Carmel

02 février 1892 – Blois

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très-humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs, en retirant à notre religieuse affection, notre chère Soeur Louise-Marie-Emmanuel de Saint-Joseph. Elle était âgée de soixante-dix ans, et en avait passé quarante-neuf dans la vie religieuse.

Notre chère Soeur naquit dans le diocèse du Mans, d'une honorable famille, qui lui donna une éducation très chrétienne. Nous ne connaissons rien de ses premières années, qui s'écoulèrent paisiblement parmi les siens. A vingt et un ans, elle entra dans notre Monastère, et ne tarda pas à se faire remarquer par l'intelligence et la bonne volonté dont elle faisait preuve en toute circonstance. Son caractère distinctif, et son moyen préféré de glorifier Dieu et de sauver les âmes, fut le dévouement à sa Communauté, fécondé par une union constante à la vie active du Sauveur, et par un abandon sans mesure à ses vouloirs divins.

Dès son entrée, la chère postulante attira l'attention de ses Supérieures, qui la considérèrent bientôt, comme une véritable ressource pour notre humble Carmel, auquel elle apportait un savoir-faire peu commun, une infatigable activité et une très énergique volonté. A peine relevée des désastres de la Révolution, nos Mères étaient encore réduites à une grande pauvreté, et ne pouvaient se soutenir que par la confection des ornements et du pain d'autel. La chère Soeur avide de mettre au service de Dieu et de ses Soeurs, les dons qui lui étaient départis, s'intéressa de suite à cet emploi des ornements, et déploya toute l'activité dont elle était capable pour faire face aux exigences de la situation et à d'incessants labeurs. Les bonnes et sérieuses qualités de notre chère Soeur Emmanuel ne pouvant être mises en doute, ses Supérieures lui donnèrent, jeune encore, le gouvernement de cet important emploi, qu'elle dirigea plus de trente ans avec un dévouement et un oubli de soi, qui ne se démentirent jamais. Elle s'efforça d'allier ensemble les devoirs de la vie Monastique et un travail assidu, dont sa faible santé subit souvent le contrecoup. Elle souffrait physiquement, mais rien ne lui faisait perdre de vue l'office dont la direction reposait sur elle, et dont le succès devait être le soutien de notre cher Carmel. Aussi ne suspendait-elle ses travaux qu'à la dernière extrémité, et, seulement lorsque ses longues et fréquentes maladies lui imposaient le repos. Elle faisait trêve à ses occupations ; mais non sans se faire rendre compte, chaque jour, des commandes apportées, des travaux à exécuter, de ceux qu'on avait livrés, et de tous les menus détails de la comptabilité. Sa piété qui la soutenait dans ses labeurs ne l'aidait pas moins dans ses maladies. Elle allait à Dieu par le dévouement dont chaque acte était uni aux oeuvres du Fils de Dieu ; à l'heure de l'épreuve, elle trouvait en Jésus souffrant sa force, sa consolation et sa patience. Âme très calme, absolument étrangère aux dures épreuves si fréquentes dans la vie intérieure, elle marchait toujours avec joie, paix, abandon et confiance dans le Seigneur. Plusieurs fois conduite aux portes du tombeau, elle vit toujours venir la mort avec sérénité et ne connut ni la crainte ni l'angoisse. « Dieu est si bon ! » était son exclamation favorite. « Je suis bien misérable, ajoutait-elle, mais les mérites de Notre-Seigneur sont si abondants ! Pourquoi craindrais-je? » C'est dans ces dispositions que notre chère Soeur passait successivement de l'activité à l'inaction de la maladie, profitant de tout pour louer Dieu, exalter sa bonté, et chanter ses miséricordes.

