa grande menace Ce qui vous prouve, ma Révé­rende Mère, combien les questions relatives à l'éternité, préoccupaient cette enfant à peine entrée dans sa cinquième année.

L'antique Bretagne, à laquelle notre Mère bien-aimée appartenait par sa mère, issue d'une ancienne et illustre race, lui fut toujours chère, mais le vieux manoir, héritage de son noble père, situé dans le Quercy, et dans lequel s'écoula son adolescence, eut toutes ses pré­férences. Ab ! qu'elle savait donner de charme à tout ce qu'elle racontait ! C'était pour nous, un véritable plaisir, que de l'entendre parler de ce petit coin de terre, témoin des épanouisse­ments de son âme angélique, qui se développa là, sous la double et religieuse influence, d'un père et d'une mère, grands sans doute aux yeux du monde, mais plus encore aux regards de Celui qui sonde les coeurs et les juge !

Ce fut au Couvent des Ursulines de Brive, que notre vénérée Mère fit sa première Com­munion. Elle s'y prépara avec une grande ferveur et en conserva toujours le pieux souvenir. En ce jour, elle sentit dans son âme le premier appel à la vie religieuse. Pleine d'entrain, d'esprit et de coeur, elle était aimée de toutes ses compagnes, qu'elle dominait cependant par sa rare intelligence. Ses maîtresses, devinant les trésors que renfermait cette nature candide et ouverte, lui pardonnaient volontiers ses mutineries d'enfant aimable, qui cherchait à égayer les autres et à passer joyeusement son temps. Les années qu'elle demeura dans ce pieux asile, étaient aussi un sujet sur lequel elle revenait souvent pendant nos récréations. Elle avait con­servé un culte pour ses vénérées Mères, dont elle apprécia toujours le dévouement, la pru­dence et l'esprit religieux. Les vacances cependant, étaient désirées par elle, avec une ardente impatience dont elle ne perdit jamais le souvenir. Qui, parmi vous, mes chères filles, craint la mort , nous disait-elle, en parlant de ces retours annuels dans la famille n'est-ce pas la rentrée au foyer, où la place est marquée, où nous sommes attendus et reçus par le meilleur et le plus tendre des pères, la plus douce et la plus aimable des mères? La vie n'est-elle pas une école? Le jugement qu'est-ce autre chose, que la grande distribution des récompenses promises au mérite de chacun ! Réjouissons-nous donc au lieu de craindre, lorsque nous entrevoyons l'approche de ces vacances éternelles... »           

 

Une nouvelle phase dans la vie de notre bien-aimée Mère allait s'ouvrir. Son temps d'étude achevé, elle quitta, non sans tristesse, ces lieux où elle avait contracté ses premiers engagements avec Notre Seigneur. Dans la dernière année de son séjour au Couvent, sa piété avait pris un caractère plus grave. On la voyait souvent recueillie et pensive à la Chapelle; les jours où le Très Saint Sacrement était exposé, elle n'avait point de plus grand bonheur que celui de se retirer au fond d'une tribune, et là, elle demeurait en silence et dans un profond recueillement, pendant de longues heures. Oh ! heureuse et sainte enfant, que se passait-il entre vous et le Dieu de l'Eucharistie? Que vous disait-Il, pour vous captiver déjà, à ce point de vous faire oublier tout, sur cette terre ?   

Rentrée dans sa chère famille, la jeune Marie-Thérèse se perfectionna sous la direction de son père, gentilhomme aussi distingué que savant. Reconnaissant dans sa fille, une intelli­gence virile alliée au charme et à la grâce la plus exquise, il s'attacha à faire ressortir en elle, par une éducation forte, élevée et rare chez une femme, toutes les heureuses dispositions dont le ciel l'avait douée. D'un autre côté, sa mère, remarquable par son esprit aimable, sa foi vive et ses vertus de grande chrétienne, l'initia à sa vie, toute de charité et d'apostolat, et en fit, non seulement l'ange du foyer, mais aussi, la Providence bien-aimée du pays. Tous, avaient recours à elle, et jamais on ne l'approchait, sans emporter une consolation. Les vieillards indi­gents surtout, étaient l'objet de ses pieuses attentions ; et lorsqu'ils se présentaient à la grille du château, elle accourait, heureuse de pouvoir les soulager. Puis, après leur avoir donné un réconfortant et dit un mot de compassion, elle s'agenouillait pendant qu'ils s'éloignaient, pour recevoir, dans sa foi naïve et touchante, cette bénédiction du pauvre, qui, toujours, porte bonheur. Heureux, nous dit le roi-prophète, celui qui comprend l'indigent et le pauvre ; Dieu le délivrera dans les jours mauvais; Il le conservera et lui donnera la vie. Ps XL. 1, 2.

Elle exerçait sur ses domestiques un ascendant vraiment extraordinaire. Elle les réunis­sait tous le soirs pour la prière, et, après, elle adressait à chacun une petite morale sur ce qu'elle avait remarqué dans leur attitude durant la journée. Ils acceptaient avec reconnaissance ses observations et en tenaient compte.

La petite église solitaire attenant au château avait, pour cette âme contemplative, un attrait qu'elle aimait à se rappeler. Les longs moments qu'elle y passait, prosternée devant l'humble autel, orné par elle avec amour, n'ayant pour témoin que la modeste lampe du sanc­tuaire qu'elle entretenait elle-même, lui semblaient toujours trop courts. C'est là que Jésus lui fit entendre son dernier appel et lui demanda l'accomplissement de son grand sacrifice. 0 mys­tère! cette jeune fille à laquelle tout souriait, allait d'un mot enchaîner son avenir. A la pre­mière ouverture sur sa détermination, ses parents ne répondirent que par leur silence et leurs larmes, puis des semaines s'écoulèrent et personne n'osait aborder ce sujet douloureux; seule entre son père et sa mère, ses deux frères suivaient chacun leur carrière, notre aimée Mère se demandait avec anxiété quelle serait l'issue de ses pieux désirs ; elle priait et souffrait. Peu à peu sa santé s'altère et la fièvre typhoïde se déclare, le danger est reconnu. A ce moment suprême, ses parents comprenant les desseins du Maître sur leur fille chérie, promirent, d'un commun accord, de ne pas s'opposer à sa vocation si elle leur était laissée. Ils furent exaucés et, après une longue convalescence, sonna enfin l'heure de se rendre aux sollicitations de Celui que la pieuse enfant avait depuis longtemps choisi pour son époux ; son coeur délicat et sensi­ble se brisait en face de cette douloureuse séparation, mais son amour pour Dieu triompha de cette lutte violente. 0 force de la grâce, qui pourrait te résister?... Elle avait entendu parler du Carmel de Tulle; comme il était pauvre et qu'elle n'y était pas connue, elle lui donna la préférence sur celui de Cahors, où Monseigneur l'Évêque, ami de sa famille, désirait la voir entrer. Elle voulait, avant tout, vivre ignorée et cachée aux yeux de tous pour jouir des prédilections du céleste époux. Tout était prêt pour le suprême sacrifice lorsqu'éclata le coup d'Etat du 2 décembre 1851. Le voyage est différé et remis au 6 janvier. La veille, la neige tombant à flocons pressés, couvre entièrement le sol et la circulation devient presque impossible. Le départ est de nouveau mis en question : Marie-Thérèse prie toute la nuit pour que cet obstacle dispa­raisse, et le lendemain, à son réveil, elle constate avec bonheur que le bon Dieu l'a exaucée : il n'y a plus trace de neige.

