Carmel

02 mars 1889 – Chartres

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

 

Très humble et respectueux salut en N. S. qui vient d'affliger nos coeurs en enlevant à notre religieuse et profonde affection pour l'admettre, nous l'espérons, à la récompense éternelle, notre très Honorée et bien chère Mère Rosalie-Louise-Marie de la Miséricorde, professe et Doyenne de notre Monastère. Elle était âgée de 83 ans six mois et avait 58 ans 9 mois de religion.

 

Nous perdons en cette respectable Mère un modèle de ferveur religieuse. Âme droite et loyale à Dieu, énergique et austère même dans l'accomplissement des obligations de son saint état et pour le maintien des observances régulières, envisageant tout à la lumière d'une foi profonde, elle parcourut sans défaillance sa longue carrière religieuse ; nous ne croyons pas qu'elle transigea jamais avec, son devoir clairement connu.

Ce fut à l'âge de 25 ans que notre chère Mère Marie de la Miséricorde vit les portes de notre Carmel s'ouvrir pour la recevoir. L'éducation sérieuse qu'elle avait reçue d'une tante maternelle, qui lui tint lieu de mère, et sa foi vive lui firent comprendre de bonne heure le néant des plaisirs du monde et sacrifier une belle position qui lui était offerte.

Après Dieu notre bonne Mère se reconnaissait redevable de la grâce de sa vocation à la Très Sainte Vierge, qu'elle aima toujours d'une tendresse filiale, et au Bienheureux Louis Grignon de Montfort dont les écrits servirent puissamment à l'affermir dans son dessein d'être à Dieu , aussi eut-elle toujours une dévotion spéciale à ce grand Serviteur de Dieu.

Dès le début de sa vie religieuse, notre chère Mère se sentit à sa place ; dès lors aussi elle goûta le centuple promis dès cette vie. par Notre Seigneur, aux âmes généreuses qui n'apportent aucune réserve au sacrifice. Notre bonne Mère en eût été incapable. Son âme d'une admirable droiture ne s'accommodait d'aucun biais, d'aucun détour. Quand elle se donnait, elle se livrait tout entière. Sa nature ardente et forte, son esprit ferme et très actif, son coeur d'une sensi­bilité et d'une délicatesse exquises s'emparaient fortement de tout ce qu'elle embrassait. Elle mit au service de Dieu ces dons naturels, surnaturalisés par une

foi profonde, et sous l'action de la grâce elle devint une religieuse fervente, dévouée à Dieu, à son Ordre, à sa chère Communauté. Tout était là pour elle, sa vie entière le prouva, particulièrement dans les charges de Prieure, de Sous-Prieure et de dépositaire qu'elle remplit avec zèle, charité, oubli d'elle-même.

Sa vie intérieure était des plus simples : Être à Dieu par le parfait, accom­plissement de ses devoirs de chrétienne et de religieuse et la pratique des vertus de son saint état, et surtout par une charité oublieuse de ses propres intérêts pour le bien commun et la consolation de chacune, telles furent les bases qu'elle posa à l'édifice de sa perfection, et nous pouvons dire en toute vérité qu'il nous a été donné de savourer les fruits suaves de cette vertu acquise au prix de tant d'années de fidélité. Sa piété simple mais affectueuse n'admettait rien que de sérieux ; elle fuyait la singularité dans les choses de Dieu comme dans tout le reste. Mais qu'elle était édifiante, lorsque s'épanchant avec une modeste simplicité, elle nous entretenait de Dieu, de ses amabilités, de ses perfections, mais particuliè­rement de sa bonté infinie, des miséricordes dont elle avait été l'objet dès sa plus tendre enfance. Son âme se fondait alors en sentiments de reconnaissance et d'amour et nous laissait nous-même toute pénétrée des sentiments qui l'animaient. Elle concluait en déplorant le malheur des âmes qui ne connaissent pas un Dieu si bon et en exprimant le désir de réparer par tous les moyens possibles l'indiffé­rence et l'ingratitude des hommes.    

