Carmel

02 Novembre 1893 – Oullins

Ma REVÉRENDE ET TRES HONOREE MERE

 

Paix et très humble salut en la croix et l'amour de Notre-Seigneur Jésus.

 

Nous vous avons fait part du sacrifice douloureux qu'il nous a demandé par la mort subite de notre si regrettée Soeur Marie-Thérèse-Isabelle de Saint-Dominique, professe et sous-prieure de notre Carmel, âgée de 53 ans dont 31 de profession religieuse.

Aujourd'hui nous venons vous dire quelques mots des souvenirs et des exemples de vertu qu'elle a laissés. Ces souvenirs adoucissent la dureté du coup qui a brisé tout à la fois et nos coeurs et nos espérances, non sans renouveler nos regrets et le sacrifice de notre séparation.

Notre soeur a été pendant sa vie au Carmel, l'humble violette du jardin de l'Epoux, n'aimant, ne recherchant rien tant que l'ombre et l'obscurité . Ingénieuse à s'effacer, à se cacher en tout, elle redoutait le moindre éclat qui pouvait rejaillir sur elle et ne visait qu'à s'oublier et à être oubliée. Mais le parfum de douceur et d'humilité qui s'échappait à son insu de ses paroles, de ses actes, de toute sa personne trahissait sa modestie et la faisait remarquer , apprécier, aimer de tous.

Dès le berceau le Seigneur sembla la prévenir des bénédictions de sa douceur. Pas d'enfant plus paisible, plus douce, plus facile à élever, plus inclinée à être pieuse et bonne Aucune petite passion naturelle ne se révélait dans ce jeune coeur, rien autre qu'un amour excessif pour sa mère qu'elle ne pouvait quitter un seul instant. La pieuse dame avait la sainte coutume de faire tous les jours le Chemin de la Croix et la petite fille, à peine âgée de trois ans, voulait déjà suivre sa mère dans ce saint exercice. Sa jeune mémoire en retint bientôt les longues formules. Plus tard, malgré la grande place qu'elle occupait dans la famille,elle y faisait peu de bruit, point d'embarras, vivant retirée dans la compagnie de sa bonne mère dont elle ne pouvait se passer, « ne sachant, disait-elle, rien faire sans elle ». Aussi ne la quittait-elle que pour aller à l'église ou aux réunions d'enfants de Marie. Ce naturel paisible, tranquille, silencieux même, lui attira souvent les réprimandes d'une tante qui eût aimé la voir plus dégourdie et plus espiègle. « Marie, lui disait-elle pour l'aiguillonner, tu ne seras jamais bonne à rien : il faut de l'initiative dans la vie. » Et la modeste enfant convaincue de la justesse de la correction tanternelle répondait simplement : « Je ne veux rien savoir qu'aimer le bon Dieu. » Elle l'aimait en effet de tout son coeur. Elle aimait aussi la sainte Vierge, à qui, pour orner ses autels, elle consacrait joyeusement les ressources de sa petite bourse.

De très bonne heure, le Seigneur déposa dans cette âme simple et pure, la semence de la vocation religieuse qui leva et germa en secret, sans que personne se doutât, si ce n'est un directeur sage et éclairé, du trésor caché dans la modeste jeune fille Le divin Maître avait déjà frappé à ce foyer où l'union, la bienfaisance attiraient ses bénédictions. II avait demandé le sacrifice d'une fille aimée, appelée aux dévouements de la charité. Mais la mère, quoique pieuse, avait ajourné à plusieurs années le don demandé. Soudain, dans son amour jaloux, le Seigneur retire dans le ciel l'âme choisie qu'on lui refusait sur la terre. La pauvre mère sentit jusqu'au profond de l'âme ce trait de la jalousie divine; aussi l'entendait-on dire souvent en parlant de sa petite Marie, sur laquelle cependant s'était reporté toute sa tendresse : « Oh ! si le bon Dieu me la demande, celle-là, je ne la retiendrai pas. Ce sera ma mort, mais n'importe. Il est le Maître, j'ai compris que nous n'avions pas le droit de lui refuser nos enfants ». Elle tint parole, et à l'heure marquée de Dieu par les circonstances qui la mirent en rapport avec notre Carmel, la petite postulante nous fut amenée.