Nous n'avons jeté qu'un coup-d'oeil rapide sur l'enfance et la jeunesse de notre angélique Mère. Nous ferons de même pour la partie qui nous reste à parcourir. Nous nous pro­posons, avec le secours de Dieu, d'écrire sa vie afin de pouvoir entrer dans les nombreux et intéressants détails que ne comportent pas les bornes restreintes d'une circulaire.

A son arrivée au Carmel de Tulle, la nouvelle et chère postulante fut accueillie avec une religieuse et touchante sympathie. Toutes les soeurs comprirent, dès les premiers jours de son entrée, de quelle perle précieuse le Seigneur venait d'enrichir leur monastère. Elles ne furent pas déçues dans leurs espérances. Ce Carmel ne comptait que seize années d'existence ; il avait été fondé presque sans ressources, peu de sujets s'étaient présentés, tout y était encore à l'état de commencement; aussi fallait-il, pour se maintenir dans ce milieu, une double vocation. Ce fut pour notre courageuse Mère le moment de déployer tout ce qu'il y avait en elle de vertus mâles et de ressources intellectuelles. Elle allait avoir vingt-deux ans, elle se ressentait encore de sa dernière maladie, et, pour soutenir les privations de tous genres qui marquèrent ses débuts, elle eut besoin de toute l'énergie dont l'avait dotée la divine Providence. L'aménité de son caractère, sa parfaite abnégation achevèrent de lui gagner tous les coeurs. Un courant de joie s'établit dans ce petit Bethléem, qui se sentait en possession d'une de ces natures d'élite dont le ciel ne se montre pas prodigue. Le soleil n'éclaire pas autant à son lever qu'à son midi; cependant, cet astre-roi, dès qu'il paraît illumine toute la nature, de même la présence de notre incomparable Mère répandit, dès son apparition dans cet humble berceau de sa vie reli­gieuse, une clarté qui, chaque jour, devint plus sensible. Le sentier du juste n'est-il pas une lumière qui s'avance et croît jusqu'au jour parfait?

Toujours la première à tous les exercices, rien ne rebutait, rien n'étonnait la chère et aimable enfant; elle était venue chercher Dieu uniquement, et elle le voyait dans tout ce qui heurtait ses goûts, ses habitudes, contrariait ses attraits; elle s'était faite pauvre pour l'amour de Dieu, et elle se pliait joyeusement à un travail fatigant, assidu que la nécessité prolon­geait au-delà du temps marqué : le signal du réveil la trouvait parfois encore à la tâche. Sainte­ment avide de sacrifice, elle avait sans effroi envisagé les austérités du cloître ; elle y était venue comme son illustre et séraphique Mère et patronne, pour y souffrir ou mourir. Que lui importait, que la pénitence se présentât à elle sous telle ou telle forme, l'essentiel était qu'elle trouvât à se sacrifier et à s'immoler. Un jour, on lui avait donné à border une étole, en lui di­sant que l'ouvrage devait être fait dans un intervalle assez limité. Oh ! répondit-elle avec vivacité, j'aurai fini avant, et elle se mit au travail avec ardeur. Son étole était terminée et rapportée avant l'heure fixée, mais un sentiment trop naturel, l'avait guidée dans cette action; elle le comprit et s'en humilia sur le champ, en en faisant l'aveu. Le temps du Postulat étant achevé, ce fut avec des transports de joie que le Chapitre assemblé reçut sa bien-aimée soeur à la Grâce de la vêture. Type accompli de la parfaite Postulante, Soeur Thérèse de Jésus devint le modèle de la véritable Novice. Elle ne recula jamais devant un sacrifice, quelque coûteux qu'il fût. Elle savait déjà, ce qu'elle enseigna si bien ensuite, que s'il y a de l'héroïsme à accom­plir un acte grand en lui-même, il est peut-être plus méritoire et plus utile, de se vaincre sans cesse ; aussi apporta-t-elle le plus grand soin à ne laisser passer aucune occasion de faire mou­rir sa nature. Simple avec ses Supérieurs, elle leur ouvrait son âme avec une candeur d'enfant. Elle poussait si loin la mortification qu'on ne put jamais deviner ni ses goûts ni ses répugnan­ces, non plus que ses aptitudes. Son aimable mère disait spirituellement et en riant : Si jamais Marie-Thérèse est Prieure, je plains ses filles, si elles doivent coucher sur une paillasse, c'est dessous qu'elle leur conseillera de dormir et qu'elle-même passera ses nuits. Hélas! sa voie fut tout autre. Éreinté par la maladie, peu de temps après sa profession, notre pauvre mère martyre, ne goûta jamais aucune des consolations de la vie religieuse. Toujours clouée à la croix, comme une victime que s'était choisie le Souverain Maître, elle passa par toutes les souffrances physiques et morales qui se puissent imaginer. Le jour même de ses célestes noces, elle composa dans toute l'ardeur de son sacrifice, ce quatrain :

O bon plaisir, bon plaisir de mon Maître,

Dès cet instant vous ferez mon bonheur

Divin vouloir. Oh! faites-vous connaître

Et vous serez le seul voeu de mon coeur!

L'Epoux bien-aimé auquel s'adressait ce voeu, recueillit sa prière et ne tarda pas à lui faire comprendre sa volonté. Il la voulait crucifiée à sa manière. Dès lors, la douleur devint sa compagne inséparable, et ne la quitta qu'à son dernier souffle. Peu d'heures avant le suprême instant, questionnée par son infirmière, sur ce qu'elle pensait, elle répondit intelligiblement mais d'une voix défaillante. Tout disparaît sauf l'acceptation de la sur adorable volonté de Dieu.... La volonté de Dieu acceptée, aimée, poursuivie avec toute la générosité dont cette âme virile était capable, fût l'ancre qui l'aida à franchir le court passage du temps à l'éternité. Quoique bien jeune et déjà souffrante, on crut devoir lui donner la direction du noviciat, charge dont elle s'acquitta avec le zèle qu'elle apportait à toutes choses. Là, elle déploya les trésors que renfermaient sa haute intelligence et la grande délicatesse de son coeur. Sous l'impulsion d'une telle maîtresse, les novices furent transformées. Elle exigeait beaucoup de ses élèves, voulant en faire de vraies Carmélites : sachant se vaincre, se dévouer et par-dessus tout, s'oublier. Mais quelle n'était pas sa sollicitude pour les besoins de ce cher petit troupeau dont elle avait la garde. Une mère ne veille pas avec plus de tendresse sur son enfant. La communauté émerveillée, attendrie, applaudissait du fond du coeur aux progrès des chères novices et devançait par le désir, l'époque où Soeur Thérèse de Jésus deviendrait la mère com­mune de toutes. Aussi, le moment des élections arrivé, notre si chère et si aimée Mère, fut élue Prieure à l'unanimité : Elle avait alors 29 ans.

