Carmel

02 janvier 1891 – Mende

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et salut en Notre-Seigneur, qui vient de faire à notre humble fondation une visite solennelle, et plonger nos coeurs dans la plus profonde douleur, en appelant à Lui notre Chère Mère Anaïs Marie-Thérèse du Sacré-Coeur et de Sainte Madeleine, Sous-Prieure, Professe de notre Carmel de Nîmes, âgée de 29 ans, 9 mois, et de religion, 8 ans, 9 mois.

C'est au jour de la fête de Notre-Dame de Lorette que cette âme angélique a pris son essor vers la patrie, nous avons tout lieu de l'espérer : coïncidence heureuse avec le départ de ce monde d'une âme qui a tant aimé la beauté de la Maison de Dieu et qui était elle-même une demeure si pure de l'Esprit Saint !

 

Notre chère Mère Sous-Prieure naquit à Goudargues, paroisse importante du diocèse de Nîmes, d'une famille foncièrement chrétienne, dont les souvenirs et les traditions exhalent le plus suave parfum de piété. Elle avait entendu dire à son grand'père qu'il ne comprenait pas qu'un chrétien pût rester au lit, quand le sommeil ne lui était plus nécessaire ; en pareil cas, il se levait, se rendait à l'église, y faisait une ou deux heures d'oraison, après lesquelles il assistait à la Sainte Messe. La mort de cet homme de foi fut l'écho de sa vie ; il s'éteignit en chantant le Gloria in excelsis. La grand'mère de notre chère Enfant, qui gardait en son coeur des regrets de vie religieuse, disait souvent à ses petites-filles, qu'elle n'avait jamais rencontré un directeur aussi éclairé que l'était leur grand'père.

Formée à une telle école, la mère de notre chère Soeur inculqua à sa nombreuse famille les plus purs principes de notre sainte religion. Anaïs était la troisième des ci enfants qui sucèrent avec le lait, la connaissance et la crainte du Seigneur. Les paroles de la reine Blanche à son fils revenaient sans cesse sur les lèvres de cette femme forte ; nous verrons plus tard, ma Révérende Mère, comment il plut au Sei­gneur d'exaucer par la croix la sincérité de ce désir.

Ces profondes instructions se gravèrent si avant dans la jeune intelligence de notre chère enfant, qu'elle se rappelait n'avoir pas dormi pendant quatre nuits consécutives, après avoir lu, pour la première fois sans doute, le passage du Saint Évangile sur la fin du monde : elle avait alors quatre ans.

Son enfance s'écoula doucement dans ce foyer béni où elle ne connut jamais que les joies innocentes de la famille et les suaves émotions des fêtes du Seigneur ; la plus fraternelle union régnait entre le frère et les

soeurs au milieu desquels le père et la mère réalisaient l'Idéal de la famille selon Dieu. le respect dont les entouraient leurs enfants ressemblait à un culte, nous disait une personne, témoin des attentions délicates prodiguées par ces enfants à leurs parents chéris. Comme le regard du Père Céleste devait aimer à se re­poser sur cet intérieur si chrétien ! Aussi sa main vint-elle y cueillir trois fleurs : La première devait embaumer de son angélique parfum l'Ordre de la Visitation ; les deux autres furent transplantés sur la Mon­tagne choisie du Carmel.

L'éducation de notre chère Soeur fut confiée aux religieuses de la Présentation, établies sur la paroisse. Elle y fut une élève intelligente et docile; son coeur reconnaissant n'oublia jamais les soins, les vertus et les exemples de ses chères maîtresses. Au milieu de ses compagnes de première communion, de congrégation ou de chant, Anaïs était comme un puissant aimant vers lequel se concentraient tous les coeurs. Entre quatorze et seize ans sa nature ardente et aimante subit une crise qui aurait pu lui devenir funeste ; son coeur ne trouvait de repos nulle part, son esprit était tourmenté d'inquiétudes, au point de donner à sa mère des préoccupations réelles. Mais l'oeil attentif du vénéré Pasteur de la paroisse veillait sur elle. D'un mot énergiquement prononcé et fidèlement recueilli, la parole sacerdotale transporta cette âme des bords de la voie large sur le sentier de la sainteté. L'obéissance à son sage Directeur la fît triompher de tous les obs­tacles, et si la vertu fut toujours en elle le fruit de la lutte, comprendre le bien et l'accomplir fut dès lors tout un pour ce coeur généreux.

« Le sacrifice était le mot d'ordre de cette âme énergique, nous écrit ce digne Prêtre, Elle a toujours professé la maxime du Divin Maître Agonisant: Pater non mea colontas,  tua fiat. Pour Dieu, le bien, la vertu, elle eût bravé le fer et le feu. »

Douée de tous les dons naturels, aimable envers tout le monde, sa piété sympathique exerçait un salutaire apostolat ; on ne savait, on ne pouvait résister à ses avis, à ses exemples. La critique mondaine recevait de ses lèvres des réparties toujours opportunes, sans que le petit ton ironique et souriant de ses réponses put jamais offenser personne. Son dévouement ne connaissait pas les réticences de l'amour-propre et du qu'en dira-t-on. Un jour, pendant le carême, Monsieur le Curé était à bout de force et sa voix rauque se refusait à le servir. « Je voulais néanmoins, ajoute-t-il, présider l'exercice supplémentaire du Chemin de la croix, quand petite Anaïs s'apercevant avec émotion que ma voix ne pouvait articuler une simple lecture, par un mouvement de charité m'interrompit d'un ton solennel et reprit à l'alinéa interrompu, faisant l'office de vicaire jusqu'au bout, à ma grande satisfaction. Quel bon coeur, me disais-je en moi-même la larme à l'oeil.»

La simplicité, la candeur de l'enfance fut un des traits distinctifs de la direction qu'elle reçut alors. Il nous souvient que sa mère s'étant plainte de ce que, sous prétexte de dévouement, sa fille ne se mettait que rare­ment à table et ne prenait aucune nourriture solide. M. le Curé lui fît une obligation de manger tous les jours la soupe redoutée et pour pénitence du passé, il s'offrit, séance tenante à la lui faire prendre lui-même. La gracieuse enfant se mit à genoux pour mieux se prêter à cet exercice auquel applaudissait eu souriant la famille rassemblée.

Un trait entre mille vous donnera, ma Révérende Mère, une idée de l'énergie de cette nature fortement trempée. Ayant obtenu la permission de faire usage d'un bracelet de fer, elle ne crut pas excéder en le gardant deux ans, sans le quitter ni jour ni nuit, ne le changeant de place que tous les trois mois. Je croyais m'évanouir en faisant cette opération, nous disait-elle; après quoi ce n'était plus rien. Un accident de voiture vint mettre fin à cette pénitence exagérée ; elle se cassa le bras précisément au-dessus du fameux bijou ; elle ne put alors le dérober aux yeux de sa mère et du médecin, ce qui la couvrit de confusion et lui en fit suspendre la pratique. « Comme je comprenais mal la vertu, disait plus tard au noviciat notre chère Soeur, je m'aveuglais sur mille imperfections et je me confessais, en termes couverts, d'avoir fait une lâcheté parce que j'avais évité de me coucher sur ce pauvre bracelet ; j'ai bien d'autres choses à me reprocher aujourd'hui. » Elle puisa dans l'étude approfondie du Crucifix la science des solides vertus et marcha si rapidement dans ce chemin, qu'à dix-neuf ans elle était regardée comme une perfection.

