Carmel

02 Mai 1893 – Rodez

MA TRÈS RÉVÉRENDE MÈRE,

Paix et très humble salut en N.-S. qui, au moment où nous nous préparions à célébrer la Fête du Patronage de notre glorieux Père Saint Joseph, imposa à nos coeurs un bien grand sacrifice en enlevant à notre religieuse et tendre affection notre chère et regrettée; Soeur Marie-Justine-Marthe de Jésus, soeur du voile blanc et professe de notre Communauté, âgée de 47 ans, 2 mois et de religion 21 ans, 7 mois et 10 jours.

Cette bonne Soeur était née de parents éminemment chrétiens dans une petite paroisse de notre Aveyron. Bien jeune encore, elle eut la douleur de perdre sa mère; mais le bon Dieu avait mis dans le coeur de ses soeurs aînées une affection toute particulière pour la petite Justine qui se trouvait la plus jeune de la famille. Elles s'efforcèrent de lui inculquer les principes de foi et de piété .qui plus tard devaient se développer dans le cloître. Leurs soins furent couronnés du plus beau succès. L'enfance et la jeunesse de Justine s'écoulèrent dans la maison paternelle. Elle était tendrement chérie de ses frères et soeurs qui voyaient en elle l'ange de la famille. Bien souvent elle avait entendu la voix du Céleste Époux ; qui l'appelait à se donner toute à Lui ; mais elle restait indécise sur la Communauté où elle pourrait se fixer pour mieux servir N.-S.

"En attendant que la volonté divine se manifestât plus clairement, elle resta auprès de ses bons parents et continua d'être l'édification de la paroisse où elle fut admise dans la Congrégation des Enfants de Marie. C'est tout ce que nous pouvons vous dire, ma Révérende Mère, sur les premières années de notre chère Soeur ; car c'était une âme cachée et qui parlait rarement d'elle-même.

Notre-Seigneur la conduisit dans notre monastère par une voie à laquelle, elle ne s'attendait pas C'était en 1871 : nous avions besoin d'une soeur du voile blanc et plusieurs mois se passèrent sans voir nos désirs exaucés. U ne de nos anciennes Mère, sentant l'embarras de la Communauté, désira écrire à une de ses soeurs établie dans le monde pour lui demander si elle ne connaîtrait pas quelque brave fille (c'était son expression) qui voulût embrasser la vie religieuse et entrer chez nous à titre de soeur converse. Cette permission lui fut facilement accordée. Mme N... ayant donné connaissance à notre chère Soeur de la place qui lui était offerte, celle-ci accepta la proposition avec bonheur se disant à elle-même : « Je puis bien choisir le Carmel pour le lieu de ma retraite. »

Elle ne tarda pas en effet à venir se présenter, et notre Vénérée Mère Saint Dosithé, alors, en charge, reconnaissant en elle les qualités requises par nos Saintes règles, lui ouvrit avec joie les portes de notre monastère. Arrivée parmi nous, notre bonne Soeur se trouva comme dans son élément et embrassa avec beaucoup de zèle les observances religieuses. La communauté satisfaite de ses dispositions l'admit au Saint habit et à la profession aux époques ordinaires. Soeur Marthe, était comme sa Sainte Patronne, l'amie du travail.

Son dévouement était admirable : lorsque nous l'avions chargée de quelque chose, nous pouvions en toute confiance nous reposer sur elle, sûre que nos intentions seraient fidèlement exécutées. Son esprit de pauvreté était remarquable : elle allait parfois sur ce point jusqu'au scrupule. Elle aimait l'ordre et elle savait tirer profit de tout ce qui était entre ses mains. Elle était née avec une nature très sensible et un caractère vif; elle a eu l'occasion de pratiquer la patience en maintes circonstances : nous lui avons vu verser des larmes par les efforts qu'elle faisait pour se retenir. Depuis quelque temps nous constations sur ce point un progrès accentué dont nous étions bien édifiée. Avions-nous une observation à lui faire, nous pouvions agir sans crainte et sans ménagement, fut-ce en parti­culier ou en public, nous étions sûre de trouver notre chère Soeur docile comme un agneau. Aussi, nous disait-elle quelquefois qu'il n'y avait pas de duplicité en elle et qu'elle était bien aise que nous connussions ses défauts afin que nous l'aidions à s'en corriger. Elle aimait toutes ses Soeurs et elle en était aimée. Quoique n'étant pas très forte de constitution, elle avait cependant une bonne santé, ce qui lui a permis de garder notre Sainte Règle dans toute sa rigueur. Toute la vie de Soeur Marthe peut se résumer en trois mots : amour, dévouement et sacrifice.

