Carmel

02 mai 1892 – Saigon

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, dont la volonté, toujours adorable, vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en enlevant du milieu de nous notre bien chère Soeur Marie du Mont Carmel (Maria Dînh), Professe du choeur, âgée de 32 ans et de religion 16 ans.

Cette chère enfant était née de parents catholiques, à Tân-Dinh, fervente chrétienté des environs de Saïgon ; étant encore fort jeune elle devint orpheline et fut recueillie par une pieuse veuve qui lui enseigna les premiers principes de la religion; l'esprit précoce de Dinh eut bientôt tout saisi ce qui lui valut la grâce précieuse d'être admise à faire sa première Communion, quoi qu'elle n'eût encore que dix ans. Dieu lui inspira alors le désir d'être Carmélite; elle ne tarda pas à le déclarer, et pour tromper l'attente nous la fîmes recevoir à la Ste Enfance afin qu'elle apprit à lire et à écrire (seule instruction accordée aux femmes asiatiques), puis dès qu'elle fut en âge d'être admise au Carmel, nous lui ouvrîmes nos portes ; elle se montra très fervente et parut fort apte à tous les genres de travaux qui font le soutien de notre Monastère, où tous les sujets entrent sans dot. conformément à l'usage annamite qui n'avantage que les garçons.

Ma Soeur Marie du Mont Carmel était d'une taille plus développée que la plupart de nos indigènes; nous la croyions très forte, et, en effet, elle passait sans fatigue du lavage au repassage, qu'elle exécutait avec une promptitude surprenante; aux fleurs elle mettait la même dextérité, et aux ornements, il n'y avait qu'à lui faire un modèle de ce qu'on désirait, pour qu'elle réussit très bien. Sa mémoire était si heureuse qu'elle redisait presque mot à mot, le lende­main au noviciat, un sermon entendu la veille; on en profita pour lui faire apprendre par coeur les Épîtres et les Évangiles du dimanche, afin de donner une direction pieuse à son imagination, qui était excessive, il faut le dire.

Elle s'acquittait de ses emplois au choeur de telle sorte qu'on n'avait pas lieu de la reprendre durant toute une semaine, chose qui du reste ne lui était pas particulière, car nos bonnes petites annamites mettent toutes un soin très édifiant à préparer leur office et semblent avoir reçu un don presque miraculeux, à nos yeux, pour comprendre l'ordo, quoiqu'elles n'entendent pas la langue française.

Ma Soeur Marie du Mont Carmel montra une ferveur soutenue durant son noviciat, qui ne dura pas moins de 12 ans ; elle saisissait de prime abord les instructions spirituelles, était avide de pratiques intérieures et en faisait profit; vraiment elle paraissait avoir reçu ces grâces qui font les grands saints; d'autant plus que sa nature était de celles qui doivent toujours remonter leur pente, et pour qui la vertu est dans toute l'acception du mot, une force, un effort, ce qui par conséquent multiplie le mérite devant Dieu; mais hélas, la mollesse du caractère oriental connaît peu les mâles énergies qu'exige le travail de la perfec­tion, et chez cette pauvre enfant les qualités du coeur n'égalaient pas celles de l'esprit... puis elle était foncièrement annamite, c'est-à-dire peu sincère... peu humble...

En outre, l'éducation religieuse refait difficilement une première éducation manquée, vous le savez trop bien, ma Révérende Mère, pour ne pas soupçonner ce que la tâche, partout si ardue de la formation des âmes, devient en un pays tant arriéré et si peu fait pour comprendre l'esprit d 'un Ordre comme le nôtre!...

Mais puisque Notre Seigneur choisit Lui-même pour Épouses, ces âmes qui forment 1'élite des Fidèles, en une nation où règne encore le démon, nous pouvons bien croire qu'il aura pour elles des miséricordes spéciales.

Nous confiant donc en l'action de sa grâce divine, nous espérions tirer bon parti des avantages naturels dont le Seigneur avait favorisé notre chère Soeur Marie du Mont Carmel.

Mais les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées et ses voies ne sont pas nos voies; trois ans s'étaient à peine écoulés depuis que cette pauvre enfant avait fait sa Profession (ayant 7 années de probation") qu'elle ressentit les premières atteintes de la consomption qui devait la ravir à notre affection. Depuis lors on lui évita les travaux fatigants et on lui donna tous les soulagements nécessaires, pour qu'elle pût suivre encore les exercices de communauté.

Elle avait d'ailleurs beaucoup de force de volonté et une grande générosité pour porter la souffrance, et comme son état n'avait rien d'alarmant, elle conti­nuait à se rendre utile; ainsi, au moment du centenaire de N. P. S. Jean de la Croix, elle fut d'un grand secours pour la traduction de la vie de ce cher Saint, que nous voulions faire connaître à nos Soeurs annamites ; mais à peine ma Soeur Marie du Mont Carmel eut-elle achevé les copies, que la maladie prit un carac­tère plus actif et bien avant les fêtes du centenaire elle était déjà condamnée à l'infirmerie; une fièvre presque continue s'était déclarée et la consumait lentement, sans que rien put l'enrayer; même, une crise assez violente nous fit appeler le Père confesseur- pour l'administrer; elle s'en remit assez cependant, pour assister encore aux récréations, mais nous dûmes lui interdire le choeur à cause d'une toux incessante causée par le feu intérieur qui lui bridait les poumons; ses nuits étaient fort pénibles et peu à peu il fallut réduire le nombre de ses communions, enfin, il y a trois mois il ne lui fut plus possible de descendre

 

au choeur. on dut l'y porter dans un fauteuil, jusqu'à ce que sa faiblesse aug­mentant progressivement, on fut contraint de faire entrer le Père pour lui apporter le Divin consolateur. Son désir de la mort était extrême, et elle faisait tant de prières à N. P S. Joseph, à cette intention, que nous ne doutions pas qu'elle irait faire cette fête an Ciel. Le Père confesseur lui renouvela donc la grâce de l'extrême-onction, et, comblée de joie, la chère enfant s'apprêtait à prendre l'essor.