C'était une de ces âmes saintement simples dont parle notre sainte Mère Thérèse. Très ignorante des affaires et de la manière d'agir du monde qu'elle n'avait ni connu, ni aimé, ni même entrevu, elle se montra intelligente et apte à tout ce qui regardait l'esprit religieux et le don de soi-même à Dieu.

Interrogée, à son entrée, sur ce qu'elle venait chercher au Carmel : « Je viens, répondit-elle timidement, chercher une Mère qui m'apprenne à bien me donner au Bon Dieu ». Et au Carmel non moins que dans la famille elle eut toujours besoin du secours et de l'appui de sa mère.

Un saint religieux, très éclairé, confesseur de notre Carmel, nous répétait, souvent : « Mère, vous verrez que cette petite soeur Isabelle de Saint-Dominique fera quelque chose de bon pour la gloire de Dieu ». Plus tard, les Pères, dans nos retraites, distinguaient cette âme où la grâce avait tant d'empire.

A son entrée, notre postulante accomplit tout d'abord ce conseil du Maître : « Quand vous serez invité à des noces, mettez-vous à la dernière place ». Elle se plaça donc par l'esprit et par le coeur au dernier rang dans la maison de Dieu, se regardant en toute sincérité comme la moindre de toutes, comme bien indigne, ainsi qu'elle le disait naïvement, d'être dans la compagnie de ses saintes soeurs. Et ce ne fut pas là une disposition passagère comme il arrive, hélas! quelquefois. Cet heureux attrait de son caractère vers l'humilité devint chaque jour davantage le trait dominant de sa vertu. Elle sut, dans sa propre estime, garder jusqu'à la fin la dernière place, alors même qu'il lui fut dit ; «Mon amie, montez plus haut». Elle comprit aussi, dès le début, sans qu'il fut besoin de le lui inculquer que le moyen d'être pleinement à Dieu, comme elle le désirait, était de se confier avec abandon à ceux qui nous tiennent sa place ici-bas. Elle comprit que pour se livrer à la grâce il faut se livrer à l'obéissance, et son acte d'abandon, fait dès lors dans la simplicité d'un coeur humble et d'une âme déjà toute dégagée d'elle-même, fut sans reprise, sans alternative comme il était sans réserve. Son esprit de foi envers sa Mère Prieure ne fut jamais terni d'aucune pensée, d'aucun jugement, d'aucune vue naturelle, ni sur la personne, ni sur les volontés, ni sur le mode de conduite de sa Mère. Jésus et sa Mère furent toujours une même chose à ses yeux et pour son coeur, ce qui imprimait à son obéissance et à sa tendresse ce respect, cette crainte filiale qu'elle conserva toujours, malgré la confiance la plus entière et des rapports devenus presque journaliers. Son excessive timidité devint la matière d'un long combat qu'elle soutenait avec une vaillance pleine de douceur, car c'est là le cachet que nous trouvons imprimé à tous ses actes. Elle craignait beaucoup les grondées : « Ma Mère, nous disait-elle dans sa simplicité, quand je vois que vous allez gronder, je voudrais me réduire à rien, faire de suite toutes les réparations, pour vous consoler ». Mais cette crainte ne pouvait être de longue durée dans une âme où régnait l'humilité. Comprenant bientôt l'avantage des réprimandes et l'amour qui les inspire, elle en vint à les aimer autant qu'elle les redoutait, toujours convaincue que la parole de sa Prieure était pleine de grâce et de vérité. Dès lors, on ne pouvait l'humilier sans qu'elle s'humiliât bien davantage, non par beau­coup de paroles, mais par le sentiment d'une âme pénétrée de sa bassesse et de son néant.

