Carmel

02 février 1890 – Aix

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, le jour où nous commencions à célébrer la fête des Grandeurs de Jésus, nous a fait part de son calice, en appelant à Lui notre très chère soeur Brigitte-Marie-Madeleine de Saint-Matthieu, professe de notre com­munauté. Elle était âgée de 76 ans, 4 mois, 10 jours, et de religion 44 ans, 4 mois, 7 jours.

 

Notre chère soeur Madeleine était née dans notre ville de parents honnêtes et chrétiens, jouissant de l'estime et de la sympathie universelles. D'un caractère doux et aimable, elle était naturellement portée au bien et elle puisa dans sa jeunesse une solide piété chez les religieuses Ursulines dont elle suivait les classes. Elle y fit sa première communion, et conserva toujours pour ses anciennes maîtresses la plus sincère affection.

 

Rentrée sous le toit paternel, Madeleine jouissait des charmes de la vie de famille. Père, mère, frère, soeur, tous la chérissaient. La plus grande union régnait au foyer domestique. L'ordre, l'économie et le travail y procuraient une certaine aisance ; rien ne manquait au bonheur de notre chère soeur. D'un extérieur agréable, plaisant à tout le monde, Madeleine se laissa aller pendant quelque temps à l'amour de la toilette. Les dimanches et les jours de fête elle allait à la promenade, bien parée, et était fort sensible aux compliments qu'elle recevait. Sa piété se refroidit un peu et toute sa vie notre chère soeur s'est reproché ce qu'elle appelait sa vie mondaine.

Mais le bon Dieu de toute éternité s'était choisi cette âme ; il la poursuivait. D'un esprit sérieux et réfléchi, Madeleine comprit bientôt que tout est vanité, hors aimer Dieu et le servir. Elle se convertit et désormais elle ne sortait plus de chez elle que pour aller à la paroisse. Elle aimait beaucoup les offices de l'Eglise et les suivait avec la plus grande exactitude, ses parents lui laissant une entière liberté. Elle passait sa journée, solitaire dans sa chambre, ne quittant son travail que pour prendre part aux repas de famille. Tous les dimanches elle allait visiter et soigner les malades de l'hôpital, et le reste du temps était tout consacré au bon Dieu. Elle rentrait tard à la maison, se faisait même souvent attendre et son excellent père qui l'aimait d'une tendresse excessive, la plaisantait, et lu' disait qu'il lui ferait bâtir une cellule à Saint-Sauveur (c'était sa paroisse), afin d'y passer sa vie aux pieds des saints autels.

Elle était congréganiste, choriste, sacristine. Impossible de dire avec quel zèle et quel bonheur elle parait la chapelle de la Vierge. C'est là aux pieds de la bonne Mère qu'elle priait pendant de longues heures, plongée dans une profonde oraison, dans laquelle elle goûtait de grandes consolations intérieures.

Cette vie était trop douce, Madeleine le comprenait, le Seigneur voulait d'elle quelque chose de plus. Elle promit d'être fidèle à l'appel divin. Mais son grand amour pour sa famille la retenait. Aura-t-elle le courage de causer du chagrin à ses parents qu'elle aime tant, et qui comptent sur elle pour les assister dans leurs vieux jours. Le combat fut terrible, mais la grâce triompha.

Un jour elle priait devant cette statue de la sainte Vierge, Notre-Dame d'Espérance, qu'elle ornait avec tant de soins, quand cette pensée lui vint : Si on me proposait un riche parti, bien avantageux pour moi sous tous les rapports, et qui procurât à mes parents le moyen de vivre à leur aise sans avoir besoin de travailler, que ferais-je ?

Elle hésita un moment mais bientôt elle dit à Dieu : « Sei­gneur, je refuserais, non, jamais rien ne sera capable de me faire renoncer à ma vocation ; après tout ce que vous avez fait par amour pour moi, je veux faire pour l'amour de vous tous les sacrifices que vous exigerez.» Chose extraordinaire ! peu de jours après une de

de ses amies lui proposa un parti tel qu'il s'était présenté à elle aux pieds de là sainte Vierge. Elle refusa généreusement.

 

Dès lors elle ne pensa plus qu'à être religieuse ; mais elle ne savait à quel couvent elle donnerait la préférence. Elle pensa d'abord aux hospitalières qu'elle voyait habituellement à l'hôpital ; mais une de ses amies l'engagea à entrer chez les capucines ; elle suivit ce conseil et obtint son admission chez les filles de saint François. Une épreuve l'y attendait ; la vie si pénitente de ces saintes religieuses ne pouvait convenir au tempérament un peu faible de notre bonne soeur, elle le comprit bientôt, et huit jours après, elle rentrait dans sa famille où elle fut reçue avec bonheur.