 

Le digne Prêtre auquel Dieu avait confié la direction de notre chère Soeur semblait avoir reçu d'en haut la mission de développer dans des âmes d'élite le germe de la vocation religieuse. Anaïs fut, nous le croyons, avec son intime amie, un des souvenirs les plus embaumés de son saint ministère. Cette amie vivait à l'ombre du presbytère et avait entendu depuis plusieurs années l'appel divin et mystérieux lui montrant le Carmel comme le lieu de son repos. Les confidences de ces deux coeurs, formés à la même école, furent le moyen dont Dieu se servit pour attirer notre angélique enfant sur le seuil de notre Sainte Montagne. Entrée dans notre berceau religieux deux ans plutôt, notre Soeur St Jean de la Croix ne pouvait dissimuler son désir de voir son amie être admise parmi nous : ce fut le jour de sa prise de voile que la jeune postulante se présenta. Elle était âgée de 19 ans; ses réponses simples, franches, énergiques plurent aux Mères chargées de son examen et le jour de la fête de notre Sainte Mère Thérèse fut fixé pour son admission. A la veille de cette entrée son saint directeur nous écrivait : « J'ai cultivé ce beau lis autant qu'il m'a été donné d'en Haut, l'heure est venue pour moi de la livrer à la divine jalousie. »

Tous les préparatifs du départ étaient faits ; la famille de la chère enfant avait accepté le sacrifice de cette seconde victime avec une générosité toute chrétienne; mais l'heure approchait, la tristesse commençait à envahir les coeurs : « Nous nous affaiblissons par l'attente, dit alors Anaïs, Père chéri, nous partirons demain. »

Les portes du Carmel lui furent ouvertes le 12 octobre 1880, au moment de la reprise des décrets ; elle y fit son entrée sous la double bénédiction de son Père bien aimé et du Père de sa vocation.

Dès le début on reconnut dans la jeune postulante des qualités rares jointes à une simplicité ravissante. Silencieuse, régulière jusqu'aux plus petites observances, amie du devoir, de la solitude et du travail, on n'eut jamais besoin de lui dire deux fois la même chose : en un mot sa conduite était si parfaite qu'il était impossible de la trouver en défaut. Déconcertée de n'avoir rien à lui reprocher et voulant éprouver si rien ne pouvait lui faire perdre un instant son angélique sérénité, sa maîtresse lui commanda un de ces actes qui renversent la raison et forcent une novice à se révéler. L'ordre fut reçu avec un respect tout religieux, accompli avec exactitude, et quand après un exercice assez long elle fut reprise de perdre son temps à faire une chose sans jugement, au lieu d'aider sa compagne surchargée de travail, elle qui lui sa­crifiait toutes ses heures de grand silence, la vertueuse enfant loin de s'excuser et de se plaindre remerciait avec effusion : « Oh merci, merci, ma Mère, ajoutait-elle, j'ai un si grand besoin d'être brisée ! » L'office divin faisait ses délices, celui des dimanches lui était une fête ; elle se reprochait comme une des mortifications de son noviciat d'avoir trop souvent mesuré du regard la longueur des psaumes.

Sa santé s'étant parfaitement soutenue malgré le régime austère du Carmel, elle fut admise avec joie à la grâce du St Habit et de la Profession en leur temps. La Mère Prieure qui reçut les voeux de cette chère victime nous dit qu'elle n'oubliera jamais les consolations et les parfums de cette journée que lui rappellent toutes les nouvelles oblations faites entre ses mains.

Un des côtés saisissants de cette nature était la simplicité. « Soeur Thérèse du Sacré-Coeur est une âme vraie, disait une de ses compagnes de noviciat qui avait son langage à elle. »

Après sa profession on lui confia l'office de seconde Portière. Ce fut pour son âme avide de solitude et de silence une véritable épreuve; mais l'obéissance était pour elle au-dessus de toutes choses : « Je suis venue au Carmel pour obéir », avait-elle répondu à une de nos Mères qui lui avait demandé ce qu'elle était venue chercher en religion. Cette disposition l'a accompagnée jusqu'à son dernier soupir.

Lorsqu'en juin 1883, notre petite fondation fut définitivement arrêtée, nous comprenions combien ma Soeur Thérèse du Sacré-Coeur nous serait nécessaire ; nous osions à peine manifester notre désir. Quelle ne fut pas notre surprise et notre reconnaissance, quand on nous répondit : « Je vous la donne." Cette chère âme fut bien après le bonheur d'accomplir la sainte volonté de Dieu, notre plus douce compensation dans le sa­crifice si douloureux fait en nous éloignant de notre berceau religieux.

Il y avait vingt jours à peine que sa soeur était venue la rejoindre et il fallait se séparer. Le sacrifice fut accepté généreusement par ces deux âmes qui comprenaient déjà d'une manière plus qu'ordinaire la néces­sité de l'immolation dans la vie religieuse.

Notre Chère Soeur fut à .

 

 ce qu'elle était à Nîmes, une religieuse exemplaire. Les épreuves inévitables d'une fondation ne servirent qu'à développer ses vertus ; son dévouement se traduisait par un travail assidu ; elle était constamment la première au labeur, la dernière au repos. Dans les heures de récréation son joyeux entrain et ses saillies aimables faisaient le charme de ces exercices. Dans son emploi de Portière elle édifiait et attirait tous ceux qui avaient à faire à la Communauté, et malgré les difficultés parfois délicates de cet office, elle sut garder nos saints usages sans froisser personne et ne dépassa jamais les intentions de la Mère Prieure. A la Chapelle on venait entendre cette jeune soeur dont le chant avait toujours l'accent du Credo. La solitude lui manquait beaucoup dans ce premier provisoire qui ressemblait si bien à Bethléem. Nous trou­vâmes moyen de lui créer pour son travail un petit office séparé dans une pièce servant en même temps de Provisoirerie, de lieu de passage et de lieu de cuisson des pains d'autel.

Un an après notre arrivée à Mende, notre chère Soeur fut visitée par la maladie. Dès les premiers jours elle fut assez mal pour que notre Vénéré Père Supérieur songeât à lui administrer les derniers sacrements ; nous ne pouvions croire qu'elle fut sonnée l'heure d'un sacrifice que les circonstances rendaient plus dou­loureux encore. Sa respectable Mère venait à peine de fermer les yeux à sa fille religieuse. Le Bon Dieu pouvait-il demander deux holocaustes à la fois ? Notre Vénéré Père ayant fait un voeu à Notre-Dame de Lourdes pour obtenir la guérison de la chère malade, nous eûmes le bonheur d'être exaucées : la grâce du sacrement de l'Extrême-Onction sembla la rendre à la vie et peu de jours après elle était parmi nous. Elle attribuait cette grâce longtemps sollicitée à l'intercession de la Mère-Thérèse-St-Augustin, Madame Louis.