Le démon, habile à tirer parti de nos bons et mauvais côtés, pourvu qu'il puisse nous nuire, se servit de la défiance qu'elle avait d'elle-même pour lui susciter une grande tempête. Les leçons du noviciat, tombant dans une si bonne terre, y faisaient de profondes impressions, et notre postulante se trouva comme accablée de la grande mission qu'elle avait à remplir, s'en reconnaissant incapable. Elle révéla ses craintes, et son esprit de foi en la parole de sa Mère les dissipa bientôt toutes. Elles ne connut pas les luttes intimes contre la nature, l'amour-propre, l'occupation de soi, où tant d'autres ont à déployer une vigilance et des efforts laborieux. Tout dans cette âme privilégiée était soumis à Dieu et à sa Mère et leur restait uni. Elle agissait avec un coeur si simple, une intention si pure que chacun de ses actes a dû être plei­nement méritoire devant Dieu. La grâce, qui n'avait rien à détruire en elle, y développa rapidement les germes des vertus intérieures et religieuses. Elle se prêtait à ses mouvements sous l'action de l'obéissance. Déjà toute occupée de Dieu, elle se donnait aux devoirs de chaque moment avec une attention et une application soutenues. Elle ne s'apercevait jamais de rien dans la maison, ne se préoccupait que du soin d'accomplir fidèlement ce qui lui avait été appris ou commandé. Ses directions simples et naïves nous étonnaient parfois et nous donnaient lieu d'admirer ce que Dieu faisait dans cette âme.

Notre bonne novice mettait son bonheur à se dévouer, elle recherchait avec un joyeux empressement les occupations les plus humbles, les plus pénibles, disant que « c'était là ce qui lui convenait ». Ce bon esprit de charité, d'union qui devait reluire en elle avec un si doux éclat paraissait chaque jour davantage. Elle aimait ses soeurs « passionnément » disait-elle dans sa simplicité. Aucune ne pouvait en douter à la tendresse respectueuse, à l'estime cordiale qu'elle leur témoignait. Tous les caractères allaient parfaitement au sien. Elle savait si bien se faire à chacune d'elles, se mettre en harmonie avec elles. « Je ne puis passer qu'avec mes soeurs, disait-elle, elles recouvrent mes incapacités et mes impuis­sances ». Jamais elle ne se froissait de rien, ni ne froissait personne. La seule idée même, de les juger ne se présentait pas à son esprit. Plus tard il lui fallut la force de l'obéissance pour lui faire remarquer les manquements de ses soeurs; alors qu'elle était obligée de les signaler comme zélatrice, ou de les reprendre comme sous-prieure. Mais alors, qu'elle était ingénieuse à recouvrir de sa charité les torts qu'elle ne pouvait excuser ! « Oh ! disait-elle, quelle gloire Dieu va tirer de l'humiliation de notre bonne soeur, » Les succès de ses compagnes lui causaient tant de plaisir et d'enthousiasme qu'on lui disait quelquefois : « Ne dirait-on pas que ma soeur Isabelle de Saint-Dominique a tout fait dans la maison ? » « Ma Mère, répondait-elle, c'est que mes soeurs sont ma petite gloire et leur réussite mon plus heureux triomphe ». Elle ne s'écarta jamais de ce conseil de notre sainte-Mère : « Ne vous mêlez jamais de donner votre avis sans qu'on vous le demande ; soyez toujours prête, au contraire, à céder votre sentiment », Une compagne lui demandait un. jour : «Mais enfin, ma soeur Isabelle, ne vous en coûte-t-il pas d'être toujours de l'avis des autres ? » - Comment voulez-vous qu'il m'en coûte, répondit-elle, nos soeurs ont toujours de si bonnes idées ».  

C'est ainsi, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur se préparait à recevoir le sacrement d'alliance avec l'Époux divin. La profession religieuse étendit encore le règne de Dieu en elle. « N'être rien, qu'il soit tout ». Tel est le but qui lui fut montré, vers lequel elle tendit sans cesse. Il fallait toujours à cette âme simple et droite les voies les plus simples et les plus directes. A son entrée c'était l'abandon à ses supérieurs; liée par les saints voeux elle ne voit rien d'autre à faire que de laisser Dieu être tout en elle. Ce néant de soi-même, difficile à reconnaître et si dur à l' âme encore illusionnée par l'amour d'elle-même, notre soeur le comprenait clairement ; elle s'y établissait avec bonheur et ne voulait que s'y enfoncer toujours de plus en plus. Parfois elle s'humiliait de cette disposition intérieure. « C'est que je n'ai rien, disait-elle; mes soeurs ont des vertus, elles savent faire beaucoup pour Jésus, moi je n'ai que mon incapacité».