Cependant elle était tourmentée intérieurement, craignant d'être infidèle en renonçant à la vie religieuse. Notre-Seigneur ne l'abandonna pas et lui envoya une personne qui lui fit faire connaissance de notre bonne et si regrettée mère Marie de la Conception. Elle vint lui confier tous les secrets de son âme, et notre bonne mère lui dit que le Seigneur la voulait au Carmel.

Mais comment annoncer à ses parents la terrible nouvelle qu'elle allait les quitter une seconde fois, elle qui leur avait promis de ne plus les abandonner jamais 1 Son confesseur, le vénérable M. Raynaud, qui a été notre supérieur pendant vingt ans, se chargea de cette pénible mission, et notre bonne soeur sortit secrètement delà maison paternelle et entra au Carmel le 21 septembre 1845 ; elle avait 32 ans. On lui donna le nom de Madeleine de Saint-Matthieu

 

Ses excellents parents après quelques jours d'émotion se calmèrent ; ils vinrent voir leur fille et même le père se remit à remplir ses devoirs de parfait chrétien qu'il négligeait un peu.

Dans le cloître la vie de ma soeur Madeleine a été celle d'une bonne religieuse. Elle était habituée à la solitude, elle avait fait une espèce de noviciat dans le monde, dans cette petite chambre qu'elle aimait tant, où elle passait la journée entière à travailler ; aussi l'observation du silence ne lui coûtait pas. Mais la séparation de ses parents fut continuellement pour son tendre coeur un grand sacri­fice. Il lui en coûtait aussi beaucoup de ne plus assister aux beaux offices qui se font avec tant de solennité à Saint-Sauveur; elle trou­vait notre chant et nos cérémonies bien austères. Mais elle fut généreuse. Elle prit le saint habit et fit profession aux temps ordinaires.

Après sa profession, elle fut sérieusement malade ; on craignait qu'elle ne tombât dans une maladie de poitrine. Les soins qu'on lui prodigua la remirent parfaitement. Elle avait un bon tempérament, beaucoup d'énergie et quoiqu'elle ne fût pas très forte, elle a eu pourtant le bonheur d'observer notre sainte règle dans toute sa rigueur, jusqu'à la fin de sa vie, malgré de graves infirmités dont elle ne tenait aucun compte. Elle se levait même tous les jours une heure avant la communauté pour aller prier au choeur ; et quand ces dernières années, nous l'engagions à rester au lit jusqu'au signal du réveil, au moins pendant l'hiver, elle nous suppliait de la laisser continuer.

Elle récitait tous les jours un grand nombre de prières, de chapelets et faisait le chemin de la croix au moins une fois par jour. On peut dire d'elle qu'elle priait nuit et jour pour les âmes du purgatoire, la conversion des pécheurs, les besoins de l'Eglise et de la France, et pour sa bien aimée famille. C'était une âme de prière.

Elle aimait aussi beaucoup la lecture, celle de l'Ecriture Sainte surtout. Elle savait presque par coeur son Manuel du Chrétien, le bon Dieu lui faisait la grâce d'en pénétrer le sens ; et son âme puisait dans ce livre une nourriture substantielle.

Ma soeur Madeleine avait beaucoup de bon sens; on était sûre, quand on lui confiait un office, qu'elle le remplirait en conscience. Elle a été longtemps portière ; elle était très bonne, très polie avec les personnes du monde et les tourières qui l'aimaient- beaucoup.

Elle a rempli pendant bien des années l'office de seconde, puis de première sacristine. Enfin on la chargea les dernières années de sa vie, de l'office des pains d'autel. Elle faisait à elle seule un travail énorme, ne perdant jamais une minute, et passait des journées entières à couper des hosties.

Elle était aussi très habile pour les lessives; jusqu'à la dernière année de sa vie, elle est venue aider nos bonnes soeurs du voile blanc. Souvent même elle obtenait la permission de se lever à trois heures pour aller laver le linge.

Dure à elle-même, il était difficile de lui faire accepter quelques petits soulagements quand elle était souffrante. Le régime de la com­munauté, disait-elle, c'est toujours ce qui me convient le mieux.

Très charitable, elle ne disait jamais de mal de personne ; elle était au contraire toujours prête à excuser les fautes des autres, et n'avait jamais que des paroles bonnes et obligeantes pour tout le monde.

 

Ce n'est pas sans efforts que notre chère soeur a pu observer notre sainte règle dans toute sa rigueur : que de souffrances, que de luttes ne lui en a-t-il pas coûté ! Son coeur aussi extrêmement sensible lui était une occasion continuelle de souffrances. On peut dire qu'elle était toujours sur la croix ; mais elle la portait généreusement, sans se plaindre.