Que n'avons-nous sa plume vigoureuse et poétique, élégante et simple, qui savait dire avec tant de grâce et de talent les choses les plus ordinaires, nous vous ferions mieux com­prendre, ma très révérende Mère, ce que fut cette femme si éminente, et cependant si admi­rablement humble, pour ce petit Carmel, qu'elle illumina, qu'elle vivifia ! Rien n'échappait à son oeil maternel et vigilant; elle descendait dans les détails de chaque office, se faisait tour à- tour sacristaine, provisoire, infirmière, selon les besoins de chacune ; elle avait l'intuition de tout. Notre admirable Mère avait reçu du ciel, entre tous, le don de la parole ; elle s'en servait pour chanter les gloires de Dieu avec une suavité et souvent avec une éloquence qui nous ravissait; elle ne pouvait toucher aux sujets de la Passion de Notre-Seigneur, sans se laisser

gagner par l'émotion. Son amour pour Lui se lisait sur son visage; lorsqu'elle nous en parlait, sa physionomie, toujours gracieuse, prenait alors quelque chose de particulier, ses yeux se remplissaient de larmes, qu'elle avait peine à retenir. En devenant Prieure, notre bien-aimée Mère, confia le noviciat à une jeune religieuse, dont l'âme était fondue dans la sienne, et par cet intermédiaire, continua à diriger les novices. Comme elle ne voulait perdre aucune occa­sion de s'humilier, elle allait elle-même trouver cette maîtresse peu expérimentée, afin que celle-ci la reprit de ses manquements, qu'elle lui ordonnait de surveiller. Et tandis qu'elle s'occupait avec ardeur de l'avancement spirituel de ses chères filles, la main de Dieu travaillait son âme, qui, meurtrie par la souffrance, se transformait et étincelait chaque jour davantage comme le diamant, sous l'habile ciseau du joaillier. Tout nous porte à croire que dans un élan d'amour, notre héroïque Mère sollicita et obtint de Notre-Seigneur la grâce de boire au calice amer de ses douleurs. Sa vie ne fut plus qu'un long martyre. Elle conserva toujours néan­moins, au milieu des peines les plus fortes, une sérénité extérieure, une amabilité, une gaîté même, qui subjuguaient tous ceux qui l'approchaient. Ce fut à cet époque où elle semblait devoir succomber sous le poids d'une maladie aiguë et d'épreuves intérieures indicibles que la proposition lui fut faite d'une fondation d'un Carmel à Lourdes. Elle avait, en 1800, fondé celui du Puy-en-Velay. Elle y conduisit, elle-même, une petite colonie de soeurs parmi les­quelles se trouvait la Mère Thaïs de St Jean de la Croix qu'elle établit première Prieure du nouveau monastère. Elle fit, à cette occasion, deux voyages bien pénibles. Par ordre de ses supérieurs elle s'arrêta au Carmel de Limoges où, la vénérable mère Madeleine du Calvaire, fondatrice de celui de Tulle, désirait vivement s'entretenir avec la jeune Prieure dont on lui parlait de toutes parts avec grand éloge. Notre bien aimée Mère garda, toute sa vie, le souvenir de ces quelques heures passées avec la vénérée Mère qui, de son côté, était dans l'admiration de tout ce qu'elle découvrait de sagesse, de vertus, de grandeur d'âme dans sa chère fille, comme elle aima toujours à l'appeler. Quel nom donnerez-vous à votre nouveau Carmel du Puy, lui demanda-t-elle. — Béthanie si vous l'approuvez, ma mère, répondit humblement Thérèse de Jésus. — Non, croyez-moi, appelez-le Lorette, vous donnerez ce nom de Béthanie à un autre.... Notre chère Mère se troubla à cette prédiction, oui, répéta la Révérende Mère Madeleine, vous ferez une seconde fondation 

...Ce fut celle de Lourdes 16 ans plus tard    

Contribuer à la gloire de Dieu, à celle de sa divine Mère et au bien de notre St-Ordre telle fut la pensée qui se présenta à l'âme essentiellement apostolique de notre bien-aimée Mère à la première ouverture qui lui fut faite pour cette fondation ; mais, bientôt rentrant en elle-même et se trouvant incapable d'une si grande oeuvre, surtout dans un état de santé qui la laissait presque sans force, elle se récusa et conseilla de s'adresser à d'autres plus dignes et plus à même de mener à bonne fin cette sainte entreprise. Mais on ne voulait confier cette fondation qu'à elle seule. Pour un certain temps la chose en resta là... Puis de nouvelles ins­tances lui furent adressées ; son Directeur consulté, après avoir examiné et pesé toutes les circonstances relatives à ce pieux projet, déclara que la volonté de Dieu était que la Révérende Mère Thérèse de Jésus devait se dévouer à cette oeuvre, en poursuivre l'exécution sans tenir compte ni de la maladie ni du manque absolu de ressources : deux points qui l'inquiétaient grandement, puis elle avait comme la claire vue de tout ce qu'elle aurait à souffrir à Lourdes ; là où tant d'autres éprouvent une si douce consolation : dans ce lieu témoin de si grandes merveilles elle devait être en effet abreuvée de peines de tous genres ! Ah ! disait-elle en son coeur, comme Notre Seigneur au jardin des olives «  si c'est possible que ce calice s'éloigne de moi et tout aussitôt comme lui elle ajoutait que votre volonté se fasse et non la mienne » il fallut pour vaincre ses répugnances un ordre formel et réitéré de son Directeur, qui lui enjoi­gnit de partir sous l'obéissance. Cet ordre fut également nécessaire pour la déterminer au dé­part définitif. A ce même moment, l'Evêque de Tulle, l'illustre Monseigneur Berteaud, le grand chantre du Verbe Incarné qui, s'était d'abord opposé à la fondation, ne pouvant se résigner à laisser partir ses chères carmélites, surtout leur bien aimée Prieure dont, malgré la profonde humilité, il avait compris le grand caractère et les vertus éminentes, l'Evêque, disons-nous, insistait pour que cette fondation se fit; toujours docile à l'action de la grâce et pleine de dé­férence aux ordres de ses supérieurs, Thérèse de Jésus, se décide donc à partir pour Lourdes. Il était nécessaire pour l'achat du terrain de se rendre sur les lieux. La pieuse et digne mère de la future fondatrice instruite de ce voyage en est alarmée et veut auparavant aller elle-même implorer la Vierge des miracles afin d'obtenir d'Elle que sa fille chérie puisse, sans danger, quitter son infirmerie où elle était retenue depuis de longs mois. A de grandes souffrances d'estomac était venu se joindre un rhumatisme à la tête, le moindre filet d'air lui causait d'inexprimables douleurs. Celte femme pleine de foi ne prit que le temps nécessaire pour aller puiser de l'eau à la fontaine miraculeuse et revenir vers sa fille. Sa piété fut récompensée. A peine sa chère Marie-Thérèse eut-elle plongé sa pauvre tète endolorie dans l'eau bienfaisante qu'une douce chaleur remplaça l'impression de glace qu'elle avait ressentie jusqu'alors. Elle dit adieu pour toujours, à partir de ce moment, au capuchon et à la ouate qui lui descendaient jusqu'aux yeux. La joie fut générale dans la Communauté, et à quelques jours de là, le 21 décem­bre, la courageuse et digne fille de Ste Thérèse, accompagnée d'une de ses religieuses et d'une amie, se dirigeait vers Lourdes. En face de la Grotte bénie il y avait une bande de terrain, dont personne ne s'était soucié jusqu'alors. Il aurait été impossible de bâtir là, surtout un mo­nastère, mais elle, avec sa perspicacité peu ordinaire, comprit, dès qu'elle l'eut vu, quel parti on pourrait en tirer en rapportant des terres, et dès lors sa décision fut arrêtée, et l'acte de vente, dressé dans la même journée. Notre bien-aimée Mère ne se doutait cependant pas à ce moment, que cette place avait été en quelque sorte, désignée par la Sainte et Immaculée Vierge pour un carmel, en permettant qu'en sa dix-huitième et dernière apparition, 16 juillet 1858, jour de sa fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, la petite voyante fût à ce même endroit, où s'élève aujourd'hui notre Monastère, réponse significative à ce cri de pénitence répété par trois fois par la Mère de Dieu, et à sa demande de prières pour les pécheurs ! Quelle douceur pour nous, de songer que le céleste regard de la divine Reine du ciel, a daigné se reposer sur cette petite éminence, devenue aujourd'hui pour nous, l'Arche Sainte.