Nous étions loin de penser que cette chère Soeur dût nous quitter sitôt. Vers la fête de Saint Joseph, toute la communauté fut prise d'une forte grippe et notre bien-aimée Soeur en souffrit beaucoup, ce qui ne l'empêcha pas de s'acquitter exactement de tous ses devoirs. Son rhume sembla diminuer durant quelques jours et elle se croyait à peu près guérie. Mais le bon Dieu avait d'autres desseins sur elle : c'était une âme mûre pour le Ciel et le divin Maître avait hâte de la cueillir. Huit jours avant sa mort, en se rendant à la récréation du soir, elle sentit une piqûre au côté : dans le moment, elle en fut vivement impressionnée ; mais revenue à elle-même, elle n'y fit pas grande attention. La nuit ne fut pas bien bonne et le lendemain elle reprit son travail ordinaire. L'infirmière s'étant rendue à la cuisine pour le besoin de son office remarqua que Soeur Marthe paraissait souffrante. S'en étant informée, celle-ci lui répondit qu'elle était malade, mais de ne pas nous avertir, ajoutant qu'elle pouvait agir encore. Etant prévenue, nous l'engageâmes à se reposer; elle eut peine à y consentir; nous dûmes la laisser vaquer à son travail ordinaire. Après avoir servi la communauté, elle nous pria de lui permettre de se retirer dans sa cellule. Les premiers soins lui furent donnés ; bientôt après, elle parut un peu mieux, sans cependant retrouver

ses forces. Après une auscultation, notre bon docteur, dont le dévouement pour nous est sans borne et que nous nous permettons, ma Révérende Mère, de recommander ainsi que sa chère famille à vos saintes prières, nous assura qu'il n'y avait encore rien de grave. La maladie resta stationnaire durant deux ou trois jours ; mais dans la nuit de lundi au mardi, un changement subit s'opéra dans l'état de notre bonne Soeur. Elle demanda du secours aux Soeurs qui veillaient dans une infirmerie contiguë à la sienne et où une autre Soeur était déjà bien mal. Celles-ci s'aperçurent que notre regrettée Soeur était dans le délire. On vint nous avertir en toute hâte. Quel ne fut pas notre étonnement alors que nous n'avions aucune inquiétude à son occasion. Elle nous reconnut encore, mais ce fut pour peu de temps. Heureusement, la veille notre Vénéré Père Supérieur, dont le zèle et l'intérêt qu'il veut bien avoir pour nous sont au-dessus de toute expression (Nous nous faisons un devoir, ma Révérende Mère, de vous prier de porter son souvenir auprès de N.-S.) étant venu voir ma Soeur Joséphine, avait entendu la confession de notre chère Soeur pendant qu'elle avait toute sa connaissance. Le mardi matin 18 avril notre dévoué docteur reconnut une congestion cérébrale : il ordonna quel­ques calmants et vers midi notre bonne Soeur revenait à elle-même. Cette lucidité ne lui fut rendue que pour quelques heures. La nuit suivante elle fut encore agitée et ne put rien prendre durant plus de vingt-quatre heures. Notre douleur était profonde de voir souffrir cette pauvre soeur sans pouvoir la soulager dans l'ardeur de la fièvre qui la consumait.

Au milieu de son délire, elle répétait entre autres paroles de nos Saints livres : « Je verrai éternellement le Seigneur dans la terre des vivants. » Le 21 au matin le médecin nous déclara que le danger était imminent et nous dit de la faire administrer, ce que nous fîmes aussitôt. Notre Vénéré Père Supérieur arriva immédiatement après la cérémonie ; il lui adressa quelques paroles de consolation dont il a le secret et l'exhorta à faire le sacrifice de sa vie pour l'Eglise, la France, les pécheurs, la Communauté, etc., etc. Notre chère Soeur reçut une dernière absolution : elle entendait tout et comprenait bien. Nous essayâmes de lui faire avaler une hostie (elle fut privée de recevoir le Saint Viatique) mais ce fut en vain : sa langue était presque paralysée. Peu de temps après que notre bon Père se fut retiré, nous vîmes notre chère Soeur baisser sensiblement. Nous nous hâtâmes de réciter pour elle les prières du Manuel pendant lesquelles elle rendit son âme à Dieu sans agonie, la communauté et nous présentes. Il était une heure et demie.