Heureuse soeur ! elle ne se doutait pas qu'elle était dans la voie des parfaits... Rendant compte de son oraison: « Je ne sais faire autre chose, disait-elle, que m'effacer pour m'unir à Lui ». Les anéantissements de Jésus l'attiraient de préfé­rence ; elle aimait à l'adorer dans le sein de Marie, dans sa vie à Nazareth, caché au Tabernacle, et à l'offrir pour l'Eglise et les pécheurs. Il lui fallait peu de considérations: elle était vite en rapport avec Dieu qui aime à se communiquer à l'âme paisible, simple et humble. Jamais elle n'eut de vue particulière sur sa perfection, la voie ordinaire était la seule qu'elle ambitionnait. Elle n'éprouvait pas non plus le désir de vertus extraordinaires; elle voulait assurément que Jésus fût tout en elle, mais pour Lui uniquement, en la manière qu'il le voudrait de sa part et de la sienne. Jamais de préoc­cupation sur les goûts, les sentiments, les épreuves ou douceurs qu'elle avait ou qu'elle n'avait pas. Notre bonne, soeur était sous la main de Dieu et de ses supérieurs comme la cire prête à recevoir toutes les empreintes qu'on voudrait lui donner.

Animée du profond sentiment de son indignité qui ne la quittait pas, elle ne manquait pas soit à l'office, soit à la Messe, soit en chacun de ses actes, d'offrir à Jésus les dispositions de sa Mère et de ses Soeurs pour suppléer aux siennes . « Qu'on est heureux, disait-elle souvent, d'avoir une Mère et des soeurs pour se couvrir auprès de Jésus qui.. . ensuite nous recouvre auprès de son Père. » Nous voyons la même désappropriation d'elle-même, dans son obéissance. Par un sentiment de foi connu seulement du véritable obéissant, elle ne s'attribuait et ne souffrait pas qu'on lui attribuât rien de ce qu'elle avait pu accomplir dans ses divers offices. C'était sa mère et la grâce de l'obéissance qui avaient toujours tout fait, tout inspiré, tout dirigé; elle n'était qu'un instrument devenu inutile dès qu'on ne le tient plus.! « Je suis, disait-elle, le petit officier subalterne à qui on dit : allez et il va, venez et il vient ». Elle possédait un tact rare et une grande rectitude de jugement. Ces talents du Père de famille seraient assurément restés enfouis sans être exercés, si, dans notre bonne soeur le sentiment de son incapacité, n'eût été soumis à l'obéissance. Elle ne s'appuya jamais sur ses qualités naturelles, dont elle ne se doutait même pas, pour accomplir les divers offices et charges qui lui furent confiés, Son esprit de foi, sa dépendance de la volonté divine et de la volonté de sa Mère furent les seuls auxiliaires qu'elle appelait à son aide. Sa première parole, quand on lui confiait un office, était : « Ma Mère, je m'en sens incapable ; puisque vous le voulez, c'est Jésus qui le veut ; qu' il me soit fait comme vous le désirez ». Et prêtant à la grâce le concours de son obéissance, de son dévouement et de son immolation (car il lui en coûtait toujours beaucoup d'avoir des offices de quelque importance), elle se laissait à Dieu, à l'autorité, convaincue qu'elle n'avait rien fait : acte pur où elle n'était rien, où Dieu était tout. Elle ne prenait pour elle que les manquements, les insuccès qui pouvaient survenir. C'était sa part qu'elle acceptait sans s'étonner ni se troubler jamais.

