Carmel

02 février 1889 – Compiègne

 

Ma Révérende et très honorée Mère,  

La grâce et la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ.                                                    

 

Ainsi que nous vous l'avons fait connaître, le jour où nous célébrions la fêle de Saint Jean l'Evangéliste s'éteignait au milieu de nous une existence toute consacrée à la charité. Notre chère soeur Aimable-Marie-Louise de Saint-Gabriel, Victime du Coeur de Jésus, âgée de 74 ans, 6 mois, allait au ciel, nous l'espérons, recevoir la récompense de ses vertus.      

 

De ses cinquante-deux années de vie religieuse, il n'était pas un instant qui n'eût été employé, pour la gloire de Dieu, au service des membres souffrants du Sauveur, avec un dévouement plein d'abnégation pour les communautés où il a plu à la divine Providence de la faire passer.

 

Qu'il eût été consolant pour nos coeurs, brisés par la séparation, de vous faire connaître avec quelques détails la vie si bien remplie de notre vénérée soeur Saint-Gabriel, mais nous avons trouvé après sa mort deux billets écrits par elle à différentes époques, demandant qu'il ne lui fût pas fait de circulaire. Elle exprime le désir que les frais d'impression qu'elle aurait coûtés soient employés à faire dire des messes pour les âmes du Purgatoire les plus abandonnées. Nous respectons les humbles désirs de notre chère soeur, toutefois ne voulant pas priver entièrement les personnes qui ont bénéficié de son immense dévouement, de la consolation de s'édifier une fois encore de ses vertus, nous jetterons quelques fleurs sur cette tombe qu'il nous a été si déchirant de fermer, malgré notre espoir que cette pierre fondamentale de notre Carmel, devenue pierre pré­cieuse de la Jérusalem céleste, le protégera encore là-haut de sa prière.

Notre chère soeur Saint-Gabriel appartenait à une honorable famille d'Etrelles (département de l'Aube) au sein de laquelle sa jeunesse s'écoula paisible et heureuse, dans la simplicité de la vie des champs. L'amour du travail régnait dans la maison paternelle, et la jeune fille douée de forces exceptionnelles, après avoir reçu quelques notions des connaissances nécessaires, seconda ses parents dans les labeurs de l'exploitation de leurs propriétés.

 

La piété n'abondait pas au village, mais cette âme était droite et inclinée au bien, elle possédait un excellent jugement ; elle comprit qu'il n'y avait rien de solide ici-bas que de s'attacher au Seigneur, et elle aspira de toutes ses forces à la vie religieuse. D'après les avis des personnes d'autorité les plus recommandables, elle entra, à l'âge de 21 ans, chez les Augustines de Troyes qui avaient alors le soin de l'Hôtel-Dieu. C'était une vaillante auxiliaire que ces dignes religieuses recevaient; on le savait, et le premier exercice auquel on l'employa fut d'aider le chirurgien dans l'amputation d'une jambe. La chère hospitalière se donna avec un dévoue­ment sans bornes au soin des malades, mais en même temps elle acquit cet esprit religieux, si remar­quable chez les filles de Saint Augustin et ces vertus viriles qui furent son caractère distinctif.

 

Non moins intelligente qu'active, elle fut placée à la tète d'une succursale de l'hôpital de Troyes, destinée à recueillir des vieillards et des enfants. Notre chère soeur s'y dépensa complètement. L'âme toujours élevée à Dieu, la main à l'oeuvre, elle savait unir Marthe et Marie ; l'esprit de prière sanctifiait son action incessante, elle était Carmélite par le coeur.

Un concours de circonstances providentielles permit enfin à notre chère soeur de suivre l'attrait invincible qu'elle ressentait depuis longtemps pour le cloître. Les regrets furent universels, ainsi que nous l'écrivait der­nièrement une des anciennes religieuses Augustines qui la virent s'éloigner : nous perdions en elle notre appui, notre secours, en un mot notre Providence visible. Toutefois on ne songeait pas à la retenir, chacun sentait qu'elle obéissait à la voix de Dieu.      

 

Lorsque notre vénérée soeur Saint Gabriel entra au monastère de Troyes, elle était dans la maturité de l'âge et de la vertu. Notre-Seigneur la traita en âme généreuse, le Carmel lui fut d'abord un Calvaire. Mais sous une autre forme plus belle, plus entraînante, la Charité lui était apparue et avait captivé son coeur: c'était l'immolation, en union avec le Coeur de Jésus, pour le salut des âmes, elle choisit d'être victime, et en prenant ce nom, elle en remplit le rôle, toute sa vie, sans nulle défaillance.                            