Le soir une nouvelle épreuve nous attendait : nous sentions que le divin Maître allait nous demander un autre sacrifice.

Ma Soeur Marie- Pétronille-Joséphine de l'Enfant-Jésus, professe de notre com­munauté, âgée de 69 ans et 28 jours, et de religion 35 ans, 5 mois et 22 jours, suivit tous les exercices jusqu'au dimanche soir 16 avril. Le vendredi 21, à 10 heures et demie du soir, la petite clochette de l'infirmerie nous avertit que notre chère Soeur allait nous quitter. La communauté venait de terminer Matines et elle était réunie au choeur.

Nous nous rendîmes à l'instant auprès de notre bien-aimée mourante pour lui réitérer les prières de la recommandation de l'âme. A peine les avions-nous commencées que nous nous aperçûmes que notre chère Soeur ne vivait plus. Sa mort fut semblable à un enfant qui s'endort dans les bras de sa mère.

Notre chère Soeur naquit à Toulouse de parents très pieux qui mirent tout leur soin à élever leurs enfants dans la plus exacte, fidélité à la loi divine. Parfois elle nous parlait de sa mère avec une expression de bonheur disant que son union avec le bon Dieu était presque continuelle, et qu'elle vivait au milieu du monde comme une religieuse dans son cloître. Cette belle vie fut couronnée par une sainte mort.

Dès son entrée parmi nous, nos Saints exercices la ravissaient. Nous goûterions un bonheur bien doux, ma Révérende Mère, en reproduisant les vertus de notre chère Soeur ; mais s'étant toute sa vie enveloppée du manteau de l'humilité et nous ayant priée de ne lui faire de circulaire que pour demander les suffrages de notre Saint Ordre, nous avons cru devoir accéder à son pieux désir. Nous vous dirons seulement que c'était une âme se réglant par l'obéissance dans ses moindres détails : la voix de ses supérieurs était pour elle celle de Dieu même. Un mot de leur part suffisait pour calmer les perplexités intérieures qu'elle éprouvait. L'abandon au bon plaisir divin était l'occupation habituelle de sa vie. Elle désirait la mort, Arrivée à ce moment suprême, le Seigneur l'a retirée à Lui dans la paix de son amour.

Quoique la vie édifiante et la mort si calme de nos regrettées Soeurs nous donnent la confiance que leur âme a reçu un accueil favorable auprès du Souverain Juge, néanmoins, comme il faut être si purs pour être admis immédiatement aux noces de l'Agneau, nous vous prions très humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis; celles des six Pater et une invocation à leurs Saintes Patronnes pour chacune de nos deux Soeurs. Elles vous en seront très reconnaissantes, ainsi que nous qui .avons la grâce de nous dire au pied de la Croix de Jésus,

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Raphaël de la Sainte-Famille-. R. C. Ind.

 

P. S. — Nos Mères du Carmel de Tarbes nous prient, ma Révérende Mère, de recommander très instamment à vos pieux suffrages l'âme de leur vénéré Pasteur, M. l'Abbé Michel Fontan, que Dieu a rappelé à Lui presque subitement, le 4 février dernier. Ce digne ecclésiastique, leur conseil et leur appui dès la fondation de leur Monastère, était depuis vingt-trois ans leur confesseur ordinaire. Sa mort, arrivée dans les douloureuses circonstances qu'elles traversent, leur rend plus pénible encore l'épreuve qui pèse sur elles en ce moment. Elles vous offrent d'avance l'expression de leur fraternelle gratitude pour les prières que vous voudrez bien joindre aux leurs, afin de les aider à témoigner leur profonde reconnaissance à ce prêtre éminent.

De notre Monastère de notre sainte Mère Thérèse, et de notre Père saint Jean-de-la-Croix, des Carmélites de Rodez, 2 mai 1893.

 

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