De retour en son petit carmel de Tulle, la Mère Thérèse de Jésus s'occupa des plans du futur Monastère. Un habile architecte, Ami d'une de ses filles, mit à titre gracieux, son talent, à la disposition de notre bonne Mère, qui accepta avec reconnaissance ses services désintéres­sés ; et sous cette direction, s'éleva notre cher Couvent. Sans altérer substantiellement les plans qu'on lui avait remis, l'architecte, artiste dans l'âme, ajouta des ornementations, très simples à son point de vue, mais que l'esprit de pauvreté de l'humble fondatrice, ne lui permit d'accepter qu'avec regret.

La première pierre du Monastère, posée le 18 avril 1874, fut l'occasion d'un second voyage à Lourdes. Notre Révérende Mère ne s'y arrêta que quelques semaines. Monseigneur Langénieux, Evêque de Tarbes, depuis Archevêque de Reims, présida la cérémonie qui fut fort belle et bien touchante. Ce vénérable Prélat y apporta la grâce qu'il sait mettre à tout ce qu'il fait. Un soir, notre bien-aimée Mère, agenouillée devant la Grotte, suppliait l'Immaculée de protéger son Carmel, lorsqu'un religieux inconnu, s'approche d'elle et lui désignant le chantier des constructions : «  C'est vous, lui demande-t-il, qui venez fonder là-bas ! » «  Oui mon Père », Eh ! bien, vous pouvez vous attendre à beaucoup y souffrir. puis il disparut. Jamais prédic­tion ne se réalisa mieux          

La chère fondatrice avait obéi; elle était venue à Lourdes, et depuis deux ans les tra­vaux du futur monastère étaient commencés; mais elle n'avait encore aucune idée d'où pourraient lui venir les ressources voulues pour sa fondation. Son guide spirituel lui avait dit : Ne craignez pas, ce carmel est l'oeuvre de Dieu et de sa Mère...            Sainte Thérèse commençait avec rien ses fondations...      Marie Immaculée vous veut là            et elle saura trouver les moyens nécessaires.... ils viendront avec les vocations elles-mêmes et en effet, Marie faisait son oeuvre : quelques personnes généreuses apportèrent des secours qui permirent de couvrir les premiers frais des constructions ; puis, tout à coup comme inopinément, une âme éprouvée et forte dans la douleur, frappait à la porte du Carmel; elle était jeune et libre ; à la lumière de l'épreuve, son âme s'était transformée et les biens que lui enviait le monde n'avaient plus de valeur à ses yeux, pouvait-elle en faire un meilleur usage que de les donner à Dieu en se donnant elle-même? Vint donc alors le moment de se rendre définitivement à l'appel de la Sainte Vierge, et de dire adieu à ce petit Bethléem, témoin de ses premières luttes, de ses grandes joies religieuses et aussi, de bien des douleurs, et où elle laissait des filles, qu'elle aimait, autant que celles-ci la vénéraient. Elle arriva à Lourdes le 21 Avril ; on avait fixé au 1er, puis au 31 mai, la solennité de l'inauguration du Monastère; elle fut remise au 29 juin et enfin au 16 juillet 1876. Nous avons toujours vu, dans les différents obstacles qui retardèrent notre installation, la volonté de l'Immaculée Vierge, qui voulait faire dater notre chère fonda­tion, de la double fête de la dix-huitième Apparition, et de celle de Notre-Dame du Mont-Carmel. C'est au lendemain des grandes cérémonies de la consécration de la Basilique et du cou­ronnement de Notre-Dame de Lourdes, auxquelles fut conviée l'Eglise Universelle, qu'eut lieu la bénédiction des Cloches du Monastère. Pour parrain et marraine de ces cloches, se présen­taient deux jeunes enfants dont la foule admirait la beauté et murmurait tout bas les noms. C'étaient : Dona Blanca de Bourbon, charmante petite fille de huit ans, et son frère. Don James Carlos de Bourbon, prince des Asturies. Monseigneur Berteaud, bravant les chaleurs de la saison et les fatigues de son grand âge s'était rendu à Lourdes, pour l'installation de ses filles regrettées, mais cependant cédées généreusement au diocèse de Tarbes. Monseigneur Jourdan était là aussi, pour accueillir, avec une affabilité toute cordiale son illustre et vénéré collègue de Tulle ; là encore se trouvait le digne Prélat de Lourdes, Monseigneur Peyramale qui, avait vu et encouragé, avec tant de bonheur, la pieuse fondation. La bénédic­tion des cloches terminée. Monseigneur de Tulle monta dans la chaire improvisée sous une tente, devant le Cloître; il chanta les gloires de Marie et électrisa son nombreux auditoire. Le lendemain la foule se pressait aux abords du Carmel. A 9 h. 1/2, partait de l'Eglise parois­siale, la procession du Très Saint Sacrement, précédée de toutes les corporations de la ville, bannières en tête et la fanfare en avant. A moitié chemin, sur la route qui conduisait au Car­mel, on avait élevé un reposoir, où les Carmélites, enveloppées dans leur grand voile noir, un cierge à la main, rejoignirent la procession, et après une première bénédiction du Saint Sacre­ment donnée en ce lieu l'on se remit en marche vers le monastère. Le Divin Sauveur Jésus allait prendre possession de son Tabernacle, et apporter la grâce de sa bénie et adorée pré­sence, à ce cher asile de la prière et de la pénitence. La Messe Pontificale fut célébrée avec une grande solennité, par Monseigneur l'Évêque de Tarbes. Monseigneur l'Évêque de Tulle, après un magnifique discours, fit des adieux touchants à ses chères filles, qu'il plaça, par une heureuse inspiration, sous la protection de la grande Reine et Souveraine de la Grotte, sous le patronage et la direction de leur nouvel et bienveillant Évêque, sous la protection de son.

clergé, et de la piété de tous les fidèles de Lourdes, qui apportaient de tous les points de la ville, le témoignage empressé de leur pieuse sympathie. Quelques heures plus tard, la clôture était établie et le Carmel installé. Chacun se retira heureux de cette journée, et en em­porta le souvenir en sa pensée.