 

Bonne, compatissante auprès des malades, elle leur prodiguait ses soins avec un entier oubli d'elle-même, elle prenait partout la part la plus laborieuse : les veilles, les fatigues, les sacrifices de toutes sortes. Sa robuste santé et son courage soutenaient un travail que plusieurs personnes auraient eu peine à accomplir ; elle était presque constamment chargée de la culture du vaste jardin du monastère, et souvent dès l'aurore, comme aux dernières lueurs du crépuscule, on apercevait l'infatigable soeur Saint-Gabriel travaillant avec ardeur, prenant sur son repos pour procurer à sa chère Communauté une nourriture saine et abondante. Que de perles à son front, recueillies par son bon Ange, forment aujourd'hui les diamants de sa couronne.

La flamme du zèle dévorait cette âme, et lorsque le Carmel de Troyes résolut de réédifier celui de Compiègne, notre bonne soeur entrevoyant les sacrifices, la pauvreté, l'abnégation qu'exigent une fondation, sentit un vif désir d'y être appelée. Notre cher berceau religieux perdait beaucoup en donnant cette dévouée soeur, mais là encore, il n'y eut pas d'hésitation. Le choix de Dieu et des Supérieurs lui désignèrent notre petit Bethléem, comme le champ où elle devait creuser un nouveau sillon, jeter sa semence, et cultiver sa fleur de prédilection. En effet, elle se prodigua plus que jamais, elle s'épanouissait dans la joie lorsqu'elle pouvait, en cumulant les offi­ces pénibles, soulager ses Mères et ses Soeurs. Les années ne faisaient qu'aviver cette flamme de la charité, en la rendant toujours plus pure et plus désintéressée. Notre Seigneur régnait sans obstacle dans cette âme de dévouement, elle ne lui refusait rien, et tendait sans cesse à lui être unie davantage. Toujours elle visait au vrai, au solide, la foi était son étoile, et la Croix son appui, elle ne songeait pas aux goûts et aux consolations de la prière, il ne lui fallait que l'accomplissement de la volonté de Dieu en elle. Tandis qu'elle se détachait ainsi de tout, le divin Maître s'approchait d'elle, et lui communiquant le sentiment de sa présence, la faisait croître en son amour.

Deux années avant sa mort, nous avons eu la joie de célébrer ses noces d'or. Ce fut un jour radieux pour notre Carmel. La cérémonie fut aussi solennelle que touchante. Le jeune diacre, son parent, qui 50 ans auparavant avait prêché pour sa première consécration au Seigneur, venait encore prendre la parole à la fête jubi­laire. Dans un langage plein d'harmonie et d'originalité, le fondateur et supérieur général des Oblats de Saint-François de Sales redit les miséricordes du Seigneur sur sa vénérée cousine. Il intéressa vivement son auditoire en apprenant que les origines de sa florissante Congrégation se rattachaient au martyre des Carmélites de Compiègne. Cette délicieuse journée, où le coeur et la reconnaissance eurent une large part dans le sein de la communauté, laissa de profonds et doux souvenirs dans le coeur de notre chère doyenne. Il se fit encore en elle un renouvellement de ferveur.

Cette vierge fidèle tenait entre ses mains sa lampe allumée et remplie de l'huile de la charité, lorsqu'arriva subitement l'Epoux, elle pouvait aller au-devant de lui sans crainte. La maladie de coeur, dont elle était atteinte depuis plusieurs années, nous l'enleva, tandis que nous espérions encore nous édifier longtemps au contact de cette âme profondément religieuse. Elle ne fit qu'un passage de quelques jours à l'infirmerie où ses vertus bril­lèrent du plus vif éclat. Abandonnée au bon plaisir divin, elle voyait arriver avec joie le moment de se réunir pour toujours à Celui qu'elle avait aimé et servi fidèlement sur la terre.

Notre vénérée soeur reçut les derniers sacrements avec une grande consolation. Deux heures après, une crise de suffocation terminait sa sainte existence. La communauté était présente à cette mort précieuse, ainsi que nous, qui offrions à Dieu ce dernier soupir de notre chère fille, acte suprême de soumission et d'amour d'une âme généreuse, admirablement préparée au passage de cette vie à l'éternité.

 

Quoique nous ayons la confiance qu'elle jouit maintenant de la félicité des saints, comme les jugements divins sont impénétrables, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages deman­dés précédemment, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis ; notre chère soeur vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans le coeur du divin Maître, avec un religieux respect,

Ma Révérende entrés honorée Mère.

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur màrie des anges

R. C. ind.                                                

De notre Monastère de l'Annonciation des Carmélites de Compiègne, le 2 février 1889.

Compiègne. —. Typographie Leroy-Joly, 15, rue Eugène-Floquet

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