La convalescence fut longue et pénible : un dégoût qui dura à peu près toute sa vie lui rendait toute nourriture difficile ; à force d'énergie elle parvint à se surmonter et à se nourrir assez pour reprendre la Sainte Règle d'ans toute sa rigueur. Les soins dont nous aurions voulu l'entourer la soulageaient à peine ; ennemie des particularités et des dispenses elle nous disait : « Ma Mère, on m'a dit dans le monde que j'avais un tempérament de fer et je sens que j'ai un corps qui se refait de lui-même; je vous en prie, laissez-moi suivre le train commun, c'est ce qui me va le mieux. » Avec ces convictions qu'elle ne nous faisait partager qu'à demi, elle est arrivée au matin du jour où elle s'est alitée, ayant eu le bonheur de suivre eu tout nos Saintes Observances, grâce que son esprit éminemment religieux appréciait au-dessus de toutes les autres.

Nos supérieurs comprenant avec nous que notre première maison de location était trop étroite pour le bon état des santés, nous conseillèrent un changement. Nos ressources ne nous permettant pas de songer à bâtir, il fallait nous contenter encore d'un provisoire. Un digne prêtre de notre ville nous fournit un local plus convenable dont il dirigea l'aménagement avec une généreuse sollicitude, faveur qu'il a bien voulu com­pléter en devenant dès ce jour notre aumônier volontaire. Aidez-nous, ma Révérende Mère, à acquitter envers lui notre dette de reconnaissance. Malgré le dévouement de M. l'abbé S., cette seconde installation fut une secousse pour nous toutes, pour notre chère Soeur Thérèse du Sacré-Coeur en particulier. Elle soupirait sans cesse après la solitude et le silence; nous connaissions toute la sincérité de ce sentiment, par le profit réel qu'en relirait son âme, dès que cette grâce lui était accordée. Nous nous servîmes de ce désir pour la préparer aux desseins que Dieu nous semblait avoir sur elle ; l'humilité et la droiture de cette âme nous permettaient de la conduire d'après les vieux principes dont elle tirait tout le profit désirable. Une légère circonstance nous fournit le prétexte de paraître mécontente de sa conduite au Tour. Nous lui enjoignîmes de céder la clef à une autre soeur, de retourner au noviciat pour y réparer les brèches faites à sa formation religieuse et de re­prendre en même temps sa vie de cellule. Cette âme affamée du pain des forts ne cessait de nous remercier de cette double grâce dont son oeil éclairé par la foi lui faisait apprécier tout le prix.

Sa vie intérieure était toute de foi nue et d'abandon, elle chercha longtemps son Dieu à travers les luttes de la nature et les angoisses de la tentation. Nous trouvons dans ses notes ce mot énergique qui rend bien le travail de son âme: « Oh ! désormais avec le secours de votre grâce, mon Jésus, il faut que je triompha de moi-même, ou que je meure ; il faut que je vous aime, coûte que coûte. » Dans cette nature toute d'in­telligence et de volonté le combat finissait toujours par la victoire et nous pouvons lui rendre ce témoignage que, en fait de perfection ses oeuvres répondaient toujours à ses paroles.

« J'ai vu cette âme à l'oeuvre, nous disait une postulante, enfant très droite qui n'a fait que passer par notre Carmel, je lui ai souvent rendu la tâche difficile et je n'ai rencontré chez ma Soeur Thérèse que douceur et charité. » Notre Bon Maître qui voulait la sanctifier en peu de temps, multipliait en effet les difficultés et les croix sur sa route. Sans perdre le temps à raisonner sur les personnes et les choses, elle s'appliquait à tout voir venir de Dieu et de tout aller à Dieu. Le travail de l'imagination n'a jamais embarrassé sa marche ; elle en ignorait les enthousiasmes et les exagérations, elle en redoutait beaucoup les conséquences dans la direction des âmes. Elle ne connut pas davantage le découragement ; dans les défaillances inévitables et même nécessaires aux âmes les plus généreuses, elle s'accusait, se punissait, se relevait avec courage et recom­mençait cette poursuite de Dieu ardente, fidèle, constante qui a fait de sa vie une ascension non interrompue vers sa fin dernière.

Naturellement avide de sympathie, ce coeur délicat, sensible et aimant se repliait, comme la sensitive, au moindre manque d'égards. Notre-Seigneur, jaloux de la pureté de son âme dirigea vers ce côté faible de sa fidèle épouse tous les traits de son amour; partout où elle cherchait un appui, une satisfaction, elle rencontrait une déception, un mécompte : « O mon Dieu, s'écrie-t-elle, dans une de ses retraites, je sens que vous me voulez toute entière; et pourquoi me poursuivez-vous de la sorte ? Vous voulez, je le vois, immoler dans mon coeur tous ces désirs immodérés qui empêchent votre règne absolu dans mon âme ; le mot de mort que vous répondez à toutes les réclamations de ma nature aux abois, me fait bien comprendre que vous voulez être seul Maître et seul Roi dans mon âme. Je vois bien que je ne puis attirer des grâces de conversion sur les pécheurs, des grâces de sainteté sur les âmes sacerdotales, but spécial de ma vocation de Carmélite, qu'autant que je vous laisserai complètement libre dans la mienne. Eh bien ! Seigneur, me voici : plus de milieu, plus de partage, plus de réserve, je me donne cent et cent fois ; ne permettez pas que je me reprenne jamais. »

Dans sa direction comme dans sa conduite, nous trouvions toujours notre chère Soeur, semblable à elle- même : ouverte, franche, simple, se plaçant toujours plus bas qu'on ne la voulait, prenant facilement et volontiers parti contre elle-même, faisant abnégation de son jugement si sûr et dont elle avait parfaitement conscience : ce qui l'aurait inclinée à y tenir quelquefois. Dans ces derniers temps nous lui avons vu pratiquer tous ces renoncements si difficiles à la nature avec une aisance, un dégagement qui nous était une douce consolation : « Les retours m'ont fait trop de mal, nous disait-elle. Aujourd'hui je ne regarde plus ce qui me blesse; je passe outre et je monte. »

Il y a près de quatre ans le moment nous parut venu de lui confier la conduite des novices, charge dont elle s'est acquittée à notre grande consolation et à la satisfaction de la Communauté. Elle n'avait alors que 26 ans à peine, mais son esprit possédait toutes les qualités de l'âge mûr; nous n'avons jamais ou à la reprendre de légèreté ou d'imprudence; sa conduite irréprochable au choeur, en Communauté, au travail, sa parfaite régularité, son amour du silence, ses vertus religieuses et surtout son oubli complet d'elle-même nous auto­risaient à dire à ses jeunes novices : Voyez et faites comme votre Maîtresse.