Une trêve aux souffrances de la vénérée Mère Thérèse de Jésus lui avait été accordée, et ainsi en sera-t-il toutes les fois que le requerront les besoins de sa fondation naissante; et quoiqu'il semblât que la douce Vierge eût dû lui sourire du fond de son rocher, à peine les portes se refermaient-elles, qu'elle était de nouveau écrasée sous le pressoir de la douleur. Ainsi le voulait le Dieu auquel elle s'était offerte en holocauste et qui avait agréé son offrande. Heureux cent fois celui qui se livre en entier à l'action divine, mais qu'il s'attende à de grands travaux et à des immolations particulières ! — Le démon se déchaîna contre cette douce vic­time : si notre bien-aimée Mère avait déjà goûté à l'amertume du calice de la tribulation, il lui fallait maintenant boire à celui de la persécution et l'épuiser jusqu'à la lie, car il est des persé­cutions plus douloureuses que d'autres : ce sont celles qui viennent de ceux mêmes qui devraient nous être au moins des appuis. Aucun trait de ressemblance avec son époux crucifié ne lui manqua : la calomnie la plus noire osa l'attaquer, son âme magnanime et pure plana au-dessus de ces misères dont elle ne soupçonnait même pas le nom, mais son coeur en reçut une bles­sure dont il ne put guérir; c'est alors qu'elle fit le voeu du pardon des injures, voeu héroïque en raison de ce qu'elle eut à pardonner. Les peines les plus intenses envahissaient son âme à tel point qu'elle pouvait s'écrier comme Jésus en croix : «  Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée! Et vous, Sainte Vierge Marie, pour laquelle votre servante a tout laissé, ne la soutiendrez-vous pas? » — Si, mais je la veux avec moi au pied de la croix; son grand amour m'est connu. Elle sera, par ses souffrances, ma coopératrice dans l'oeuvre de régénération que j'ai entreprise en ces lieux sanctifiés par ma présence. Nous ne pouvons, ma Révérende Mère, entrer dans le détail des fatigues, des peines, des tourments de tous genres qu'endura notre Mère bien-aimée pour asseoir sa fondation... Nous pouvons les résumer dans ces quelques lignes que nous écrivait, il y a peu de jours, un respectable ecclésiastique, ami et confident de notre pauvre Mère dans ses heures les plus désolées : J'attends la note biographique de votre chère et bonne Prieure Thérèse de Jésus; vous n'avez pas, j'aime à croire, oublié le côté douloureux de cette noble existence : elle a vécu sur la croix, elle est morte sur la croix. Mais s'il n'entrait pas dans les desseins de l'Immaculée Vierge de sécher ici-bas les larmes que l'aveuglement des hommes faisait répandre à sa fille bien-aimée dans le silence du cloître, elle n'en veillait que plus sur son cher Béthanie, qu'elle peuplait selon son coeur et d'après son choix, de sujets appelés par elle de toutes les parties de la France. N'avait-elle pas dit à la petite bergère de Bartrès : Et moi je vous promets de vous rendre heureuse, non dans ce monde, mais dans l'autre... »     

On ne passe pas par le creuset de toutes les épreuves sans y prendre de puissantes ailes, et sous le souffle divin, notre bien-aimée Mère grandissait, s'élevait à des hauteurs que nous pressentions sans les comprendre : une auréole de sainteté l'environnait; pour nous, c'était l'expression vivante de Notre-Seigneur. Ce n'est pas que la nature ne se fit sentir par moment, et qu'en présence de souvenirs particulièrement pénibles, elle n'éprouvât les soulèvements, les répugnances de ce Sauveur à Gethsémani. « Ah! pourquoi m'avez-vous envoyée ici? » disait- elle quelques mois avant sa mort au directeur de son âme avec un accent capable d'arracher des larmes. Mais, grâce à l'habitude qu'elle avait contractée de se vaincre, la sérénité reparaissait bientôt sur son front, le calme et la paix rentraient bien vite en son âme. La lutte exis­tait, mais elle se perdait dans le triomphe.

Elle excellait dans l'art de gouverner les âmes; sa direction était sûre, pleine de suavité, et cependant très ferme, très incisive lorsqu'elle se trouvait en présence d'une nature suscep­tible d'être transformée. Elle employait alors tout ce qu'elle possédait de feu divin pour brûler en cette âme les obstacles qui pouvaient l'empêcher de prendre son vol, elle la broyait sans pitié afin de la jeter sans retour et presque d'un seul coup dans le vigoureux chemin des immo­lations religieuses. Il est dit dans la vie de St Ignace qu'il faisait trembler les vitres lorsqu'il avait à reprendre certains manquements. On pourrait en dire autant de notre énergique Mère : son regard, naturellement caressant, devenait terrible parfois, et on se sentait comme écrasée sous la réprimande, mais jamais rebutée, tant on sentait, même alors, la tendresse de son coeur maternel; si elle était grandement redoutée, elle était profondément aimée. Un mot souvent lui suffisait pour comprendre ce qui se passait dans l'intime de ses filles, et même dans celui de personnes qu'elle ne connaissait que par intermédiaire ; elle les devinait, leur faisait parvenir des conseils qui, tombant juste, les étonnaient, les rassuraient et les consolaient ; c'était évi­demment le fruit de son esprit d'observation et de la grande expérience qu'elle avait acquise à la rude école de l'épreuve. St Augustin trace son portrait en ces trois mots :

L'énergie régnait en son âme,

La sagesse siégeait sur ses lèvres,

La bonté était dans son coeur.

C'est surtout dans ses chapitres qu'on admirait ces qualités précieuses, tout pouvait passer par ses lèvres : les reproches les plus mortifiants comme les éloges les plus grands, un mot ajouté à propos faisait accepter les premiers et détruisait l'effet des seconds. Prudente autant que zélée, notre mère n'avait rien tant à coeur que les progrès spirituels de ses filles, elle était attentive à nous fournir les secours qui pouvaient être utiles à nos âmes. Elle ne recula jamais devant aucun sacrifice pour nous faire donner, au moins une fois par an, les exercices d'une retraite par un saint religieux. Si quelque prêtre pieux et éclairé, connu d'elle, se présentait au monastère, elle nous en prévenait en nous offrant son aide pour nos besoins intimes et elle était heureuse lorsqu'il nous adressait quelques paroles à la grille du choeur. Si l'une ou l'autre de nous, manifestait le désir d'une assistance particulière, elle cherchait par tous les moyens à la satisfaire ; elle allait même au-devant de nos pensées, voulant en tous points être en accord avec la Sainte Eglise, qui a toujours insisté pour que la plus grande liberté soit accordée aux âmes religieuses ; aussi a-t-elle souvent bien souffert surtout au début de notre fondation de n'avoir pu toujours répondre aux besoins de nos âmes aussi largement qu'elle le jugeait nécessaire avec sa profonde expérience.