Mais Dieu voulait la purifier par de plus vives souffrances. Il prolongea encore un peu son exil, qu'elle sut rendre méritoire par une application constante à la vie intérieure et un abandon très complet entre les mains divines; ses entretiens ne roulaient que sur des sujets pieux et surtout sur la mort; chercher à lui parler du désir de la retenir parmi nous, c'était la peiner très sensiblement, aussi on lui donnait plutôt des moyens pour se préparer au grand passage. N'ayant ]point été écoutée par Saint Joseph, elle s'adressa à N. S et lui demanda d'être unie à Lui en la semaine sainte, mais au lieu d'être exaucée elle eut un moment de mieux qui permit d'interrompre les veilles de nuit si fatigantes pour la communauté.

Enfin, cette pauvre malade supplia tant sa bonne Mère du Ciel de lui faire faire le Mois de Marie près d'Elle, qu'elle obtint cette faveur. Son corps déjà si décharné devint de plus en plus semblable à un squelette, la fièvre la dévorait et lui faisait endurer une soif perpétuelle C'était vraiment un holocauste qui se consumait lentement.

Samedi dernier, 30 Avril, pour la première fois, sa faiblesse alla jusqu'à l'anéantissement; nous vîmes bien que la fin approchait et le Père eut la bonté d'entrer lui donner le S. Viatique et l'encouragea pieusement; nous craignions qu'elle ne succombât vers le milieu du jour, mais cette lutte entre la vie et la mort semblait ne pouvoir se terminer, en cette nature, Soeur encore dans la force de l'âge et douée d'un tempérament robuste. Sa présence d'esprit semblait même se développer à mesure que le physique baissait; ainsi, peinée de ce qu'à cause de son état, on passait sous silence la fête du Bon-Pasteur, elle fit supplier la Mère sous-Prieure de faire au moins réciter les couplets d'usage, ce qu'on fit à la récréation du soir-, car elle paraissait mieux.

Après matines nous nous aperçûmes que ses membres étaient comme sans vie et nous crûmes devoir rester auprès d'elle, appréhendant l'heure de minuit. En effet, cinq minutes avant cette heure, elle nous dit tout à coup : 0 Mère, comme je suis bien maintenant, je ne souffre plus, oh ! comme je suis en paix, que je suis contente!

Nous vîmes de suite ce que cela signifiait et attendîmes anxieusement, hélas! l'attente ne fut pas longue, car cette pauvre enfant commença subitement à pousser des cris d'effroi et à répéter : Jésus, Marie. Joseph, eu ouvrant des yeux hagards, puis nous saisissant d'une manière fébrile, elle répétait précipi tamment : Giè-giu, Maria Giu-de, oh! je suis en agonie, je vous dis adieu, adieu, je m'en vais au Ciel... pardon. Mère..... pardon, mes Soeurs, priez pour moi...ne m'oubliez pas dans le purgatoire. Oh! je vous aime toutes...Seigneur (Chua, Chua), toute la communauté était accourue à ses cris; on réitéra les prières des agonisants qu'elle semblait vouloir accélérer et qu'elle entremêlait de Giê-giu, Ma-ria, Giu-de, répétés, ce qui produisit en elle une surexcitation impossible à décrire. et qui dura près de trois heures ; elle redisait :. Je suis en agonie, je m'en vais, oh! que je suis contente! et elle riait d'un rire qui faisait mal à voir, car elle ressemblait à un cadavre parlant et exhalait déjà une odeur sépulcrale difficile à supporter; on lui donna de l'eau de Lourdes pour tâcher de la calmer, niais elle voulait dire un mot à chacune en particulier, l'appelait près de son lit et lui ]prenait la tête de ses grands bras glacés; puis elle s'informa des vêtements qu'on lui mettrait pour l'ensevelir, les voulant tout de suite, elle cherchait à disposer son lit. pour mourir bien modestement, disait-elle, et elle réitérait encore ses : pardon, pardon, qu'on ne pouvait empêcher.

Une telle fatigue devait être suivie d'une réaction fatale, elle retomba peu à peu anéantie et perdit successivement l'usage de ses sens qu'elle ne recouvra plus, demeurant immobile et dans la posture la plus religieuse, tenant sur son coeur son crucifix et son chapelet qu'elle avait arrangés vers la fin de sa crise. Le râle de la mort avait commencé et peu à peu la vie s'éteignant en elle, sa respiration devenait moins sensible jusqu'à ce qu'elle cessa si doucement, que nous ne pouvions préciser l'instant de sa mort. Il était 6 heures et demie. Dans le même temps, le Père missionnaire offrait pour elle le Saint Sacrifice dans notre chapelle et en était à l' Elévation... Puisse notre chère enfant avoir été jugée digne d'être associée à l'Auguste Victime et reçue favorablement par le Seigneur et par la Très Sainte-Vierge, deux fois sa Patronne et sa Mère très aimée.

Cependant, comme il faut être si pur pour être admis dans la céleste patrie, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre les suffrages de l'Ordre, qu'elle a mérités par son assiduité à s'en acquitter à chaque circulaire venue de France; par grâce, veuillez y joindre une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du chemin de la Croix, celle des six Pater et ce que votre charité voudra bien y ajouter.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce d'être en union de vos saintes prières, avec un profond respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur PHiLOMÈNE de l'Immaculée-Conception,

r c. i

De notre .Monastère du Carmel Saint-Joseph, Saigon (Cochinchine), le 2 Mai 1892.

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