Avec le tact exquis dont elle était douée, elle sentit plus que jamais le besoin de s'effacer et de se faire petite : « Je comprends très bien, ma mère, nous disait-elle, qu'à mon âge je ne puis inspirer aucune confiance et que je n'en mérite aucune; mais si l'obéissance veut cela de moi, je compte sur le Bon Dieu ; je ne suis qu'un néant, mais mon néant, c'est ma force. »

La bénédiction divine ne lui fit pas défaut. Elle aborda la direction des âmes sans embarras comme sans préoccupation ; elle saisit d'un regard ce qu'elle pouvait attendre de chacune de ses novices ou lui demander.

Son esprit positif concentrait tous ses efforts à inculquer dans leurs jeunes intelligences, l'amour de notre Ste Règle et des plus petites observances. L'esprit de foi, l'amour du devoir, l'estime de la vie commune re­venaient sans cesse sur ses lèvres. « Voyez, mes chères Soeurs, il faut qu'une Carmélite se fasse une habitude de brusquer sa nature. Je connais une soeur qui après une maladie est restée deux ans à croire qu'elle allait s'évanouir pour se lever quand la matraque passait; elle se secouait et sautait bien vite du lit et elle n'a jamais eu aucune défaillance; au réfectoire tout lui paraissait révoltant ; elle est parvenue à se dominer et aujourd'hui elle a la grâce et le bonheur de faire la Ste Règle en entier; ne faites pas de concessions à la nature, elle vous laissera en repos. » La courageuse Maîtresse avait raconté son histoire.

Elle avait reçu de Dieu le don de la parole ; réservée en présence de la Communauté elle se sentait à l'aise avec nos jeunes soeurs. Son âme ardente se répandait alors en accents pleins de feu et d'onction sur la beauté de notre Ste Vocation et les hauteurs surnaturelles où elle nous oblige à vivre. Elle initiait par degrés ces jeunes âmes à l'indispensable travail de l'abnégation et de la mort à elles-mêmes pour préparer en elles le règne de Notre-Seigneur, elle leur disait souvent qu'une journée sans ascension est une journée perdue pour une Carmélite. Elle était elle-même si bien affermie dans ces régions supérieures qu'aucune de ses novices n'a pu avoir pour cette chère et si religieuse Maîtresse, un instant d'affection naturelle ou trop sensible.

Elle était pourtant aimée d'elles d'un amour qui sentait la vénération, de son côté elle se montra toujours pleine d'une charité qui savait prendre toutes les formes : compatissante et ferme, forte et douce à la fois ; on aurait pu se demander à quelle école cette âme avait puisé cette éloquence du coeur qui va droit à son but et qui faisait dire à ceux qui l'avaient entendue quelques instants : « Quel esprit élevé il y a dans cette jeune Soeur ! » Nous lui reprochions parfois d'être un peu trop sentencieuse en parlant des choses de Dieu ; c'était toutefois sans aucune prétention, car elle n'en avait pas conscience ; cette forme était l'effet naturel de son esprit sérieux et de ses pensées profondes.

Il plut à Notre Seigneur d'achever son oeuvre dans notre chère Mère Sous-Prieure par les croix les plus sensibles et ce fut dans son coeur de fille qu'elle fut frappée. Elle avait laissé au foyer paternel un frère et une soeur sur lesquels elle et sa chère soeur Carmélite comptaient pour consoler leurs bons parents. Il y a deux ans et demi cette jeune enfant, la joie de la famille, était arrachée à l'affection des siens, à l'âge de 24 ans après une cruelle maladie de trois mois. Soeur Thérèse du Sacré-Coeur fut à cette heure pour sa mère désolée une consolation et un appui. Nous lui avions permis en cette douloureuse circonstance une correspondance un peu plus fréquente, nous eûmes la grâce d'en constater la valeur et les fruits. D'un bout à l'autre de ses pages l'esprit de grâce coulait à flots : tour à tour forte, tendre, aimable, joyeuse même de cette joie qui dépasse les sens, elle s'efforçait d'élever l'âme de sa mère à ces hauteurs de la foi et de l'amour où les douleurs se trans­forment en paix et en abandon sur le sein de notre Père Céleste. Son dévouement à sa mère grandit dans cette épreuve.

« Je craignais de mêler de l'imperfection à l'amour que je sentais pour ma Mère, nous disait-elle dans un épanchement tout filial, j'ai porté mon souci à Notre-Seigneur dans l'oraison. Il m'a rassurée et m'a fait comprendre qu'il voulait que nous nous soutenions l'une l'autre, pour marcher du même pas dans le chemin du Calvaire et nous trouver réunies près de sa croix. » Cette vue se réalisa pleinement. Nous avions de la peine à retenir nos larmes en dépouillant cette correspondance où la fille et la mère se disputaient la palme de la générosité et de la foi portées jusqu'à l'héroïsme. Le coeur de notre chère Soeur débordait de dou­leur et de joie en recevant des lignes comme celles-ci : « Ma chère Thérèse, l'heure de la terrible séparation va sonner; quand j'ai vu que tout espoir était perdu de conserver notre chère enfant, je me suis armée de courage pour les derniers adieux et enlaçant mes mains dans ses mains après y avoir placé le cierge bénit, debout comme notre divine Mère au pied de la Croix, j'ai fait le sacrifice de mon enfant, et elle, celui de sa mère. Ne t'inquiètes pas à mon sujet, je souffre, mais je crois et je sens que le regard de Dieu me soutient. »

« Mère chérie, répondait sa courageuse fille, vous avez agi comme Marie près de la Croix, comme elle aussi vous vous tiendrez debout pour recevoir le coup qui doit transpercer votre coeur. Courage ! chaque sacrifice agrandit notre couronne et nous rapproche de Jésus. Au Ciel nous bénirons Dieu de nous avoir fait pleurer sur la terre. »

 

Six mois plus tard c'était son frère, l'espoir et la gloire de la famille, que ce Père et cette Mère vénérés voyaient descendre dans la tombe à la fleur de l'âge. Dieu le retirait du monde, avant que le mal eût altéré son âme. « Votre coeur de chrétienne est plus fort que votre coeur de Mère, écrivait à cette occasion notre généreuse enfant, et le salut de l'âme de mon frère assurée par sa sainte mort, vous tient plus au coeur que la conservation de sa vie. » M. le Curé consolait ces chers affligés d'une manière plus rassurante encore : « Votre fils a fait la mort d'un saint, j'ai peu vu dans mon ministère de fin aussi édifiante: votre fils est sauvé. »

En face de tous ces déchirements, notre chère Soeur sentit le besoin d'affermir son âme et de fortifier son coeur; elle demanda et obtint de notre Père Supérieur la permission de faire le voeu d'être toujours contente de Dieu, de se réjouir en toutes rencontres des dispositions les plus crucifiantes de sa divine Providence. Depuis cette époque sa vertu grandissant avec les épreuves, sa sérénité frappait tout le monde autour d'elle; les novices surtout en remarquèrent l'accroissement sans en savoir le secret. Elle nous disait elle-même que ses forces augmentaient avec ses croix et que chaque nouvelle épreuve la trouvait plus paisible et plus forte. Nous ne pouvions voir sans une profonde édification son courage, aux heures où nous devions remplir la pénible mission de lui annoncer d'aussi tristes nouvelles. Le fiat, l'amen étaient ses premières paroles ; puis venaient bien vite le merci et le sourire de l'abandon. Un exercice de Communauté venait-il à sonner, elle s'y reniait aussitôt, fût-ce même au réfectoire; elle y prenait ce qu'elle pouvait, heureuse de ne point manquer au devoir. Nous ne pûmes en ces circonstances lui faire accepter ni plus de repos ni aucun autre soulagement : « Le remède qui m'est le plus nécessaire, ma Mère, nous disait-elle, c'est la grâce et la prière, je les trouve en Communauté. » Il n'y avait aucune opiniâtreté dans cette conduite, mais cette âme se sentait pressée de ne pas perdre un instant, car sa carrière devait être courte.