Quelques jours après sa mort un saint religieux, qui avait été à même de juger cette grande âme, nous écrivait : «  Je comprends le désir qu'on manifeste partout de recevoir la circulaire de la bonne et vénérée Mère. Tout était en effet remarquable en elle et très remarquable! Ce qui m'a toujours frappé: c'était l'harmonieux ensemble de ses facultés. Interrogez ses filles, demandez-leur ce qui était surtout éminent en leur Mère, les unes vous répondront, son coeur; d'autres, son intelligence; d'autres, son imagination; d'autres, sa mémoire, et toutes auront raison parce que toutes ses facultés étaient également saillantes ; mais suivant les sujets et les circonstances c'était tantôt l'une, tantôt l'autre qui apparaissait davantage. Ce que je dis de ses facultés on peut le dire également de ses vertus qui rivalisaient ensemble. Aussi que de traits admirables tant dans l'ordre moral que dans l'ordre s intellectuel. Le merveilleux sous l'un et l'autre rapport semblait jaillir de source et quand bien même toutes, vous apporteriez des traits particuliers, à peine si vous parviendriez à exprimer d'une manière complète cette admirable figure. » Un autre de passage à Lourdes à ce même moment nous disait : «  Ce qui m'a toujours frappé dans votre parfaite Mère, c'est l'immense ascendant qu'elle exerçait sur vous toutes, ascendant que j'attribuais aux qualités éminentes que je lui reconnaissais, mais aussi au prestige de sa présence; aujourd'hui, qu'elle n'est plus, je suis saisi par la persistance de cet ascendant, qui ne pourrait se maintenir à un tel degré sans un principe surnaturel. »

Aussi bonne qu'habile, notre vénérée Mère composait son bonheur de celui des autres : «  Faites en sorte, nous disait-elle souvent, que chacun s'approche et se retire content de notre carmel, et en emporte un parfum d'édification. C'est ici, la maison du bon Dieu, il faut qu'on le remarque et qu'on le sente ! Que les affligés surtout soient accueillis avec empressement et affabilité. » Cette alliance si rare, d'une bonté exceptionnelle avec une intelligence hors ligne, frappait toutes les personnes qui l'approchaient. Hélas ! tandis qu'elle s'efforçait de répandre au loin et autour d'elle les secours et les consolations, Dieu se plaisait à la tenir enfermée comme dans un tombeau : les dernières années de sa vie elle ne quitta plus son infirmerie, même pour assister à la messe le dimanche. Un grand bonheur lui fut cependant laissé, celui de recevoir son Dieu chaque matin. Quel martyre pour cette nature si active, pour cette mère si attentive, d'être loin de ses filles, de ne pouvoir les suivre ! Dieu malgré tout, faisait son oeuvre et, quoique absente, son esprit régnait en maître parmi nous; du fond de sa pauvre cellule de douleur, elle présidait par le respect qu'elle inspirait. Tout se faisait sous son impulsion, et ce mot: « notre Mère l'a dit ou ne le veut pas » suffisait; pas une n'aurait osé, n'aurait voulu ajouter, une observation. Accomplir sa chère volonté était pour toutes un vrai bonheur. Qu'ils étaient tristes les jours, où plus souffrante, elle ne pouvait nous recevoir aux heures de récréation. Quelle gracieuse animation elle donnait à ces moments de repos ; tantôt c'était un récit, simple en lui-même, mais qu'elle présentait avec une fraîcheur d'idées qui n'appartenait qu'à elle, tantôt c'était au contraire une pensée profonde qu'elle avait puisée dans ses entretiens avec Dieu, et qu'elle nous développait avec une clarté qui nous saisissait; d'autrefois c'était un enseignement caché sous une comparaison d'une justesse qui nous rappelait celles qu'employait le divin Maître pour instruire ses bien-aimés Apôtres. Puis, venaient les jours de licence ! Ah ! comme elle voulait qu'on les passât gaiement. Elle y pensait longtemps à l'avance et nous préparait avec une joie d'enfant mille et mille surprises Elle savait si bien tout organiser! Nous jouissions de son bonheur à la pensée de nous égayer. Pleine de poésie et d'imagination, musicienne, elle mettait en oeuvre toutes les ressources de son esprit fécond et composait de vraies merveilles. «  Dans une vie si austère que la nôtre » disait-elle, sagement il est bon de donner quelque détente à la pensée et de savoir la charmer à son heure. Les jeunes religieuses surtout ont besoin de sortir quelquefois de leur long si­lence, alors elles le reprennent avec un goût nouveau. Elle puisait dans ses sentiments mater­nels une véritable tendresse pour les familles, et même pour les amis de ses chères filles. Elle leur témoignait, en toutes circonstances combien elle leur était sincèrement et intimement unie. Elle comprenait avec un tact exquis, ce qui allait à chacun et arrivait droit au coeur de tous. — Son amour pour les siens comme celui de la grande Thérèse ne s'amoindrit pas dans le cloître, il s'éleva au contraire, il s'épura sous les ardeurs qui consumaient son âme, et quoi­qu'elle ressentit plus vivement que beaucoup d'autres, les grands brisements de la suprême séparation, elle eut toujours assez d'empire sur elle-même, pour dominer sa douleur, quelque profonde qu'elle fût ; c'est ainsi que redoutant l'instant où sa vénérable mère quitterait l'exil, elle se trouva, à cette triste nouvelle arrivée inopinément, à la hauteur de cet immense sacrifice ! Permettez-nous, ma Révérende Mère, de faire ici un rapprochement qui, une fois de plus, prouve que la divine Providence place souvent à côté des enivrements de la terre, les deuils les plus douloureux : à l'heure même où le frère si particulièrement aimé de notre vénérée Mère était à Constantinople, à la tète de la flotte Française, l'objet des attentions les plus flatteuses du Sultan et de sa cour, sa pieuse mère s'éteignait dans son vieux manoir à l'âge de 84 ans, encore en possession de toutes ses grandes facultés. — Les glorieux succès de son frère qui se trouvait alors au sommet de sa brillante position, laissèrent comme indifférente notre bien chère Mère. Son âme, déjà si détachée des vanités de ce monde, n'en saisit que plus encore le néant ! «  Jamais, disait-elle, je n'ai senti autant la fragilité des grandeurs humaines. Le voilà maintenant parvenu à l'apogée de sa vie, au poste le plus élevé qu'il pût ambitionner, impossible à lui de monter plus haut, bientôt même il lui faudra descendre de ce faîte des honneurs pour prendre un repos, récompense légitime de toute une existence de dévouement à la patrie, et après ce repos si chèrement acheté la retraite même de la vie et avec elle, l'anéantissement de tout ce que l'on fut »....

Quelques années plus tard, l'antique demeure où s'était écoulée l'adolescence de notre bien chère Mère, devint avec des trésors de famille la proie des flammes; lorsqu'elle apprit ce désastre elle resta un instant sans voix ; puis aussitôt jetant un long regard vers le ciel et joi­gnant les mains, elle dit : «  Que la volonté de Dieu soit faite ! II est le maître ! Je tenais, sans doute, encore trop à cet abri de ma jeunesse. »

Une larme mouilla sa paupière à la pensée de la désolation des siens, puis ce fut tout ...  rien ne la surprenait, elle était préparée d'avance à subir les plus grandes épreuves. Toutes, nous avions compris, sans nous le dire, le prix de cette mère incomparable; aussi, lorsque ses souffrances s'accentuaient et devenaient plus inquiétantes, la préoccupation se lisait sur tous les visages; alors, chacune redoublait de régularité, augmentait ses sacrifices pour obtenir un miracle de guérison. C'est ainsi que nous l'avons disputée à Notre-Seigneur pendant de longues années.        