Habituée à tenir son âme dans cette atmosphère de néant et de vérité, notre bonne soeur souffrait de tout ce qui pouvait la mettre en évidence, la faire valoir. Les louanges, les compliments, le simple récit de ce qu'elle avait pu faire de bien produisaient sur elle le même effet que produisent sur d'autres le blâme et l'humiliation. Elle en était troublée, déconcertée tant elle voyait de l'injustice à lui attribuer quelque bien ou quelque succès. Au contraire, quelle joie, quelle satisfaction quand on l'avait oubliée et qu'elle passait inaperçue. Elle a réalisé véritablement cette parole de l'lmitation : « Aimez à être inconnue et à être comptée pour rien ».

Le Seigneur, qui verse abondamment sa grâce dans l'humble de coeur, permit que notre bonne soeur réussît en tout, au-delà même de ce qu'on pouvait attendre de sa timidité. Elle eut des succès de grâce partout où elle fut employée. Donnée pour ange aux nouvelles postulantes, elle leur apprenait ce bon esprit de simplicité, de dépendance, d'union dont elle était un vrai modèle. Employée au tour, durant nombre d'années, comme première portière, elle remplit cet office délicat avec autant de prudence et de sagesse que d'humilité et de dépendance, ne faisant jamais rien sans avoir demandé conseil, et s'inspirant de l'intention de sa Mère quand elle ne pouvait la consulter immédiatement. Il n'était pas rare qu'après l'avoir entendu parler, on demandât aux soeurs tourières : « Quelle est donc cette soeur si douce et si humble, qui sait si bien communiquer la douceur et la paix? » Au dehors comme au dedans, notre chère soeur répandait la bonne odeur de Jésus-Christ. Plus tard, elle nous donna tout son dévouement, dans la charge de dépositaire, et que ne fut- elle pas pour nous dans celle de sous-prieure. Pour elle ce fut un crucifiement. C'était l'arène que Dieu lui avait destinée où elle devait combattre jusqu'à la fin .Qu'il lui en coûta de se mettre à cette place, de paraître au-dessus de ses soeurs, elle qui se regardait toujours comme la moindre et la dernière de toutes ! Les petites déférences que lui attirait sa charge, auxquelles la cordialité fraternelle avait autant de part que le devoir, étaient d'abord pour elle le comble de l'humiliation, et ce ne fut que longtemps après qu'elle parvint à s'oublier aussi sur ce point si sensible à son humilité. Son devoir filial et fraternel ne souffrait aucunement de sa souffrance. Que de consolations, que d'exemples de vertus elle nous a donnés, se montrant toujours humble, simple, dépendante comme la plus petite novice, tout en exerçant sans faiblesse la surveillance dont elle était chargée.

Elle influait autour d'elle le bon esprit, la paix, l'union plus encore par sa vertu que par ses paroles, qui cependant avaient une douce éloquence, alors surtout qu'elle abordait ses sujets favoris : le bonheur dans l'obéissance et les douceurs de « l'Ecce quam bonum ». Nous l'avons vue, ma Révérende Mère, toujours douce, toujours bonne et dévouée, toujours d'humeur égale, ne pensant qu'à faire plaisir aux autres en s'oubliant elle-même. Ce qu'elle a été pour nous personnelle­ment est le secret de Dieu qui seul a pu compter les délicatesses de ce coeur vraiment filial. Nos espérances s'appuyaient sur elle pour une nouvelle fondation, mais il n'est pas rare que le Seigneur brise ici-bas les appuis que lui-même a donnés.

En vous retraçant ces souvenirs de notre bien-aimée soeur, ma Révérende Mère, une pensée consolante arrive à notre coeur: cette âme qui s'est ainsi conservée pure de toute estime, de tout amour, de toute recherche d'elle-même n'a-t-elle pas dû redire à Dieu, des ici-bas, par chacun de ses actes, ce chant de l'éternité: « A vous seul. Seigneur et à l'Agneau, bénédiction, honneur, gloire et puissance dans les siècles des siècles »? Dieu seul connaît le degré de sainteté qu'il lui a communiqué; nous n'avons vu que l'extérieur, l'écorce de sa vertu qui se pressentait plus qu'elle ne se voyait, car une âme cachée, anéantie est un spectacle réservé à Dieu et à ses anges. Mais ce que nous avons entrevu nous donne quelque raison de penser que notre chère soeur a dû porter à Dieu, sans les avoir jamais ternis ces deux beaux titres d'enfant de Dieu et d'épouse du Christ. Le voeu que nous formons, en cherchant maintenant dans le sein de Dieu cette âme si unie à la nôtre, c'est qu'elle obtienne à toutes les soeurs de ce Carmel qu'elle a tant aimé, l'amour pratique de cette vie cachée où Dieu se glorifie et où l'on sauve les âmes.