Nous la conjurions un jour de s'accorder les repos permis par nos usages aux heures du grand silence. « Je voudrais bien le faire, ma Mère, mais vous le voyez, le travail presse, et puis je sens en moi une voix qui me dit sans cesse: Hâte-toi, hâte-toi ! » Elle avait des tours ingénieux pour échapper à toutes nos sollicitudes, nous aurions désiré qu'elle acceptât l'usage du feu au moins à certaines heures : « J'ai trouvé un expédient bien meilleur, ma Mère ; cinquante génuflexions en disant notre chapelet nous réchauffent bien mieux; les autres moyens me refroidissent. » C'est ainsi qu'il nous fallait céder à sa générosité.

Chargée de la direction de la sacristie, elle y maintenait un ordre parfait. Son action calme et déterminée ne laissait pas languir le travail et tout ouvrage sortant de ses mains avait un cachet de perfection achevée. Après la convalescence de sa première maladie, elle nous promettait de ne pas mourir sans avoir transmis tous ses petits talents à nos jeunes soeurs ; elle le faisait sans réserve et toute heureuse venait nous dire : « Ma mère, vous pouvez être tranquille, nos soeurs travaillent mieux que nous. »

 

L'année dernière ses chers solitaires, comme elle appelait ses parents, firent le voyage de Mende pour verser dans le coeur de leur enfant le trop-plein du leur; nous fûmes profondément émue en entendant son bon Père lui dire : Ma chère fille nous sommes bien malheureux, mais peut-être que si nous étions moins éprouvés, nous aimerions moins le Bon Dieu. Ces paroles du psaume: « Dites au juste que pour lui tout est bien », se présentèrent tout naturellement à notre pensée.

Au moment du départ, sa Mère se sentit saisie d'un pressentiment qu'elle nous avait manifesté et qui devait hélas! se réaliser trop tôt : « Ma chère Thérèse, lui dit-elle en la quittant, il me semble que je ne te reverrai plus! » et des larmes abondantes coulaient de ses yeux. « Oh ! Mère, je vous en conjure, ne pleurons pas ; ce serait une faiblesse. » Eh bien ! mon enfant, reprit celle-ci, si tu ne veux pas pleurer, je ne pleurerai pas non plus. » Une jeune professe placée là tout exprès pour recevoir une leçon de courage religieux fondait en larmes. La Maitresse nous la conduisit au sortir du parloir et s'indignait doucement de son étonnement à la vue de sa sérénité : Comment? une Carmélite ne doit-elle pas savoir faire un sacrifice sans faiblir, lui redisait-elle avec force ?

Il y a quatorze mois, ma Soeur Thérèse du Sacré-Coeur nous fut donnée en qualité de Sous-Prieure par nos Supérieurs, notre nombre étant incomplet pour une élection régulière. Elle avait pour cette charge les ressources et les qualités désirables : sa voix encore forte et belle soutenait le chant et la psalmodie, son action calme et sûre lui permettait de surveiller et de prévoir sans trouble comme sans hésitation tout ce qu'elle avait à faire ou à reprendre ; elle avait pour l'étude des rubriques une facilité très grande, elle possédait parfaitement le Cérémonial. C'était une joie pour elle d'en faire l'explication au novices, elle appréciait à sa valeur le dévouement de nos Mères du premier Couvent et l'importance du service qu'elles nous ont rendu ; son heureuse mémoire lui rendait les oublis très rares; en un mot il eût été difficile de trouver plus de qua­lités réunies en un même sujet.

Notre chère Mère Sous-Prieure fut toujours avec nous un coeur et une âme, respectueuse, soumise, dévouée, elle s'efforçait de n'avoir avec nous qu'une même pensée, et quand nous avions à lui demander le sacrifice de ses vues personnelles, nous étions édifiée du ton singulièrement accentué avec lequel elle nous répondait: « Oui, ma Mère ». Elle avait toutefois l'énergie de ses convictions et aucun motif de complaisance ne l'aurait fait faiblir dans un cas certain pour sa conscience; elle prenait dans ces circonstances un air de douce et respectueuse gravité et ajoutait humblement : « Pardon, ma Mère, mais c'est ainsi. » Nous étions bien vite ga­gnée à son sentiment si droit, quand il y avait lieu, et heureuse de sa résistance. Nos âmes avaient su se comprendre et s'aimer en Dieu d'une affection toute surnaturelle et il nous a fallu la perdre pour comprendre combien elle nous était chère. Ce coeur avait souffert ; l'expérience de la douleur comblait entre nous les distances de l'âge. Nous avions en elle un appui, un conseil précieux: il nous eût été si doux de déposer entre ses mains, dans un avenir prochain, notre responsabilité et notre charge.

Sur l'invitation inattendue de notre confesseur extraordinaire, religieux de la Compagnie de Jésus, et avec

l'autorisation de notre vénéré Père Supérieur qui la connaissait à fond et auquel nous avions cru devoir en référer, notre chère Mère Sous-Prieure s'engagea d'abord par promesse et à l'essai, puis plus tard par voeu à faire toujours ce qu'elle croirait de plus parfait : « Je n'y aurais jamais songé, nous disait-elle, mais je sentais le besoin de me river à Jésus et je le priais sans cesse de me forger de nouvelles chaînes ; aussi aurais-je craint de lui être infidèle en résistant à cette invitation ; depuis lors je vois combien je suis imparfaite et je trouve à chaque instant quelque chose à retrancher, à mortifier, à sacrifier. »

 

Nous remarquâmes aussi un progrès accentué dans cette âme généreuse : ses rapports avec nous se bornaient davantage au strict nécessaire, son silence, ses vertus, ses manières d'agir prenaient un cachet de perfection qui semble d'ordinaire l'annonce d'une fin prochaine. Sa charité envers ses soeurs s'accroissait aussi sensiblement ; elle l'avait toujours fait consister dans le soin de faire plaisir aux autres en s'immolant elle-même. Vers ces derniers temps elle s'appliquait surtout à relever les vertus des autres ; nous nous permettons d'ajouter que cette dernière disposition était une victoire sur ses habitudes passées : en fait de perfection elle eût été difficile à contenter.