Tous les grands intérêts de Dieu dans le monde trouvaient écho dans ce coeur vraiment dévoué à la gloire divine. Les épreuves de la Sainte Église, les pauvres pécheurs, les besoins de notre Saint Ordre, les âmes du Purgatoire, étaient les objets constants des prières de cette vraie fille de sainte Thérèse.

Nous avons déjà signalé dans notre bonne Mère une admirable droiture. Ce fut vraiment là son trait caractéristique. S'entretenant dernièrement avec l'une de nos jeunes Soeurs : "Ma Soeur, lui dit-elle, avec un geste énergique qui traduisait toute sa pensée, ma Soeur, voulez-vous trouver Dieu? Allez droit. Si vous regardez de côté et d'autre, vous trouverez le démon." Tout dans son exté­rieur toujours religieux et modeste, dénotait cette parfaite droiture d'une âme qui ne cherche que Dieu dans l'accomplissement de son devoir. Ses rapports avec ses Supérieurs et ses Prieures portaient la même empreinte. Lui demandait-on son avis ? Elle consultait Dieu dans la prière et, avec une liberté toute respectueuse, elle exprimait franchement, sans détour, ce que lui dictait sa conscience, expri­mant d'avance et de la manière la plus religieuse son entière soumission à la volonté de ses Supérieurs. Reconnaissait-elle avoir eu tort en quelque circonstance, avait-elle quelque faute à se reprocher, elle s'accusait d'une manière si franche, avec un esprit si convaincu de sa culpabilité, qu'on ne pouvait que respecter plus encore une vertu si sincère, une humilité si vraie.

Elle veillait avec un grand soin à la garde de la sainte Pauvreté et ne se pardonnait aucune négligence sur ce point. Quant à l'obéissance, elle la garda avec un soin jaloux. Elle ne s'autorisa de son ancienneté en religion et de son âge avancé que pour se montrer de plus en plus soumise et dépendante. Atteinte de surdité depuis près de trente ans, à ce point qu'elle n'entendait plus le son de la cloche, notre bonne Mère n'en était pas moins l'une des plus régulières et ordinairement la première aux exercices de la Communauté. Elle avait tant à coeur l'accomplissement de son devoir que très rarement sa vigilance fut en défaut sur ce point, et alors s'humiliait profondément bien qu'elle fût d'ailleurs très excusable.

Un autre trait distinctif de la vertu de notre bonne Mère fut la reconnais­sance. Elle débordait de son âme au souvenir des bienfaits de Dieu. Elle l'attacha par toutes les fibres de son coeur à sa Communauté ; après Dieu, elle n'eut rien de plus cher au monde. Aussi que de voeux, que de prières n'adressait-elle pas journellement au ciel pour cette famille religieuse qui avait eu, disait-elle, la grande charité de la recevoir. Avec son coeur, elle lui dévoua ses forces jusqu'au dernier jour de son existence. Rien ne lui était plus agréable que la demande d'un service. Pour faire plaisir à ses Mères et Soeurs, nous l'avons vue se livrer pendant les fortes chaleurs de l'été à un travail minutieux et fatigant à son âge; mais son coeur ne savait pas calculer lorsqu'il s'agissait surtout de témoigner sa reconnaissance. Elle avait vraiment hérité sur ce point des sentiments de notre Sainte Mère. Elle n'oubliait jamais le moindre service rendu à sa Communauté ou à elle-même : c'était un droit à ses prières les plus ferventes, les plus assidues, à son souvenir le plus fidèle devant Dieu.