C'est surtout pendant sa dernière maladie qu'elle nous a édifiées. Atteinte depuis bien des années d'une affection au coeur, elle souf­frait en silence. Mais il y a dix-huit mois, le mal ayant fait des progrès très sensibles, l'âge de notre chère soeur ne nous laissant plus l'espoir d'une guérison, son état réclamant des soins particuliers, nous décidâmes de la mettre à l'infirmerie. Ce fut pour elle un immense sacrifice de quitter sa chère cellule. Elle aimait tant la solitude ! Se mettre sous la dépendance continuelle d'une infirmière lui coûtait beaucoup. Elle redoutait la mort. Mais comme elle se faisait illusion sur la gravité de sa situation ; elle eut d'abord beau­coup de peine à accepter notre décision ; pourtant elle se soumit bientôt à tout, et elle n'a cessé de montrer à l'infirmerie la vertu qu'elle avait acquise en santé.

 

L'année dernière la mort de notre chère doyenne, qui nous fut enlevée si promptement, l'impressionna vivement ; elle demanda à recevoir les derniers sacrements dans la crainte d'être surprise par la mort. Quoique le danger ne fût pas imminent, notre père supé­rieur crut devoir lui accorder cette grâce. En effet elle fut administrée le jour de la Compassion de la sainte Vierge. La cérémonie se fit dans la petite chapelle de l'infirmerie, et fut très touchante. Notre bonne soeur demanda très humblement pardon à la communauté ; nous étions touchées et émues de sa piété et de son calme. Elle reçut beaucoup de grâces en ce moment, et ce fut un beau jour pour elle. Sans doute Notre-Seigneur voulait la fortifier pour les dix mois de souffrances qu'elle avait encore à passer. En effet à partir de ce jour sa vie ne fut plus qu'une destruction ; nous assistions, ma Révérende Mère, à une vraie ruine. Sans cesse elle nous donnait des alertes ; nous croyions que le moment suprême était arrivé, nous lui faisions donner une dernière absolution, et puis elle reprenait vie. Ce n'était qu'une crise qui la laissait chaque fois dans un état plus déplorable.

Ayant lu dans un ouvrage sur le purgatoire les souffrances qu'endurent les âmes qui y sont détenues, elle avait demandé à Dieu de faire son purgatoire dans ce monde. Sans doute elle a été exaucée, et à mesure que les souffrances augmentaient, sa patience et sa rési­gnation croissaient. Son infirmière lui dit un jour : « Je crois que le bon Dieu veut vous faire faire votre purgatoire avant de vous appeler à Lui. » Je le fais bien volontiers répondit-elle. Depuis plus d'un an, elle ne pouvait plus supporter le lit, jour et nuit elle était sur sa pauvre chaise. Ses jambes n'étaient qu'une plaie.

Elle a eu cependant le bonheur de pouvoir faire la sainte communion jusqu'à la fin ; on la roulait au choeur dans un fauteuil pour entendre la sainte messe et recevoir Notre-Seigneur. Cette grâce lui a été encore accordée dimanche 26 janvier. Nous voyions depuis ce jour-là notre pauvre malade s'affaiblir d'heure en heure. Le mardi 28 nous la trouvâmes plus mal ; nous fîmes entrer M. notre con­fesseur à dix heures du matin, il lui renouvela la sainte absolution, lui appliqua les indulgences in articula mortis. Une demi-heure après elle rendait son âme à Dieu dans le calme le plus parfait, sans angoisse, ni agonie, plusieurs de nos soeurs et nous présentes. Nous osons espérer que son immolation achevée, le Divin Maître l'a admise aux joies éternelles. Mais comme il juge les justices mêmes, nous vous prions ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une com­munion de votre sainte communauté, l'indulgence des six Pater, le Via Crucis, une invocation à Jésus, Marie, Joseph. Elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons l'honneur d'être en Notre-Seigneur Jésus-Christ, ma très Révérende Mère.

 

Votre très humble servante,

SAINTE-MARIE-BEATRIX-DE-JESUS

Religieuse Carmélite indigne.

De notre Monastère de Sainte-Madeleine-au-Désert, de l'Assomption de la sainte Vierge, de notre sainte Mère Térèse des Carmélites d'Aix, le 2 février 1890.

 

P.S.. — Un de nos Carmels nous charge de vous demander les suffrages de notre Saint Ordre pour une soeur pour laquelle on ne fera pas de circulaire.

 

Aix. — Imprimerie J. NICOT, 16, rue du Louvre. — 071

 

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