Dans ses dernières retraites la grâce avait abondé dans cette âme ; son oraison était continuelle et si profonde qu'elle demeurait comme étrangère à tout ce qui l'entourait. Elle nous disait : « Je n'avais ambitionné que le titre d'esclave ou de servante de Notre-Seigneur, et il veut bien me choisir pour épouse et m'associer à ses mystères : toutes choses qui me confondent et me forcent à m'anéantir jusqu'au centre de la terre. »

Au mois d'octobre dernier, pendant qu'on prêchait à lu Communauté les saints exercices, craignant d'être dans l'illusion elle soumit ses dispositions au Révérend Père Jésuite qui nous confessait ; il la rassura, l'en­couragea, l'engagea à se tenir bien humble tout en se livrant simplement à la grâce.

Le terme du pèlerinage de notre Mère Sous-Prieure approchait ; l'action de Dieu la préparait depuis sa première maladie à cet acte solennel ; son esprit était ramené aux pensées éternelles, la méditation des quatre fins dernières se représentait à son souvenir comme malgré elle. « Cette nourriture me parut d'abord un peu amère, disait-elle, ce sont comme des intuitions qui me saisissant au réveil ou à des moments quelconques de la journée commencent par l'effroi et finissent par l'abandon et la paix. »

Nous trouvons dans ses notes quelques couplets qui nous montrent en quels termes elle traduisait ces impressions :

Un ange saint dit un jour à mon âme : L'heure est venue, il faut quitter la vie. Viens embraser ton coeur aux pures flammes Dont tous les saints brûlent en Paradis. Je répondis à cette vision sainte : Que me dis-tu? Que mes jours vont finir? Tu le sais bien, je suis pleine de crainte s'il faut mourir! Oh ! oui s'il faut mourir! - Le messager reprit de sa voix douce : Viens, ne crains pas, tiens-toi dans l'abandon. Dans le Carmel que de peurs on repousse pour mieux aimer, mieux jouir du grand don. Je répondis : Tu connais bien le Juge devant lequel je dois me présenter Ah ! si son Coeur ne devient mon refuge, je dois trembler, oh ! oui je dois trembler. - Mais l'Envoyé me dit d'une voix triste : Aime beaucoup, tout sera pardonné Rassure-toi, car ta peine m'attriste Et ton Jésus en a le coeur blessé. Ecoute-moi : bannis toutes tes craintes Quand tu seras devant le trois fois Saint Tu montreras ton âme toute empreinte du sang divin, oh! oui, du sang divin.

 

Dans ces derniers temps la crainte de l'enfer et les actes d'abandon que son amour y opposait, finirent nous la croyons, par purifier sa belle âme : « Quand je me suis jetée à corps perdu dans les bras de Notre-Seigneur pour faire de moi tout ce qu'il voudra, disait-elle, je vois s'ouvrir à mes yeux cette belle Eternité où nous boirons le Bon Dieu, sans jamais nous désaltérer, où nous jouirons de la vue de la ravissante Humanité de Jésus qui fait la joie des saints. Oh ! comme j'ai faim et soif de voir Jésus ! »

Le 1er dimanche de l'Avent, Mère Sous-Prieure s'était levée au réveil de la Communauté, avait fait toute l'heure d'oraison à genoux, quand après Primes elle vint nous dire qu'elle était brisée, qu'elle n'y voyait plus. Nous crûmes ù une grosse courbature et lui donnâmes les premiers soins. Notre bon Docteur appelé im­médiatement ne trouva pas les symptômes graves; mais dans la nuit le mal augmenta et fit de rapides pro­grès ; nous la veillâmes, lui prodiguant tous les soins réclamés par son état. La pauvre enfant ne croyait pas voir le jour, tant ses douleurs étaient aiguës. Le lendemain une fluxion de poitrine compliquée était déclarée. Des remèdes intelligents et énergiques semblèrent enrayer le mal et soulager notre chère malade. Permettez- nous, ma Révérende Mère, de recommander à cette occasion aux prières de votre Communauté la famille du bon Docteur qui a soigné avec tant de dévouement notre intéressante malade et qui nous donne depuis notre arrivée à Monde les soins les plus désintéressés.

Depuis que notre chère malade s'était alitée on sentait dans toute la maison une atmosphère surnaturelle. Le mardi, Notre-Seigneur vint faire la Paix avec sa fidèle épouse; la grâce de l'Extrême-Onction et l'Indul­gence de l'Ordre lui furent aussi données. Notre vénéré Père l'encouragea avec ces paroles douces et fortes, dont il a le secret, en même temps qu'il l'engageait à s'abandonner à Notre-Seigneur pour la vie ou pour la mort. Il l'exhortait â ne pas refuser le travail et à souffrir pour toutes les grandes causes qui avaient été l'objet du dévouement de sa vie entière. Elle ajouta d'elle-même: pour l'Eglise et la France, puis demanda pardon à la Communauté d'une voix que ses larmes couvrirent bientôt. La visite de Jésus et les grâces du Sacrement des mourants semblèrent l'avoir rendue à nos prières et à nos désirs, mais le mieux ne se maintint pas : nous vivions ballottées entre la crainte et l'espérance ; cet état dura huit jours.

 

Désirant nous assurer de son état intérieur et que ces anxiétés ordinaires ne la troublaient plus, nous l'interrogeâmes plusieurs fois à ce sujet elle nous répondit invariablement: Je suis dans la plus profonde paix.

Dès le premier instant de sa maladie notre bien-aimée Mère Sous-Prieure avait été atteinte mortellement ; mais entièrement abandonnée et livrée à Notre-Seigneur elle n'eut qu'à continuer à se maintenir dans cet abandon : "J'étais sienne avant le mal, disait-elle, je suis sienne encore, il fera de moi ce qu'il voudra. » Nous ne nous attendions pas à la perdre en cette saison, époque à laquelle sa santé semblait ordinairement se fortifier. Nous pûmes toutefois nous édifier autour de ce lit de souffrance dans cette infirmerie transformée en un sanctuaire, pas une plainte, pas une faiblesse n'est venue amoindrir le dernier sacrifice de cette victime. Elle conduisait sa maladie comme elle avait fait toutes choses, fortement, paisiblement, simplement; la sérénité de son âme dominait les agitations d'une fièvre ardente qui ne lui a pas permis de goûter un instant de repos pendant ces dix jours. Elle conservait bon gré malgré un désir de guérir pour la consolation de ses chers crucifiés ; mais forte jusqu'au bout elle ne nous en parlait pas. Nous crûmes devoir respecter son silence et laissera notre Divin Maître qui avait tout fait en son âme de lui faire accomplir jusqu'au bout ce su­prême sacrifice ; elle désirait souvent notre présence et nous étions trop heureuse de venir nous asseoir à son chevet, lui rendre nos petits services et nous unir à son abandon.