Cependant, ma Révérende Mère, le dévouement de notre chère Soeur ne se borna pas seulement à diriger ce premier emploi. C'était beaucoup, sans doute ; mais un plus vaste champ devait être offert à sa générosité. A plusieurs reprises, sans rien négliger de ses fonctions, notre bonne Soeur exerça les charges de Sous- Prieure et de Dépositaire avec un zèle égal. Mais c'est surtout dans cette dernière charge qu'elle excella. Son esprit d'ordre, d'économie, son amour du travail, ses ingénieuses industries, la rendirent vraiment précieuse à ses Prieures et à son Monastère. Comme vous pouvez le soupçonner, ma Révérende Mère, plusieurs difficultés surgirent de ses responsabilités doublées. Elle sut mettre à profit ce qu'il y avait d'heureux dans l'unique direction du dépôt et des ornements ; aussi en tira-t-elle le plus heureux parti. Mais Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels sacrifices ! Les anges ont eu d'autant plus de victoires à inscrire, qu'elle les a moins comptées. Enfin, nos Mères pour diverses raisons renoncèrent à la confection des ornements. Notre chère Soeur, comme si sa tâche s'était terminée là, reçut aussitôt la visite du Seigneur, bien capable de crucifier sa nature. Sa vue qui baissait notablement depuis quelque temps devint de plus en plus mauvaise. On ne tarda pas à constater la cataracte. Si l'infirmité s'appesantissait sur ma Soeur Emmanuel, elle ne pouvait ralentir son dévouement. Il fallut songer à lui chercher une autre sphère d'action. L'infirmerie était un emploi compatible avec un état qui n'annonçait encore rien d'inquiétant. Elle accepta donc avec reconnaissance la consolation qui lui était offerte de prodiguer ses soins à ses Mères et Soeurs malades. Elle le fit avec l'intelligent dévouement qu'on lui connaissait, jusqu'au moment où, il y a cinq ans, la paralysie nerveuse dont elle était atteinte depuis longtemps, s'aggrava tellement qu'il lui fallut consentir à rester inactive. Il serait trop long de dire ici le nombre et la profon­deur des sacrifices que son état maladif lui imposa. Évidemment nous ne saurions avoir une idée juste de l'immolation intime à laquelle Dieu, dans ses desseins adorables, soumit cette nature si vive, si avide d'activité, et dont l'intelligence demeura, jusqu'à la fin, si lucide, alors même que son enveloppe mortelle fut réduite à la plus dure et à la plus humiliante des extrémités. Sa vie ne fut plus, dès lors, qu'une mort continuelle. Elle aimait à redire ces paroles du Psaume : Quotidien morior. Je meurs chaque jour. C'est qu'en effet, cette parole exprimait parfaitement ce qu'était, pour cette âme, la destruction lente mais totale de ses membres paralysés, refusant leur service à un moral toujours viril, et à une agitation nerveuse, que l'inaction forcée rendait parfois intolérable. C'est dans cet état de souffrance que notre pauvre Soeur passait ses jours, lorsqu'au lendemain de Noël dernier, pendant que nous célébrions joyeusement l'Avènement de notre doux Sauveur, notre chère infirme se sentit la nuit paralysée entièrement des reins et des jambes. A partir de ce jour l'affaiblissement fit de rapides progrès, et joint à une prodigieuse enflure, la réduisit à une impuissance qui n'eut d'égales que ses immenses souffrances. Notre chère Soeur dut renoncer à se rendre le plus léger service. Qu'allait donc devenir cette âme dont le dévouement n'avait jusqu'ici connu aucun obstacle dans son exercice ? Il devait s'épanouir à l'ombre de la croix, et par un suprême effort, atteindre son apogée et couronner ainsi une longue vie de dévouement à Dieu, aux âmes et au Carmel. Ne pouvant plus que souffrir, mais souffrant beaucoup, notre chère Soeur apprit de Jésus même, à se livrer sans mesure. Elle renouvela, avec notre permission, l'offrande déjà faite depuis longtemps à Notre-Seigneur, par laquelle elle s'abandonnait au divin Maître, pour devenir Victime, en Lui, par Lui, avec Lui, pour la conservation des Congrégations religieuses, si menacées de nos jours, et pour le salut de tous les membres de sa famille. Ce nouveau don d'elle- même lui devint un secours, et la fortifia dans ses incessantes et cruelles souffrances.

Vers la fin de janvier, une nouvelle crise lui paralysa la langue presque totalement. Ce n'est qu'avec peine, et après lui avoir fait répéter plusieurs fois les mêmes paroles, que l'on parvenait, quoique difficilement, à la comprendre. Ce fut une nouvelle et dure épreuve pour la pauvre patiente, comme pour ses dévouées infirmières. Mais elle ne perdit rien de son calme et de sa paix. Jeudi dernier, vingt-huit janvier, elle reçut les derniers Sacrements et célébra ainsi l'anniver­saire de sa Profession religieuse. Elle en exprima sa joie comme elle put, et il nous fut donné pour notre consolation, d'entendre distinctement ces mots : « Que je suis heureuse d'aller voir le bon Dieu ! Encore quelques jours et Dieu allait s'unir à son épouse ! En attendant, le Seigneur la purifiait, ajoutant toujours de nouvelles douleurs qui, supportées avec patience forment, nous en avons la confiance, la couronne de gloire de notre chère Soeur. La veille de sa mort, elle dit un mot affectueux de chacun de ses parents et les recommanda tous à Notre-Seigneur. C'est dans ces dispositions de paix, de suprême abandon, d'immolation généreuse qu'elle rendit son âme à son Créateur, après avoir reçu une dernière absolution, que Monsieur notre Aumônier, si dévoué à notre Carmel, avait voulu lui renou­veler avant son dernier soupir. C'était le lundi soir, premier février, à minuit moins un quart, alors que commençait le beau jour de la Purification de la Très Sainte Vierge. Nous aimons à penser que la Reine du Carmel aura présenté à Notre-Seigneur, l'âme de sa servante, qui avait pour Marie la plus tendre dévotion.

Bien que les longues et cruelles souffrances de notre chère Soeur Marie- Emmanuel nous donnent la confiance qu'elle a fait, ici-bas, son Purgatoire, cependant, il faut être si pure pour paraître devant Dieu, que nous venons vous prier, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre, au plus tôt, les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences des six Pater, et du Via Crucis. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre très humble Soeur et servante,

Soeur Camille de Jésus,

R. C. I. Prieure            De notre monastère de l'Assomption de lai Très Sainte Vierge des Carmélites de Blois, le 2 février 1892.

 

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