O profondeur des desseins de Dieu ! qu'ils sont sages et cependant le plus souvent peu en rapport avec nos désirs et nos prévisions ! Pendant que nous vivions heureuses et confian­tes en l'avenir, le Seigneur avait résolu de récompenser enfin sa fidèle servante et, malgré nos supplications les plus instantes, malgré nos promesses, nos voeux, le moment redouté de la séparation était arrivé ! II ne nous restait plus qu'à courber la tête devant l'arrêt divin. Ce fut dans la nuit du 19 au 20 mai, que notre bien-aimée et chère Mère fut prise par une fièvre dont la force étonna le médecin ; cette fièvre malgré tous les soins, tous les remèdes ne devait plus la quitter, elle était causée par un mal, qui, chaque jour augmentait. Dès la veille, notre vénérée malade avait compris à certaines fatigues qu'elle ressentait, qu'elle allait entrer dans sa crise finale ; elle le dit à une de ses filles en ajoutant : « Je suis exténuée, tout en moi est usé. Ah! pourquoi n'a-t-on pas voulu se rendre à mes prières en m'ôtant une charge (1) qui m'a écrasée. J'aurais pu vous rendre encore bien des services dans une position inférieure, maintenant je sens que c'est fini ! »...

A partir de ce moment, notre bien-aimée Mère s'abandonna aveuglément à l'action de ses infirmières : Je veux mourir dans l'obéissance, disait-elle, faites de moi ce que vous voudrez, vous avez la grâce

 

( 1 ) Le rêve de notre chère Mère depuis déjà bien des années avait été d'être déchargée de son Priorat ; mais Dieu ne le permit pas

           

pour me soigner, je n'ai plus que celle de me soumettre et alors redevenant novice de volonté, elle ne voulait plus rien faire sans y être autorisée. Depuis plus de neuf ans, elle passait toutes ses nuits habillée sur un fauteuil, c'est ainsi qu'elle mourut. Pen­dant ces deux mois d'agonie, la pensée de notre sainte mourante se dégagea de tout souci humain, l'oeil fixé sur l'Eternelle Beauté !...Son union avec Notre-Seigneur fut constante, il y avait d'ailleurs bien des années que cette grâce lui avait été accordée. Dès les premiers jours de sa maladie, elle demanda l'Extrême-Onction, désirant la recevoir en pleine connaissance ; le médecin consulté ne trouva pas le moment opportun, le danger n'était pas imminent; ce ne fut que le 22 juin que ce grand sacrement lui fut administré; elle s'y prépara et le reçut avec une piété touchante, présentant ses mains et ses pieds aux saintes Onctions et s'unissant aux prières de la cérémonie. Cependant le mal faisait chaque jour des progrès et sa faiblesse était extrême; dès le début, le docteur avait constaté en elle une usure organique portée à ses derniè­res limites. « Seigneur, s'écriait-elle souvent en tendant ses mains pour chercher un appui, que je souffre, mais qu'est-ce que cela en regard de ce que vous avez enduré pour moi?  Dans d'autres moments, les pensées les plus pénibles pesaient sur son âme ; alors elle promenait un regard désolé autour d'elle en disant : «  Quelle obscurité!... quelles ténèbres!... quelles angoisses m'environnent !... Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi les approches de la mort me font- elles ainsi frissonner, moi qui l'ai toujours désirée? »...

Cependant, à cet état de peine, succéda bientôt un désir véhément de voir la fin de l'exil et de se jeter dans les bras du divin Jésus, et elle répétait bien des fois : «  Ah ! Seigneur, venez, venez me chercher, et vous, filles chéries, ayez pitié de moi et ne me retenez plus sur la terre, laissez-moi suivre mon Jésus, je ne suis plus nécessaire ici-bas, ma mission est finie, je vous serai plus utile là-haut!...Marie, Mère de mon Dieu et la mienne, écoutez mes supplications, priez pour moi qui ai tant souffert pour vous!... Ah ! quand finira mon long martyre! Vous demandez un miracle, mes chères filles, vous ne l'obtiendrez pas ». Trois ou quatre jours d'un mieux réel, que nous attribuions à une neuvaine à sainte Jeanne de Tou­louse, dont on voudrait en ce moment rétablir le culte, nous sembla comme l'arc-en-ciel et nous rendit l'espérance. « Chère petite sainte, disait alors notre vénérée malade, si je dois rester encore sur cette terre, obtenez-moi une guérison entière, afin que je puisse terminer mes jours dans la parfaite observance de nos règles ». Elle avait eu tant à souffrir de vivre toujours en dehors de cette chère observance qui avait fait les délices de ses premières années religieuses ! Mais la victime était prête, elle avait goûté aux eaux amères de toutes les tribula­tions et elle pouvait s'écrier, comme le Christ en croix « Tout est consommé ! »

Une aggravation de mal nous rendit toutes nos appréhensions. Ses aspirations deve­naient de plus en plus suppliantes; elle récitait souvent d'un trait le Sub tuum et le Credo, et sans cesse le doux nom de Jésus revenait sur ses lèvres. Une soif ardente, conséquence de la fièvre qui la consumait, la tourmenta durant toute cette maladie ; elle ne prenait aucune nour­riture, ne buvait que quelques cuillerées de bouillon et d'eau de la Grotte. Le médecin, attentif à lui procurer tous les soulagements possibles, lui avait composé, avec quelques fortifiants, un breuvage qu'elle trouvait bon, mais qu'elle se gardait bien de demander. Lorsqu'on le lui appor­tait, elle disait avant de le boire : « Vous le voulez »? — Oui ma Mère, répondait l'infir­mière. — « Eh ! bien, soit ». Puis, après quelques gouttes, elle hésitait à avaler le reste. C'est trop bon, ajoutait-elle. Un jour, ne pouvant fermer la bouche,— ses lèvres et sa langue étaient noires et brûlées par cette fièvre dont on ne pouvait compter les pulsations,— elle désira un peu d'eau de la Vierge puis, se reprenant elle ajouta tout bas : Que fais-je donc? J'ai promis ce matin à mon Jésus de ne rien demander de la journée...Elle ne fit que tremper ses lèvres dans le verre et comme l'infirmière insistait pour qu'elle but encore. Oh ! laissez-moi offrir cette petite mortification au bon Dieu, répondit-elle, Il n'a pu étancher sa soif sur le calvaire î et elle murmurait «  sitio, sitio » Privée de la divine Eucharistie à cause de ses vomissements continuels elle supporta cette soif spirituelle avec une résignation dont nous comprenions toute l'étendue, sachant son très vif attrait pour la sainte communion. Elle avait résolu à l'imitation de son divin modèle de souffrir, sans chercher d'adoucissement à ses douleurs. Sa reconnaissance pour ses chères infirmières les attendrissait, elle s'inquiétait de leurs fatigues, les suppliait de prendre quelque repos. Elle vit arriver la belle fête de Notre- Dame du Mont-Carmel avec une vraie joie, elle était si attachée à notre St Ordre et sa dévo­tion à la Sainte Vierge était si tendre! elle demanda même, ce qui étonna beaucoup, — car les choses de la terre semblaient devoir ne plus occuper sa pensée, — comment on décorerait la chapelle. On lui apporta des bouquets et des vases nouveaux que des amis venaient de nous envoyer. Oh ! quel bonheur, s'exclama-t-elle, que c'est joli! que c'est beau! qu'on remercie surtout.    Puis, elle ajouta : mais qu'est-ce que tout cela à côté de ce que nous verrons là-haut! que je voudrais assister à ces fêtes du ciel ! Un matin, en s'éveillant, après une heure de repos assez paisible, elle dit avec un accent qui n'était plus de la terre : « Je sais maintenant ce que c'est que le ciel ! le ciel c'est un rassasiement continuel sans plénitude, ! et son regard où se reflétait sans doute, ce que son âme si pure avait entrevu, resta longtemps comme illuminé d'un rayon céleste... A la tombée de ce même jour, elle voulut bénir la communauté réunie : Mes enfants, nous dit-elle d'une voix bien éteinte, mais qu'elle s'efforçait d'affermir, votre pauvre Mère pense beaucoup à vous, je prie pour chacune et pour vos chères familles, je vous bénis toutes ainsi que vos parents, puis, je vous demande de vouloir me pardonner tous les sujets de peine et de mauvaise édification que j'ai pu vous donner, sans le vouloir, croyez-le bien. Je vous ai tant aimées. Aimez-vous bien les unes les autres, c'est mon voeu le plus cher. Nous nous inclinâmes toutes sous sa dernière et sainte bénédiction et nous la quittâmes en éclatant en sanglots.