 

Dans les trois premiers jours où elle était moins mal, les novices vinrent lui faire visite tour à tour. Elle exigeait de chacune le sacrifice de sa vie et se montrait heureuse quand on lui répondait qu'il était fait. Elle dit aimablement à l'une d'elles : « Ma chère enfant, Jésus est tout mon amour , il fait bien toutes choses, il m'a fait une visite et m'a si fort embrassée qu'encore un peu il m'étouffait. » A une autre qui lui demandait si elle voulait aller de ce pas au Ciel, elle répondit en mettant le doigt sur sa bouche : "C'est le secret de Jésus, ne le lui demandons pas. » Depuis qu'elle s'était étendue sur sa croix, nous la voyons en effet comme aux écoutes, attendant le signal divin qui devait lui permettre de s'élancer vers Dieu ou de revenir se dévouer à sa chère fondation dont elle aimait tant la pauvreté, la petitesse et dont l'avenir lui tenait tant à coeur.

Nos soeurs qui l'ont veillée ont recueilli les saintes aspirations de son âme qui s'exhalait en prières ardentes, à l'heure où la souffrance l'étreignait davantage. « O mon Jésus, redisait elle sans cesse, que vous êtes bon de me faire souffrir ! brisez-moi, détruisez-moi ; vous savez bien que ce n'est point la jouissance que je cherche dans votre amour, mais la ressemblance. » Dans une autre crise elle ajoutait : « Oh ! non, je ne pourrais souffrir autant si j'étais seule ; mais nous sommes deux, je souffre en Lui, Il souffre en moi, demandez pour moi la patience. »

Afin de lui éviter l'effort qu'elle était obligée de faire pour réclamer les service de l'infirmière parfois occupée autour d'elle, nous lui avions donné une petite clochette de Notre-Dame de Lorette qu'elle tenait constamment dans sa main. Quelles douces pensées nous inspirent ce détail et ce rapprochement imprévu du jour de son départ pour la Patrie! Ne semble-t-il pas que les anges attirés par le son de cette pieuse clochette soient venus lui rendre le service qu'elle avait imploré de notre charité, celui de l'aidera s'élancer vers son Bien- Aimé Jésus?

Pendant plusieurs jours elle resta absorbée dans son mal, elle ne parlait presque pas ; on eût dit qu'elle économisait sa vie. Nous nous tenions silencieuse à ses côtés, compatissant à ses douloureux étouffements et à cette toux aiguë qui lui déchirait la poitrine. L'eau de Notre-Dame de Lourdes était son remède favori. Avec quelle foi elle la réclamait ! « Quoi ! disait-elle à ses infirmières, vous craignez qu'elle me fasse mal et on plonge dans la source les malades à l'agonie. »

La veille de sa mort nous eûmes la grâce de la veiller et nous comprenions que le dénouement approchait ; deux jours auparavant nous l'avions engagée à écrire quelques mots à ses bien-aimés parents ; elle le fit avec beaucoup de peine: « Père et Mère chéris, leur disait-elle, voilà comment le bon Jésus nous prend sans nous en avertir. Il en a le droit ; Il est donc venu fondre sur votre petite enfant que vous Lui avez donnée cent fois et qui s'est offerte mille fois. Adorons sa sainte volonté et bénissons-le toujours; mais tout n'est pas perdu. »

Le lendemain, au sortir des petites Heures notre chère malade nous fit approcher. Sa parole commençait à s'embarrasser ; elle nous dit d'un ton ferme et sans émotion : « Ma Mère, ayez la charité de dire à ma bien- aimée Mère que je suis heureuse de partir avant elle ; si les choses se passaient autrement, elle n'aurait pas éternellement ce fleuron à sa couronne ; dites-lui encore que vous m'avez toujours regardée bien moins comme une soeur que comme une fille. » Nous lui demandâmes un mot pour sa chère Marie de Jésus: «Dites-lui qu'elle apprécie toujours davantage le prix de la grâce et qu'elle y soit fidèle. » Nous lui rappe­lâmes le souvenir de son berceau religieux : « Nîmes, Monaco, Mende, reprit-elle, que nous planions toutes, toutes ! » et ses mains défaillantes accompagnaient ses paroles d'un geste expressif.

Dès lors toutes ses pensées se retournèrent vers le ciel : « Je vous prie, ma Mère, nous dit notre chère mourante, quand vous verrez que le moment sera venu, ayez la charité de me soulever, de me redire souvent : Mon Jésus, miséricorde, et mon âme s'envolera vers son Dieu. »

Nous lui proposâmes de faire venir la communauté pour réciter les prières de la recommandation de l'âme; elle nous pria d'abord d'attendre notre vénéré Père qui, absent ce jour-là, ne devait arriver qu'à 4 h. Sur nos instances, comme toujours, elle répondit : "Bien, bien, comme vous voudrez." Monsieur notre aumônier, dont le dévouement pour notre petit Carmel, était justement apprécié de notre malade, comme il l'est de tous nos coeurs, entra pour lui faire les prières de la recommandation de l'âme. Elle reçut aussi avec joie la sainte ab­solution, reconnut parfaitement Monsieur l'abbé et lui promit son souvenir pour le ciel. Quelques instants après étendant ses bras on croix: "Oh ! laissez-moi, disait-elle, Lui donner tout ce que je puis souf­frir, elle ajouta : laissez le passage libre, écartez-vous ! qu'il vienne, qu'il vienne mon Jésus ! »

Sans doute, cette vierge fidèle sentait en cet instant les approches de l'Epoux. Ces démonstrations et celles qui suivi­rent, contrastaient si fort avec la vie cachée qu'elle s'était efforcée de mener et la sage réserve de sa nature, que nous avons cru y voir une action de Dieu toute particulière. « Le spectacle de la mort n'est pas un spectacle quelconque, dit-elle un instant plus tard. » C'est pour vos novices que vous dites cela, reprit la soeur infirmière, elle inclina la tête et reposant un regard profond et souriant sur chacune d'elles : elle continua d'une voix interrompue par la fatigue : « Le devoir, l'obéissance, l'union aux supérieurs, tout est là, oui tout est là; vous savez, mon Dieu, je l'ai toujours voulu, mais hélas ! que de faiblesses ! »

 

L'examen venait de sonner ; nous priâmes la communauté de s'y rendre. Notre chère Mère Sous-Prieure nous saisissant la main, nous suppliait de ne pas la quitter, c'était le premier acte régulier qu'elle nous faisait manquer. Comprenant que nous étions obligée de la remplacer, son regard nous avait invité jusque-là à nous y rendre. Nous supposions que son état se prolongerait jusqu'au lendemain. Restée seule avec la

soeur infirmière, nous voyions qu'elle souffrait beaucoup ; elle nous demandait avec angoisse, combien il fallait être malade pour mourir. Quand, se soulevant d'elle-même, et étendant les bras, elle s'écria avec force : « Oh ma mère. Il est là, IL est là. Mon Jésus, prends-moi, laissez-moi venir à vous. » Et son regard comme son geste se portaient vers un objet invisible à nos yeux, tandis que sa voix étouffée répétait sans cesse : Il est là. Il est là, ne le voyez-vous pas ? Et je ne puis y aller : qu'est-ce donc qui me retient sur la terre ? Nous lui répondîmes : « Mon enfant, il vous faut sans doute un peu plus de pureté et pour cela encore un peu plus de souffrance. »