La charité si vraie qui l'unissait à tous les membres de la Communauté, se manifestait de mille manières. Peines et joies de chacune trouvaient écho dans ce coeur vraiment bon et compatissant. Savait-elle quelque Soeur dans la peine ? Elle multipliait pour elle, pour les siens, les prières, les communions. Quelqu'un des nôtres était-il passé à une vie meilleure? Elle s'empressait de lui appliquer tous les suffrages que sa piété lui suggérait, et pendant des mois, des années, cette charitable Mère avait chaque jour pour le défunt un mémento spécial. Elle s'enquérait fort souvent auprès de sa Mère Prieure des soeurs qu'elle voyait fatiguées. indisposées et les recommandait spécialement à Dieu dans la prière. C'est ainsi que notre regrettée et chère Mère de la Miséricorde a passé au milieu de nous, se préparant par une vie pleine de mérites à la rencontre de l'Epoux divin.

En 1880 nous eûmes la douce consolation de célébrer sa cinquantaine. Notre chère Mère s'y prépara par une fervente retraite et répondit par la plus charmante amabilité aux témoignages d'affection et de reconnaissance que nos coeurs étaient heureux de lui prodiguer.

Notre bonne Mère a toujours joui d'une excellente santé. À part la surdité dont elle était atteinte depuis longtemps et qu'elle porta d'une manière si reli­gieuse, sans qu'elle se plaignît jamais des privations nombreuses et des sacrifices parfois bien pénibles que lui imposait cette infirmité, elle sentait à peine le poids des années qu'elle portait vaillamment. Jusque dans ses derniers jours il était difficile de lui faire accepter quelques légers soulagements, donnant pour excuse qu'il faut aller tant qu'on le peut.

Levée d'ordinaire une heure au moins avant la Communauté, elle consacrait ce temps à la prière, au travail. Rien ne nous faisait pressentir le coup subit qui est venu l'enlever à notre vive affection. Pour elle, en vierge sage et prudente, elle se tenait toujours prête à répondre à l'appel divin, par une préparation continuelle à la mort. Que de fois ne nous a-t-elle pas prévenue d'être sans inquiétude si elle venait à mourir subitement, parce que, disait-elle, elle se tenait toujours prête. La pensée de la mort lui était familière ; elle l'envisageait comme le moyen nécessaire pour jouir de Dieu, et son désir de posséder le souverain Bien et de satisfaire par là à la justice divine la lui faisait accepter avec amour et recon­naissance envers Dieu.

Le samedi 23 février, notre chère Mère parut à la récréation du soir avec sa gaieté et son entrain ordinaires; un peu avant neuf heures, elle faisait le chemin de la Croix qu'elle n'omettait jamais. Le Dimanche matin, 24, vers six heures et quart, une Soeur passant dans le dortoir l'entendit se plaindre. Elle entre aus­sitôt, voit notre bonne Mère assise sur le plancher de sa cellule, ayant encore sa connaissance mais pouvant à peine s'exprimer. Une congestion pulmonaire venait de se déclarer. Transportée en toute hâte à l'infirmerie, notre digne Aumônier arriva presque aussitôt. Après lui avoir donné l'absolution, il lui conféra sans tarder l'Extrême-Onction, et quelques minutes après notre chère Mère exhalait doucement son dernier soupir, une partie de la Communauté et nous présentes ; il était huit heures moins le quart.

Nous avons la douce espérance que notre bonne Mère ne nous a quittées que pour aller chanter au Ciel les miséricordes du Seigneur qu'elle se plaisait à exalter sur la terre. Elle avait fait le voeu héroïque et remis entre les mains de la Très Sainte Vierge tous les suffrages qui lui seraient appliqués afin que cette divine Mère en disposât en faveur des âmes les plus délaissées, abîmant son âme dans le sein de la miséricorde infinie de Dieu. Nous vous prions, ma Révé­rende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint-Ordre. Par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, enfin une invocation aux SS. Coeurs de Jésus et de Marie, à notre Sainte-Mère et à Sainte Philomène, objets de sa particulière dévotion. Elle en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons l'honneur d'être, avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,        

 

Votre très humble soeur et servante,

Sr MARIE-THÉRÈSE DE LA MISÉRICORDE, r. c. i.

De notre Monastère de l'Incarnation et de N. P. Saint-Joseph des Carmélites de Chartres, le 2 Mars 1889.

 

Chartres. — Imprimerie GARNIER.

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