Ce fut son testament...paroles sacrées désormais      ...

Tout espoir était perdu, la fai­blesse devenait de plus en plus inquiétante, elle avait de perpétuelles défaillances, ses vomis­sements témoignaient une ulcération au pylore... Nos angoisses ne peuvent se décrire. Elle comprenait bien que la vie la quittait, et elle redoublait de grâce et de charité pour tous ceux qui l'approchaient. Elle remercia notre docteur de son dévouement, elle lui fit ses adieux dans les termes les plus touchants. Elle n'oublia personne dans les dernières effusions de son coeur...        

Nous avions sollicité et obtenu, pour sa dernière heure, la bénédiction du Saint-Père ; elle la reçut avec un grand sentiment de foi et d'humilité, disant : Comment, on a osé demander pour moi cette grande grâce ! La veille de son dernier jour, elle invoqua d'une manière particulière notre sainte Mère Thérèse, s'adressant à elle comme à la Sainte Vierge, et la priant, avec instance, de venir la chercher. On lui rappela alors que le lendemain nous célébrions la fête de la translation de ses saintes reliques. Cette nouvelle sembla la combler de joie, et elle resta longtemps en contemplation devant une petite statuette de notre sainte Mère qu'elle avait fait placer devant elle. Vers le soir, on lui proposa de voir son directeur; elle accepta avec reconnaissance. Disons ici que, par suite de circonstances providentielles permises par une de ces délicatesses divines qu'on aime à constater, le guide sage et éclairé sous la conduite duquel cette âme choisie s'était placée depuis 27 ans, se trouvait près de nous. Avec elle il avait mûri, poursuivi et exécuté l'oeuvre de la fondation de notre Carmel. Dieu lui donnait la consolation de la soutenir en ses derniers combats.

La nuit fut très douloureuse. Son agonie commençait, sa respiration devint de plus en plus haletante, ses dents étaient serrées, elle n'articula plus une seule parole   La mort arri­vait, et tandis que cette belle âme s'apprêtait à prendre son essor, on récitait au choeur les petites heures de l'office divin ; la dernière se terminait par cette antienne : Réjouissez- vous, Thérèse, en Celui qui vous a créée, le Seigneur a béni vos enfants et il vous a rassasiée

du meilleur aliment...Dieu l'a choisie et entourée de sa prédilection. Il lui a donné sa tente pour demeure.

La communauté se rendit à son infirmerie après la sainte communion. Notre pieux et digne aumônier la suivit et récita avec nous les prières pour la recommandation de l'âme et lui donna une dernière absolution. Peu d'instants après elle s'endormait doucement dans les bras du Seigneur... Sur son visage se répandit presque aussitôt une majesté, une beauté qui nous frappèrent toutes...... c'était au matin du 13 juillet, il était 8 heures 1/4, elle venait de terminer sa 62me année et elle entrait dans la 41e de sa vie religieuse... 

Les obsèques de notre de plus en plus regrettée Mère furent aussi solennelles que le permettait cette si douloureuse cérémonie, elles furent présidées par M. l'abbé Théas, vicaire général de Mgr l'Evêque de Tarbes. Dès l'avant-veille, de pieux fidèles accourus en foule remplissaient notre chapelle et se succédaient avec un recueillement bien touchant aux grilles ou­vertes, afin de considérer une dernière fois, dans la majestueuse attitude de la mort, celle qu'à si juste titre, ils vénéraient. N'avait-elle pas été la consolatrice des affligés? la mère des pau­vres? Que de plaies n'avait-elle pas pansées? Que de blessures n'avait-elle pas cicatrisées? Son nom était surtout connu des indigents qui béniront à jamais sa mémoire. Chacun voulait emporter un objet ayant touché à ses restes vénérés. Notre choeur était trop petit pour conte­nir tous les prêtres et religieux qui avaient tenu à lui donner une dernière marque de leur estime et de leur attachement. Qu'ils reçoivent ici la respectueuse expression de notre filiale reconnaissance.

Pour nous, regardant au-delà du temps, nous ne songions qu'à son bonheur! Cette pensée a été le secret du grand courage dont aucune ne se croyait capable !.. Une autre consolation nous était réservée, les précieux restes de notre si aimée Mère furent déposés dans un caveau, au milieu de notre cloître, à l'ombre d'un Christ que les pèlerins peuvent peut-être apercevoir, à travers le feuillage touffu d'immenses arbres et qui forme, entre nous et la foule toujours de plus en plus nombreuse, comme un voile qui nous dérobe à ses yeux.

Elle est donc là, au centre de sa grande oeuvre, tout, autour d'elle respire son parfum et restera à jamais plein de son impérissable et doux souvenir.... Cher cloître que tu nous es de­venu sacré depuis que cette dépouille vénérée y repose !... Ah !... Il viendra le grand jour, le jour suprême où cette cendre virginale se ranimera et où le corps glorieux de celle qui engen­dra tant de vierges (1) au Seigneur, s'élancera plein de vie de ce caveau, à la rencontre du Roi des rois. En attendant ces grandes assises, marchons autant qu'il nous sera possible sur les traces de cette mère incomparable qui nous a ouvert la voie et frayé la route...Elle parle encore de son tombeau   ....

 

(1) Elle reçut les voeux de 41 religieuses.

 

Vous avez, ma Révérende Mère, dans l'effusion de votre grande charité, déjà rendu les suffrages de notre St Ordre à notre vénérée et tant regrettée Mère, aujourd'hui, nous vous supplions de vouloir appliquer à cette âme si chère, la grâce d'une communion de votre fer­vente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des 6 Pater, celle du via Crucis, quelques invocations à Notre-Dame de Lourdes, à notre Père St Joseph, à notre Mère Ste Thérèse, à Ste Philomène, Ste Agnès, Ste Lucie ses petites saintes de prédilection ; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect,

De votre Révérence,

 

la très humble soeur et servante.

Soeur MARIE-VÉRONIQUE de la Ste-FACE.

r. c. i.

De notre monastère de l'Immaculée Conception, de notre Père St Joseph, de Ste Philomène, sous la protection du Très Saint Nom de Jésus, des Carmé­lites de N.-D. de Lourdes, ce 2 octobre 1892.

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