Depuis quelque temps, notre chère Mère sous-prieure avait le pressentiment qu'elle mourrait de mort subite et nous communiquait souvent cette crainte: « Oh ! ma Mère, disait-elle, je ne voudrais pas mourir sans vous avoir auprès de moi ». Nous l'engagions à la confiance que nous avions nous-même qu'une pareille douleur nous serait épargnée. Dieu ne l'a pas voulu. C'est sans doute sur le retour de cette impression qu'elle a tracé les lignes que nous reproduisons ici et que nous croyons avoir été écrites la veille de sa mort:

« Ma si bonne Mère,

«Je me trouve en retard de sept offices de mort pour les circulaires de nos soeurs, n'ayant pas su me ranger pour les dire immédiatement. Je serai en purgatoire pour cette négligence. Dans votre grande bonté maternelle, veuillez exercer encore après ma mort cette charité fraternelle dont j'ai été entourée pendant ma vie, en faisant dire par mes soeurs ces offices en retard. Elles acquitteront ma dette et je tâcherai de le leur rendre de là-haut dès que je le pourrai. Mais qu'elles prient longtemps peur leur misérable soeur, parce que je serai en purgatoire pour nombre d'années si le Bon Dieu ne me fait miséricorde. Je m'abandonne à votre amour de Mère qui est si grand et si étendu pour toutes vos filles, surtout pour celle qui en a le plus besoin dans ce moment.

« Votre petite enfant qui vous aimera toujours. »

La veille de sa mort, notre chère Mère sous-prieure nous remplaça, pour l'office de prieure dont nous n'avions pu nous acquitter. On remarqua qu'elle donnait sa voix avec encore plus d'ardeur que de coutume. Elle avait fait le Chemin de la Croix après Complies. Le lendemain, elle se leva à la matraque. A peine habillée elle ouvre sa porte: « De l'air, de l'air, s. v. p., j'étouffe ! » Nos soeurs, qui se rendaient à l'oraison, entrent lui porter secours. Notre chère soeur comprit que c'était l'arrivée de l'époux. « Ma vie est finie, dit-elle. Mon Dieu je m'abandonne à vous. Nos soeurs, vivons toujours bien en l'union avec notre Mère... Jésus, ayez pitié de moi ! Faites-moi miséricorde !. . 0 Marie conçue sans péché, priez... et elle rendait à Dieu son âme qu'elle avait si bien su garder à Lui seul.

Les amis de notre Carmel qui, pour la plupart, connaissaient notre chère Mère sous-prieure, ont compris la perte que nous avions faite; ils se sont associés à nos regrets avec une sympathie dont nous gardons le souvenir et la recon­naissance auprès de Jésus.

Ces séparations sont douloureuses, vous le savez, ma Révérende Mère ; et lorsque le Divin Maître, dans ses adorables desseins, juge à propos de nous en imposer quelqu'une, l'âme a beau le bénir, le coeur n'en souffre pas moins, malgré la plus parfaite soumission.

Nous vous remercions des suffrages rendus à notre chère Mère sous-prieure, et avec elle nous vous serons recon­naissantes de ce que votre charité fraternelle voudra bien y ajouter encore.

Dans cette union si précieuse pour nous et si chère à notre Mère Sainte Thérèse nous aimons à nous redire au pied de la Croix,

Ma Révérende Mère,

 

Votre affectionnée Soeur et Servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE-RAPHAEL DE JÉSUS.

R. C. ind.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus sous la protection de notre Père Saint Joseph et de notre Mère Sainte Thérèse, Les Carmélites d'Oullins, le 2 novembre 1893.

 

 

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