La communauté revenait des grâces. Une de nos soeurs lui ayant dit : « N'est-ce pas que vous seriez prête à recommencer cent fois les sacrifices de votre vie religieuse? » « Oh ! reprit-elle vivement, mille fois ! » Une novice lui ayant baisé la main : « Dieu seul ». Le surnaturel fut sa réponse à ce témoi­gnage de respect et d'amitié. Le mal se précipitait. Craignant que notre digne Père Supérieur n'arrivât pas assez tôt, nous dîmes à la chère mourante que Monsieur l'Aumônier allait lui apporter son Jésus; elle sourit en suivant avec anxiété tous les mouvements de la sacristine et du prêtre ; elle semblait craindre de partir avant d'avoir reçu son dernier Viatique. Après la cérémonie, nous continuâmes encore les prières du Manuel aux­quelles elle s'unissait avec toute sa présence d'esprit, fidèle jusqu'au bout ; nous remarquions son attention à faire un léger mouvement de tête aux noms des trois Personnes divines. Elle renouvela ses voeux entre nos mains, nous priant de l'aider, pour réciter la formule à la fin de laquelle réunissant toutes ses forces elle dit avec un accent énergique : « Et ce, jusqu'à la mort. »

Une de ses novices dont elle connaissait le coeur trop sensible s'était approchée en ce moment, nous l'entendîmes lui dire distinctement ces paroles qui sont comme le testament de cette âme courageuse et vaillante jusqu'à la fin : « Ma pauvre enfant, au premier jour de la vie religieuse, il faut se laisser écorcher le coeur ; au dernier il faut se le laisser crucifier par Jésus. Oh! laisses vous bien crucifier par Jésus. »

 

Chère petite Mère ! son coeur si aimant savourait, sans doute, à cette heure, la dernière goutte de son calice, l'immense douleur que sa mort allait causera son Père et à sa Mère tant aimés ; mais son attitude ferme jusqu'au bout nous disait quelle abondance de force surnaturelle lui était accordée pour ce sacrifice, elle semblait sourire sous la main de son sacrificateur.

Sa respiration commençait à se ralenti, nous lui inspirions sa chère invocation: Mon Jésus miséricorde! et d'autres encore. Nous lui présentâmes le Crucifix, elle posa un baiser brûlant sur chacune des plaies; quelques minutes après, cinq longs soupirs nous disaient qu elle rendait son âme à son Créateur et s'élançait, nous en avons la douce confiance, vers son Jésus si ardemment cherché, si généreusement aimé. Il était 1 h. 1/4 de l'après midi.

La mort de cette âme pleine de Dieu et qui n'avait qu'une ambition celle d'en remplir tout le monde autour d'elle nous laisse embaumées du parfum de ses solides vertus ; si sa maladie a été un coup de foudre pour notre humble fondation, le torrent de grâces qui l'a suivie nous remplit de courage. Cette bonne Mère semble même avoir légué à ses chères novices cette force qui a toujours été le trait dominant de son âme et de sa trop courte et si belle vie. Sa respectable famille nous dit avoir éprouvé les mêmes effets de grâce. « Non, ma Révérende Mère, nous écrit la mère de notre chère défunte, jamais l'épine n'était entrée si avant dans mon coeur. Thérèse était ma vie, la sienne et la mienne n'en faisaient qu'une, mais avec vous je dis : Fiat et Amen. Je bénis, je remercie la main qui me frappe, et je sens aussi que mon enfant est au Ciel, je ne puis prier pour elle, je l'invoque et je sens sa main forte sur moi. » Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander aux pieux souvenirs de votre sainte Communauté ces chers affligés ; leur foi et leur piété sauront apprécier la faveur d'être soutenus dans leur affliction par les prières de tout notre St Ordre.

Pardonnez-nous également d'avoir de beaucoup dépassé les bornes d'une circulaire: nous avions à consoler une si profonde douleur, à répondre aux désirs de beaucoup d'âmes avides de détails sur cette chère exis­tence et aussi à garder pour nous-mêmes de si précieux souvenirs ! Si le vide que fait parmi nous cette âme de vraie Carmélite est grand, notre reconnaissance envers Dieu est bien sentie, d'avoir placé à la base de notre oeuvre cette pierre de choix. « Nous ne la conserverons pas, nous disait au début de sa maladie notre vénéré Père Supérieur : elle est trop parfaite. »

Après sa mort, ses traits prirent une expression de paix et de bonheur qui faisaient du bien à voir; sa précieuse dépouille resta toute l'après-midi exposée au choeur. Elle fut visitée par une foule pieuse et recueillie qui demandait à faire toucher à son corps des objets de piété.

Le lendemain notre Père Supérieur vint chanter la grand'messe et faire les trois absoutes ; le St Sacrifice et les cérémonies ordinaires lui furent encore renouvelées à la Cathédrale.

Monsieur le Curé et ses vicaires les prêtres, les chers frères des Ecoles chrétiennes, toutes les Communautés religieuses de la    ville accompagnèrent la dépouille de notre chère Mère Sous-Prieure à sa

dernière demeure. Monsieur notre Aumônier conduisaient le deuil. Que tous veuillent bien recevoir ici l'expression de notre profonde gratitude, pour la sympathie qu'ils nous ont témoignée en ces douloureuses circonstances.

La vie sainte et la précieuse mort de cette âme privilégiée nous laissent pleine de confiance qu'elle aura été bien accueillie de son Sauveur et de son Juge. Mais comme il faut être si pur pour contempler Dieu face à face, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire ajouter par grâce, aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, des six Pater, un Salve Regina. pour sa famille, quelques Invocations à ses saints Patrons. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, en union de vos saintes prières et avec un religieux respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble soeur et servante.

Soeur Marie de Saint Louis de Gonzague,

r. c. ind.

De notre Monastère du Coeur-de-Jésus, sous la protection de la Sainte Famille et de notre Sainte Mère Thérèse des Carmélites de Mende (Lozère), 2 janvier 1891.

 

JP. S. — Une personne pieuse nous charge solliciter une neuvaine pour la conversion d'un malade, vieux pécheur endurci, esprit sceptique et Incroyant, qui refuse obstinément le ministère du prêtre.

Permettez-nous également, ma Révérende Mère, d'en réclamer une seconde pour le projet de la cons­truction d'une partie de Monastère, qui est hérissée de difficultés au point de vue d'un emplacement convenable et de la médiocrité de nos ressources. Obtenez-nous cette mesure de fol et de confiance qui force le Bon Dieu à prendre notre cause en main. Après sept ans et demi d'une installation provisoire nous ne pouvons nous passer d'une maison régulière. Nous nous adressons à notre Père St Joseph.

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